Écrire, c’est engager son corps. Chaque nouveau livre est une manière différente d’envisager son corps. Couché, assis, debout ou en train de marcher en prenant de simples notes, écrire est une activité physique qui engage tout son être physique. Marguerite Duras a interrogé cette dimension de l’écriture dans son livre Écrire :

C’est ça l’écriture. C’est le train de l’écrit qui passe par votre corps. Le traverse. C’est de là qu’on part pour parler de ces émotions difficiles à dire, si étrangères et qui néanmoins, tout à coup, s’emparent de vous.

Marguerite Duras, Ecrire

Dans son sixième livre, Bruit dedans, une autofiction nerveuse et poignante, Anna Dubosc engage tout son corps pour chercher à traverser sa vie afin de mieux en être traversée.


Le corps des autres

Dans cette autofiction, cette traversée du corps passe tout d’abord par celle des autres. Anna Dubosc va donc décrire tout type de corps.

Autant des corps jeunes et en pleine métamorphose, à l’instar de ses filles, Asia et Milo, que des corps qui vieillissent, en proie aux difficultés de l’âge, à l’image de celui de sa mère:

L’été dernier, alors que ma sœur la raccompagnait dans sa chambre après qu’on a passé l’après-midi dans le parc, ma mère s’est cognée le dos en tombant contre la barrière du lit. Il n’y avait rien de cassé, mais elle est restée alitée trois jours, à crier dès qu’on tentait de la redresser.

Anna Dubosc, Bruit dedans

Le corps de la mère d’Anna Dubosc occupe la première partie du texte, sujet d’inquiétude et de doute. Le lecteur va être ensuite confronté au corps de la belle-mère d’Anna, Dani, puis à celui du père d’un compagnon d’écriture d’Anna, Julien. Ce qui est frappant, c’est à quel point le corps des autres épouse les changements du corps de l’écriture, puisque la mort du père de Julien est décrite du point de vue de Julien, se signalant par les italiques:

Le corps de l’autre transforme la page et la forme typographique du texte d’Anna Dubosc.


Le corps de l’écrivain

Si Anna Dubosc décrit précisément le corps d’autrui, c’est pour inscrire son corps d’écrivain au centre d’un texte en train d’avancer et de se mouvoir. Il est ainsi significatif que l’écriture du texte passe par une description physique de l’acte d’écrire, avec l’emploi par exemple d’un casque:

Bruit dedans traduit avec une grande justesse ce corps-à-corps que l’autrice livre avec et contre l’écriture:

On retrouve dans Bruit dedans cette vision toute durasienne qui conçoit l’écriture comme un acte mystérieux qu’on ne peut pas vraiment contrôler:

L’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire. C’est l’inconnu de soi, de sa tête, de son corps. Ce n’est même pas une réflexion écrire, c’est une sorte de faculté qu’on a à côté de sa personne, parallèlement à elle même , d’une autre personne qui apparaît et qui avance, invisible, douée de pensée, de colère, et qui quelquefois , de son propre fait , est en danger d’en perdre la vie.

Marguerite Duras, Ecrire

Le lecteur est happé par le sentiment que le texte d’Anna Dubosc s’écrit et se réécrit au fil des pages, opérant une sorte d’opération étrange où la vie se transforme en mots, à moins que ce ne soit l’inverse.


Le corps de l’écriture

Bruit dedans est émaillé de références cinématographiques, avec la présence de deux cinéastes dont les personnages, en proie à des émois amoureux , sont à la dérive : Hong Sang-Soo et Eric Rohmer.

Le film dont il est question ici est L’amie de mon amie.

A l’occasion d’un interview chez Télérama, le cinéaste répondait à la question suivante:

Ce rapport à la création comme destruction est d’autant plus intéressante qu’Anna Dubosc souhaite à un moment du livre brûler ses écrits. Elle sent bien qu’il lui faut en passer par un acte de déconstruction pour opérer en elle une métamorphose et renaitre par cet acte de destruction volontaire. Elle affronte dans son corps même d’écrivain le monde tel qu’il est pour tenter d’en faire quelque chose d’autre:

Dans le précédent texte d’Anna Dubosc qui portait sur sa mère, Koumiko, la présence de l’écriture comme une entité physique, corporelle était aussi significative:

On va à la papeterie à côté. On prend le journal et des carnets. Elle adore les carnets, elle en a plein son sac. Elle note les numéros, les adresses de restos, des expressions, les films, les livres qu’on lui recommande. Et puis des phrases de quelques lignes, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a entendu. Toutes ces notes, ces carnets qui ne donneront plus d’histoires, ça me serre le coeur, comme si Koumiko était un poulet sans tête courant dans tous les sens.
Elle prend des notes en français ou en japonais. Parfois, juste un mot sur une page, parmi plusieurs pages blanches. Faut aérer.

Anna Dubosc, Koumiko

Le lecteur assiste ainsi à une sorte d’opération propre à l’écriture : passer du corps physique au corps symbolique, transformer le réel en littérature pour le faire exister. C’est l’écriture elle-même qui est le sujet de Bruit dedans. L’écriture comme une des dernières grandes aventures qu’il nous reste à vivre et à explorer :

Le corps de l’écriture prend pleinement son autonomie lors de la rencontre avec Julien. Ils s’étaient déjà rencontrés quelques temps plus tôt. Des extraits bruts d’écriture se retrouvent à la vue du lecteur, des phrases en pleine mutation, des mots en train de se former. Julien va lui permettre de libérer son écriture, à travers une mise en abime où le lecteur ne sait plus démêler le vrai du faux. Anna Dubosc est en quête de cette voix propre à chaque écrivain, à la recherche d’un lâcher-prise :

J’écris sans réfléchir, sans savoir ce que je vais dire et puis je me relis avant d’éteindre l’ordi. C’est beau, ça respire, c’est vivant. Comment ça se fait? J’étais quasiment pas là quand j’ai écrit ça. Je pensais à rien, je flottais. Et pourtant c’est ma voix, celle que je traque en vain et ne fais que singer la plupart du temps, mais qui surgit dès que je n’essaie plus d’écrire.

Anna Dubosc, Bruit dedans

L’écriture d’Anna Dubosc, dans son rythme, son souffle, sa manière de construire son récit, saisit cette musique du silence, tout ce qui n’est pas dit ni prononcé. Elle trace un sillon d’écriture qui rejoint la phrase de Paul Valéry dans Tel Quel:

Entends ce bruit fin qui est continu, et qui est le silence. Écoute ce que l’on entend lorsque rien ne se fait entendre .

Lire ou écrire, c’est donc être dans une tension constante. Celle de parler et dire sans bruit, celle de tracer des mots et de tourner des pages avec ce « bruit fin » qu’est le silence. Ou comme le dit Anna Dubosc, « écrire sans mots ». Et lire sans pages pour mieux nous lire nous-mêmes.

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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