Besoin ou envie d’un roman de rentrée qui sort des chemins battus, des grands boulevards littéraires pour prendre une délicieuse contre allée, comme un voyage sur le temps, les années, la mémoire, la morale politique ? Pour se remplir la tête de rêves engagés et d’erreurs savamment observées, sur des kodachromes, comme si on lisait avec un filtre sépia devant les yeux ?
Pour cela, il est vivement conseillé de lire « Pour tout bagage » de Patrick Pécherot, un roman noir mais émouvant, touchant, juste, très, le lire comme une flânerie peuplée de regrets, de remords ou de peurs mais une tentative de compréhension du passé, un troublant et émouvant zoom arrière sur l’histoire d’amis à l’insouciance libertaire, heurtés de plein fouet par une balle perdue.
Et pour comprendre les sentiments des années décrites par l’histoire, il est conseillé de le lire en écoutant du Leo Ferré pour chantant le refrain qui a inspiré le titre de ce délicieux et justement anarchiste roman, noir, court et fluide, comme le serait un morceau nostalgique parfait pour cette rentrée…
Chaque chapitre étant porté par une image ou une bande son, les citations ouvreuses étant des paroles illustrées par les pages qui suivent, oui, lire ce roman en musique est un vrai bon conseil.
Qui vfait parfois un d’ces boucans / C’est c’qu’on appelle la voix du d’dans
Long ago, it must be, I have a photograph / Preserve your memories; They’re all that’s left you
Une bande de jeunes assoiffés de liberté
Le roman commence sur des chapeaux de roue et sur l’erreur comme ligne de départ.
En 1974, ils étaient une bande de lycéens en pleine révolte, fascinés par un groupe anarchiste qui venait d’enlever un banquier espagnol.
Et la révolte sociale née du franquisme était inspirante, à sa façon, la violence maîtrisée, liberté alternative revendiquée, un modèle, pour cette bande de jeunes qui en avait assez d’être manipulée par la morale de l’argent, les bourgeois, les riches, et réclamait justice ! Alors, ils vont s’en inspirer et tenter des les imiter.
« Le monde, on allait le changer, nous, et la vie aussi. On pouvait nous faire confiance. On était pétards prêts à servir. L’enlèvement d’un banquer allait allumer nos mèches. »
« Pour tout bagage », de Patrick Pécherot
Mais…
« Plan merdique et blablas foireux, notre armée des ombres faisait branquignole. On posait en guerilleros, on était bidasses en folie. Nanars ambulants … nanarchistes, voilà, nous étions des nanarchistes. »
« Pour tout bagage », de Patrick Pécherot
Tout ne se passe jamais comme prévu, quand on se trompe de chemin, et un passant qui passe par là peut en pâtir. Le ridicule peut faire rire. Ou pire, bien pire.
Une histoire prenante : une erreur, une injustice et des tiroirs à réouvrir
Il s’appelait Edmond Vuillat, il venait d’acheter une montre pour la première communion de sa fille. En sortant de chez l’horloger, il a été abattu d’une balle venue de nulle part. Le mystère n’a jamais été résolu.
Ceux qui ont commis cette erreur, cette maladresse, ce hasard, cet accident, mais n’étaient absolument pas connus des services de police, et ne sont pas inquiétés. Le mystère est donc resté tel quel, inconnu, sauf pour ceux qui l’ont abattu, et pour oublier, effacer tout ça, chacun a préféré faire ensuite sa vie, loin des autres. Lequel avait le doigt sur la gâchette du revolver qui a tiré ? Il préfèrent ne plus en parler.
Quarante-cinq plus tard ans plus tard, l’un d’eux reçoit, chapitre après chapitre, le récit de leur histoire, annonçant un livre levant le voile sur les faits, intitulé Les nuits de plomb, et la mise sur le réseau de révélations sur ce qui s’est passé. Quelqu’un sait, donc, mais qui ?
« Tu veux savoir, Edmond. Tu veux comprendre pourquoi le choc dans ta poitrine, le bond en arrière, la douleur fulgurante et le néant… C’est bête comme chou? La balle t’a fauché sans raison. Nous, tes assassins, n’avons de circonstance atténuante que notre bêtise crasse. Pas glorieux. La mort n’est pas glorieuse. Pour t’expliquer, il faut ouvrir la boîte à souvenirs, y piocher des fragments de mémoire, des morceaux d’histoire. »
« Pour tout bagage », de Patrick Pécherot
De sombres années déterrées
Pour comprendre ce qu’il a peut-être manqué, Arthur va se souvenir, entreprendre de raconter cette histoire d’il y a plus de « quarante carats », parce que … Quelque chose s’est passé, il faut mettre la main dessus et tenter de retrouver ceux qui ne sont pas morts.
Ils étaient jeunes, ils avaient des rêves, des idéaux et des illusions. Les illusions ont volé en éclat en une fraction de seconde. Le temps a passé, et ce qui s’est passé hante Arthur depuis toutes ces années, remords, regrets, culpabilité… Il faut s’en laver. Il épluche les photos et les pages reçues, et part à la recherche de ses anciens camarades. Les révélations seront peut être encore une explosion de leurs vies qu’ils désiraient pourtant justes et libres.
Au fil d’une déambulation nostalgique entre passé et présent, il va revoir le visages de certains et mieux saisir les circonstances et les conséquences de ce drame…
Que s’est-il réellement passé, quelle page a été tournée pour effacer la responsabilité de la mort d’Edmond ? Y a-t-il un coupable ? Et surtout qui sait tout ça et écrit le livre qui le révèlera ?
Un roman noir comme un tiroir caché
Pour tout bagage n’est pas une investigation policière comme ont peut avoir l’habitude de les lire dans la littérature dite noire, mais plus l’enquête personnelle d’un homme malheureusement revenu de tout, un ré-arpentage de la vie, des souvenirs, de l’amitié qui a été, mais.
Et les recherches d’Arthur vont ramener le passé et son cortège de vérités prétendument secrètes… Il va observer ses souvenirs, liés à cette bande d’amis, ces mousquetaires bien ratés, et pouvoir comparer, interroger, faire témoigner, comprendre.
Et il va retrouver ceux qu’il pourra revoir, s’ils sont encore vivants, devenus ce qu’ils ont pu, riches, pauvres, disparus, zadistes, brocanteurs, ou politiques brasseurs de fric, ceux là mêmes qu’ils combattaient, jeunes trotskystes, maoïstes, cheguevaraïstes. Il retrouvera même la fille d’Edmond, leur victime du passé. Arthur retrouvera surtout Sylvie, et aussi la petite soeur, celle qui les admirait, de loin, et il comprendra … que pour déceler la vérité, il suffisait de mieux observer ce qui se déroulait sous ses/leurs yeux…
Car les images parlent, et montrent, quand on se remet à regarder en face… Même si.
« Peine perdue, elle sont là, les images. Le pire est qu’à les regarder on regretterait nos airs niais, nos gueules d’anges, nos chairs fermes. Même la suffisance idiote qui nous faisait donner des leçons à la terre entière. »
« Pour tout bagage », de Patrick Pécherot
Avec le temps… pour tout bagage
Dans ce roman, Patrick Pécherot met sous nos yeux tout un pan des années 70 via des photos sépia et son cortège de fantômes et d’erreurs.
Les personnages sont décrits au passé, et certains, quand des retrouvailles peuvent avoir lieu, sont décrits tels qu’ils sont devenus, socialement, qu’ils aient gardé l’esprit de leurs 17 ans ou qu’ils aient évolué, fait du chemin, qu’ils soient devenus « quelqu’un » digne de photos de magazine.
Une relecture d’une époque tournant de l’histoire morale et dogmatique, sur fond de trame historique documentée, une comparaison avec ce que la colère est devenue, 45 ans après.
La sociologie, la littérature, la politique, la pseudo morale et les mystères planent partout en nuances, dans ce roman, nourri de musiques et de films, aussi.
Il y a du Leo Malet, du Frankenstein, du Camus, du Bob Dylan et des Beatles, du Leo ferré et du Johnny, du Rivette, du Claude Sautet, du Truffaut, la liste des références discrètement mentionnées serait longue, même si aussi émouvante que des jolis petits détails dans une fresque, nous y reviendrons.
Et l’affaire de l’enlèvement du banquier Suarez est une affaire réelle, même si romancée, savamment rendue dans ce roman. Car on ne part jamais de rien, quand on écrit un roman noir qui revisite l’histoire telle qu’elle a été, il faut aussi, parfois, savoir hurler avec les loups pour rendre justice à la solidarité en actes…
Un auteur humaniste, militant, touchant, arpenteur, toujours fin et juste
Il écrit du « noir », pour justement pouvoir atteindre les lecteurs au coeur, en émotions, il croit au clair obscur, personne n’est complètement aimable, personne n’est totalement détestable, la nuance est la justesse recherchée par sa plume, les répercussions sociales et identitaires des violences politiques l’inspirent et par cette inspiration il touche ses lecteurs, ce qui est selon lui préférable à l’obsession pour soi-même.
Il est scénariste, journaliste, syndicaliste et écrivain de polars alternatifs et touchants, étonnamment et délicieusement. Quand il écrit, on l’accompagne comme dans une flânerie observatrice des villes et de leurs méandres, tiroirs secrets, ruelles obscures, aussi.
Né en 1953, Patrick Pécherot est notamment l’auteur des Brouillards de la Butte (Grand Prix de Littérature Policière 2002), premier volet d’une trilogie sur le Paris populaire de l’entre-deux-guerres, de Tranchecaille (trophée 813 du meilleur roman noir francophone 2009) et de Une plaie ouverte (prix Transfuge du meilleur polar 2015).
Hével, son neuvième roman, a reçu le prix Marcel Aymé et le prix Mystère de la critique en 2019.
Pour tout bagage, son dixième roman, constitue une étape et déclinaison du travail sur la mémoire qu’il égrène dans ses écrits.
Des références pour comprendre le passé et saisir le présent
Ce qui est impressionnant, porteur et beau, dans ce roman, c’est son histoire, ses personnages, les portraits qui en sont fait, d’après photos observées, de détail en détail et ce qu’ils sont devenus, la vie qu’ils ont menée, ensuite, avec cette erreur du passé qui les a travaillés.
« C’est con, les retrouvailles. Elles méritent des mots pesés, des phrases travaillées qu’on laisserait résonner pour s’imprégner de leur vérités sur la vie. Elles se prolongeraient de silences qui en disent davantage. »
« Pour tout bagage », de Patrick Pécherot
On observe, dépoussière, décode chaque photo pour comprendre, mais ce sont aussi, et surtout, tous les à côtés qui émaillent la narration…
Il y a des extraits de journal, des extraits de rapports de police, des faits divers qui ne sont pas une diversion de l’histoire, chaque détail est un morceau de la trame à observer calmement, puisqu’il faut comprendre et que c’est précisément ce cheminement des détails qui sera la résolution du mystère.
Et pour porter tous ces détails, pour les associer à des ressentis, il y a tout un pan de chansons, de paroles, de phrases piochées dans d’autres livres, aussi, des vers, des livres, des citations de grands auteurs.. La littérature est partout, entre les phrases, entre les lignes, entre les personnages, dans nos pensées liseuses…
On cite des paroles de Leo ferré, même si une des personnages le déteste, cet « artiste au dessus du monde, ses révoltes surjouées », on cite du Johnny, du Simon and Garfunkel, du Bob Dylan, entre autres, la playliste est belle, on cite aussi André Hardellet, « Un peu plus tard un peu plus tôt / Nous jouerons ensemble la belle / À Puteaux ou à Bagatelle / À Bagatelle ou à Puteaux », oui, on flâne entre les époques et entre les genres artistiques et littéraires, et chaque détail nourrit le contexte.
Un polar, oui, mais libertaire, dans le plus pur sens du terme, et plein de poésie, comme il se doit !
Un roman, noir comme un morceau de blues ou rouge comme une chanson militante ?
Un récit mosaïque dont la temporalité est jongleuse, entre le présent et le passé relaté, construit sur des descriptions de photos où chaque détail devient presque visible, comme si on les observait sur les pages lues.
Et le passé remonte à la surface avec ses non-dits faussement secrets, cachés, portés par la plume sombre, profonde et pourtant chaloupée de l’auteur, dont le rythme des phrases parle, porte la vérité, comme parfois les images.
Une émotion terriblement humaine, un polar d’une tendresse rare, avec des passages gouailleurs, sans ironie, un humanisme toujours présent, une vision qui découvre, détaille sans jamais rien asséner lourdement.
Des chapitres courts mais sonnant comme du temps retrouvé, au rythme soutenu porté par une écriture pointilleuse et nerveuse, donc prenante, touchante.
Un style à la fois populaire, voire “prolétaire” mais en même temps extrêmement élaboré, émaillé de petits détails qui ressuscitent avec une émouvante authenticité la colère des années 70 et toutes les désillusions qui ont suivi.
Une intrigue faite de détails oubliés et d’histoires éclatées, que viennent nourrir les lambeaux en photo du passé, en un récit plein de mystère et de choses tues, qui pourtant se voyaient.
Le regard vers le passé de l’auteur, les fameuses années 70 est juste, très fin, assorti à une écriture toute en nuances, sans concession pour les conneries commises, même les bourdes impardonnables.
La justesse du polar est une denrée rare, alors il faut la savourer !