Un roman sur le Vietnam, est-ce un roman qui nous entraîne dans les méandres de l’histoire, à la découverte de ce peuple intense et profondément marqué ou dans les paysages de ce beau pays ? Un peu tout ça, oui.
C’est avant tout un premier roman nuancé, documenté, à la fois intense, délicat et cru qui raconte un parcours guidé et éclairé qui trouve sa source dans la guerre, aussi.
Pour nous, le Vietnam est une magnifique baie, des paysages paradisiaques, des rizières et des rues peuplées. Mais c’est aussi une terre colonisée, dépouillée, une jungle, un peuple à l’histoire maintes fois racontée dans des romans, de Duras à Schoendoerffer, de Michaux à Albert Londres, encore racontée aujourd’hui par les Vietnamiens désireux de révéler leur histoire et les traces laissées sur le peuple et la diaspora qui a suivi la première guerre, celle d’Indochine contre la France, ou la deuxième, contre le communisme avec les États-Unis.
Une histoire racontée dans les films, aussi, et surtout, pour le regard extérieur. On a tous vu « Indochine », « L’Amant », « La 317 Section », pour le côté francophone, mais aussi « Apocalypse now », « Platoon », « Passeport pour l’enfer », ou « L’Enfer du devoir » pour le côté anglophone.
On n’oubliera jamais, non plus, cette photo de « la petite fille au napalm » qui courait sur un chemin pour échapper à la brûlure.
Alors quand on tombe sur « Agentique », d’Élodie Denis, aux éditions Courant Alternatif, on trouve ce livre troublant, on sait qu’on va l’ouvrir pour savoir quelle voix enragée et engagée il porte. Car la colère sait ouvrir les portes du secret.
Au fil du Vietnam, un courant alternatif pour tisser les fils du peuple ?
Il y a des romans sur le Vietnam aujourd’hui, et la diaspora vietnamienne a conquis les coeurs et les pays qui lui ont offert refuge, tant ce peuple a touché. Et il y a des chemins de traverse pour dire le pays et surtout son peuple, il y a des courants alternatif révélateurs, aussi.
Le secret est réel et lourd à porter. Quelle est la vraie vie volée à ce peuple ? Ce peuple méconnu en France, car à part le tourisme et les boat people taiseux, peu de livres d’histoire officiels en parlent…
Sur la première page de couverture apparait un casque militaire et on lit « Au fil du Vietnam ». À contre courant de quoi va-t-on se laisser emporter ? Quel fil de soi ce roman peut-il tisser, dans ce petit pays aux immenses blessures et aux secrets bien gardés sur ce qu’il a vécu ?
Un livre au titre brumeux, plein de mystère et pourtant évocateur
On voit ce livre, on lit la quatrième de couverture, on pense à l’Indochine, au Tonkin, à l’Annam, à la Cochinchine, au Vietnam, aux différentes parties de ce pays qui a longtemps vu ses frontières fermées, ses réfugiés arriver et se taire sur leur passé.
Le titre nous parle… Un état qualifié d’agentique désigne lorsque l’individu est intégré à une organisation hiérarchique et qu’il est confronté à une autorité, il peut subir une sorte d’altération de son fonctionnement psychologique habituel permettant d’accepter le contrôle total de l’autorité. Mais le mot fait aussi penser au fameux agent orange, une arme chimique puissante laissée sur la terre du Vietnam, une fois quarante ans de guerres terminés. Le titre nous dit déjà qu’on entre dans un monde étrange, victimisé mais prenant, en souffrance mais qu’un sombre mystère va être dévoilé.
Agentique, l’homme instrument. Agentique, l’homme exonéré de toute culpabilité.
1996, Chayton, vétéran américain, visite le Vietnam comme on retourne sur une scène de crime. Loan, étudiante, s’ennuie dans l’agence de voyages de sa mère. Ensemble, ils traceront un sentier dans ce pays mutilé par la guerre : le premier ravivera sa mémoire, la seconde dessinera cet éprouvant périple. Mais derrière ce drame actuel se cache une autre réalité plus ancienne, un théâtre de marionnettes trempées d’agent orange.
« Agentique », d’Élodie Denis
1996, une année importante, les frontières se sont rouvertes petit à petit, et le pays s’est reconstruit, ouvre ses frontières et se laisse découvrir, pas à pas, peu à peu, même toutes les souffrances n’ont pas encore été réparées. Le seront-elles jamais ?
Les secrets du Vietnam sont réels et lourds à porter. Alors on s’interroge… Quelle est la vraie vie volée à ce peuple ? Ce peuple méconnu en France, car à part le tourisme et les boat people taiseux, peu de livres d’histoire officiels en parlent…
Un pays encore à connaître, même si le tourisme a su rebondir
En raison de la politique de « repli sur soi » pratiquée par le Vietnam durant la décennie 1980, il y a eu peu de touristes étrangers qui se sont rendus dans ce pays. Mais les frontières se sont rouvertes.
Les réfugiés vietnamiens à l’étranger, naguère dénoncés comme « traîtres à la patrie » ont, depuis l’ouverture économique, reçu l’appellation de « Vietnamiens patriotes d’outre-mer ». Ils sont autorisés, voire encouragés, à retourner au pays, en qualité de touristes. La réunification a donc enfin pu exister. Et le tourisme faire renaître le pays.
Ce n’est donc pas pour rien que le roman s’ouvre par une page touristique, une présentation de cette envergure dès les premiers mots : on entre dans Tout à Trắc Voyages et les protagonistes se rencontrent !
La cloche tinta, et soudain apparut un homme, que les deux femmes, absorbées par le spectacle de la rue, n’avaient pas vu arriver. Basané, les yeux assez fins, et de taille moyenne, les cheveux courts et noirs assortis aux lignes graphiques d’une chemise à carreaux rouges, il avait tout du Việt kiều.
« Agentique », Élodie Denis
« Bonsoir, bienvenue chez Tout à Trắc Voyages ! En quoi puis-je vous aider ? », lui offrit Tâm dans un anglais sirupeux.
« Tout à Trắc, c’est parce que vous pouvez organiser n’importe quelle virée au dernier moment ? », demanda l’homme dans la même langue, affublée d’un accent américain prononcé, avec un regard circulaire pour les publicités des circuits à Hanoï, dans le delta du Mékong, à Angkor Wat ou en Thaïlande…
Tâm ne sut que répondre, et Loan vola à son secours.
« En effet, vous pouvez partir “tout à trac”, et c’est aussi le prénom de la patronne… Trắc. Vous parlez français ?
Une autrice étonnante, loin des clichés mais proche du peuple décrit
Élodie Denis rédige des interviews et chroniques saisissantes sur le rock et le metal pour le magazine indé New Noise. Après la coécriture d’un essai de pop-philo à propos des super-héros (éditions de l’Opportun), elle livre Agentique, son premier roman.
Elle a vécu quelques années au Vietnam, elle sait donc de qui elle parle, elle a dû recevoir des témoignages qui ont émotionnellement nourri son écriture. Une passeuse de voix, de plume pour que ce peuple puisse être mieux connu, car lu en France, sans traduction.
Alors, on se doute qu’elle s’est inspirée de ce qu’elle a vu, ressenti au Vietnam, et ce qu’on lui a raconté, aussi, en face à face. L’émotivité et les témoignages touchants se sentent dans la nuance qu’apportent ses phrases justes, poétiques, comme une tentative de croquer en phrases tout un pays encore tellement méconnu.
Jongler avec les langues et les vies pour montrer, expliquer, guider qui veut en savoir plus
Les prénoms portent l’alphabet vietnamien mais aussi cette culture mélangée, entre sagesse et ironie, rêve et justesse, la musique est partout, la cuisine sent bon dans les phrases, les descriptions sont aussi précises que des tableaux pourraient l’être et le cheminement de Chayton et Loan est révélateur du pays tel qu’on pourrait le voir, en voulant percer ses non-dits. C’est dur à lire, douloureux parfois, merveilleusement beau à d’autres, l’écriture est nuancée, interculturelle et interlangues, interlopée et syncopée, avec une grâce pourtant indéniable. On ne peut qu’être soufflé par vivacité véridique et charnelle de cette écriture.
Les remerciements et les repères bibliographiques en fin d’ouvrage permettent en outre de mettre en noms et en sons traditionnels le récit lu, de Faulkner à Martin Luther King, d’Eisenstein à Walt Disney, en passant par « Ma terre empoisonnée » de Trần Tố Nga, qui a intenté un procès pour tenter d’obtenir réparation auprès des multinationales à l’origine des dégâts, à « Sympathy for the Devil » de Kent Anderson, et tous les prolongements possibles allègeront la douleur et la soif de justice.
Le théâtre des marionnettes d’une histoire et d’un écocide ravageurs
Nous suivons Chayton Delgado, vétéran de l’armée américaine mais surtout amnésique et cabossé, il ne se souvient pas de tout ce qu’il a subi ou dû faire subir, l’amnésie est parfois un bouclier derrière la conscience qui cherche à se protéger d’elle-même.
Peut-on avoir traversé l’horreur et se souvenir de toutes les atrocités perpétrées ? Il revient donc au Vietnam en touriste, comme un criminel incognito reviendrait sur les lieux de son crime.
Ce vétéran a pourtant envie de renouer avec le passé, comprendre, arpenter, saisir, reconstituer. Alors, il tentera, accompagné de sa jeune guide touristique rêveuse, de recoller les morceaux de sa mémoire.
Loan, c’est une « sang mêlé » qui ne sait pas réellement par qui et comment elle a été conçue. Elle connaît sa mère, ce sont ses origines. Le reste est à découvrir, aussi. Et le regard que les touristes portent sur elle lui semble loin de ce qu’elle se sent être, sans forcément pouvoir le dire en détail.
« Auprès de leurs guides, la plupart des touristes exaltaient leur envie de mieux connaître la culture vietnamienne. D’aucuns, des hommes souvent, dépeignaient aussitôt à Loan leur perplexité face aux insondables marmites fumantes et inscriptions des vendeurs de rue. Elle y entendait parfois leur espoir de se voir proposer le partage d’un repas, surtout que ses longs cheveux sombres et ses cils ombrageux l’affiliaient visiblement à ce ramassis d’objets de mystère aux yeux de certains voyageurs. (…) Mais ce décalage fantasmatique avec la réalité pragmatique de son être l’avait toujours paralysée, l’empêchant de répondre à leur intérêt charmé. Retenue d’entrer dans un quelconque jeu de séduction. Intérieurement, le dernier film visionné avec Tâm lui avait donné un terme : ces types souffraient de ce qu’elle se désignait désormais comme « le syndrome Pocahontas », malgré leur manque de ressemblance avec le John Smith de Disney. »
« Agentique », Élodie Denis
Une jeune fille qui s’improvise guide mais qui est une artiste en herbe, du moins qui a fait des études d’art à Saigon, qui dessine, qui regarde avec ses yeux qui percent le réel et ses apparences, des yeux comme des crayons accueillent Clayton dans l’agence de voyage de sa mère, qui allie calembour et prénom, et accepte le marché : elle sera son guide.
« Bonsoir, bienvenue chez Tout à Trắc Voyages ! En quoi puis-je vous aider ? », lui offrit Tâm dans un anglais sirupeux.
– Tout à Trắc, c’est parce que vous pouvez organiser n’importe quelle virée au dernier moment ? », demanda l’homme dans la même langue, affublée d’un accent américain prononcé, avec un regard circulaire pour les publicités des circuits à Hanoï, dans le delta du Mékong, à Angkor Wat ou en Thaïlande…
Tâm ne sut que répondre, et Loan vola à son secours.
« En effet, vous pouvez partir “tout à trac”, et c’est aussi le prénom de la patronne… Trắc. Vous parlez français ?
– Un peu, oui, et le nom m’a interpellé. Il faut que je rallie la frontière du Cambodge pour refaire mon visa. Il expire bientôt.
« Agentique », Élodie Denis
Elle s’ennuie un peu dans ce monde encore entre deux : entre passé tu et présent ennuyeux, attente d’un lendemain, quel qu’il soit. Ils se rencontrent et lancent une quête à l’aveugle mais nécessaire, quoiqu’ils trouvent. Et ils chemineront à travers ce pays décimé mais reconstruit, pour fouiller le passé et trouver chacun une vérité.
Elle guidera Chayton Delgago au coeur de son pays dont elle aussi redécouvre les fils secrets, les fils de marionnettes à regarder s’animer, comme sans un théâtre revisitant le réel via le passé et dessinera cet éprouvant périple. Accompagner Chayton Delgado c’est entrer dans sa tête et comprendre comment il est revenu, pourquoi, pour quoi, et ce que sa mémoire a dû effacer.
« À présent qu’il progressait dans la fraîche pénombre et un éclairage électrique digne d’un sous-marin, les pensées se bousculaient. Des souvenirs de cette virée forcée sous terre, il y a plus de vingt ans, aussi courte qu’angoissante, aussi risquée qu’instructive, mêlés à ses échanges avec la guide. Une mission de reconnaissance que ses cauchemars aimaient lui réassigner, encore et encore. À croire qu’une sombre jungle avait colonisé sa cervelle, connectant certains replis avec ces tunnels de Củ Chi, d’où l’ennemi pouvait toujours surgir, caché, hostile, terrifiant. Ce que chaque soldat avait rapporté chez lui, c’était une trappe en bois, secrète, de la même couleur que la terre et les feuilles mortes, une trappe discrète qu’on pouvait ignorer, en s’asseyant dessus, ou au contraire fixer du regard, en craignant l’explosion, mais dont chacun avait dû s’accommoder. La trappe de Delgado lui apparaissait régulièrement en rêve, non pas dans une jungle, mais au cœur d’un paysage d’herbe jaunie et maladive peuplé de monstres invisibles, et il courait vers l’écoutille pour y trouver refuge. Toujours, la trappe s’éloignait, ou sa lampe roulait dans les joncacées qui la lui dérobaient, sans que jamais il ne parvînt à la déloger. »
« Agentique », Élodie Denis
Les dés sont jetés. Loan et Chayton arpenteront ensemble le Vietnam des années 90, et celui du passé, aussi, dans ses strates et ses tiroirs secrets.
Ils croiseront des routes, leurs besoins, leurs faiblesses, leurs vies. Et d’autres vies, elles aussi meurtries, à regarder cicatriser, ou non. Et la colère jaillira, ou pas, à travers la jungle des sentiments mêlés.
Nous partirons nous aussi grâce à ce livre arpenter ce pays aux guerres passées, aux traumas secrets, inconscients mais collectifs, aussi, présents partout comme une basse base continue, un agent orange pulvérisé, partout, une souffrance qui fait taire les autres souffrances, un sfumato tout sauf lisse ou transparent.
Le sommaire est un parfait résumé du cheminement à travers un pays long et dense, plein de trous de mémoire volontaires.
« Ai trong chăn mới biết chăn có rận… Ce n’est qu’en dormant sous la couverture qu’on peut savoir qu’elle a des puces.»
Postée derrière le comptoir du tour operator, elle s’efforçait de reproduire non pas ce qu’elle savait mais ce qu’elle voyait, négligeant le crayon aquarelle vert pour transcrire toutes les teintes carnées que lui offraient la végétation et la nuit. (…) Un mystère organique d’autant plus attirant d’enfant, avait aussi servi de support à son apprentissage du français, matérialisant aujourd’hui une différence de taille avec Tâm et résumant tout le hasard de leurs naissances. Car les parents de sa collègue, d’origine chinoise, ne parlaient pas la langue de Molière, contrairement à Trắc et à nombre de Vietnamiens nés dans les années 50 en Indochine française. Loan gardait l’impression que l’employée lui en voulait un peu de cette dissemblance irréductible, marque linguistique de la filiation avec la patronne adorée.
« Agentique », Élodie Denis
« Mais bon, il faut savoir dessiner les personnages si tu veux travailler dans cette industrie… »
Loan soupira intérieurement. Le dard avait opéré. Avec Tâm ou sa mère, un compliment se payait presque toujours d’une petite pique, tapie en embuscade.
Un double regard, une embuscade de la vérité, oui, il y a ça aussi, quand les langues se délient.
Quels sont les secrets portés par Delgado et par Loan ? Il faut lire ce roman nourri de témoignages réels et malheureusement toujours actuels, pour le savoir, il faut arpenter cette terre et ses autochtones meurtris mais toujours vaillants, beaux, poétiques et ces paysages idéaux, si l’on ne veut voir que le beau, malgré les atrocités endurées. Tel est de prix du secret. Et pour percer les secrets, il faut savoir voir le réel et le retranscrire.
C’est la beauté de ce roman qui nous ouvre des portes multiples et nous laisse en penser ce qu’on verrait et surtout ressentirait, nous, si on y était.
Lire ce livre pour observer le processus de libération de la parole, la libération d’un peuple, il y a 47 ans ?
Une fresque de la souffrance, même s’il y a eu renaissance ; une fresque de terre détruite, brûlée ; la fresque d’un combat loin d’être fini, puisque la parole commence juste à sortir.
Ce premier roman d’Élodie Denis pointe l’impasse de la guerre et le drame de l’écocide causé par l’utilisation de l’agent orange, un drame qui a touché et touche aujourd’hui des millions de Vietnamiens sur plusieurs générations.
Mais les langues ne se délient que petit à petit, page à page, dans ce roman, comme dans la vie. Loan et Chayton ont tous les deux besoin de savoir. Ils s’appuieront sur leur rencontre et les rencontres que leur cheminement commun les amènera à faire.
Et même le chaos que cela engendrera dans leur têtes, comme dans celles de tous ceux qui préféraient taire ce qu’ils ont dû et qui les a traversés, que ce soit l’agent orange pulvérisé, ou leurs souffrances, remises à nu et à jour.
Un théâtre de marionnettes sera révélé, quoiqu’il révèle, lui, aux êtres qui ont été manipulés.