Eduardo Berti est né en Argentine, c’est un écrivain hispanophone, auteur de quelques recueils de nouvelles, de petites proses et de plusieurs romans.
Traducteur et journaliste culturel, il est lui-même traduit en sept langues, notamment en français, langue dans laquelle on peut trouver presque toute son oeuvre.
Ses livres sont en majorité publiés aux éditions Actes Sud et traduits par Jean-Marie Saint-Lu.
Il a écrit un livre sur son père, sur ses secrets : Un père étranger. On peut se demander, quand on tombe sur Un fils étranger, du même auteur, chez les mêmes éditions de la contre-allée, qui était ce père, et qui est ce fils et ce livre plus mince qu’on va lire : une suite, un prequel, une tangente ou un parallèle ?
Lorsqu’il termine l’écriture d’Un père étranger, Eduardo Berti reçoit un colis : il y découvre des photocopies du dossier que son père avait dû présenter à son arrivée en Argentine, dans les années 1940.
Son père était originaire de Roumanie et avait fui la Seconde Guerre mondiale. Il avait conservé jusque dans sa tombe de nombreux secrets, jusqu’à son véritable nom de famille.
Le dossier contenu dans ce paquet inattendu révélait une somme de secrets et des révélations. Parmi elle, Edouardo Berti a trouvé l’adresse de la maison natale de son père, dans la ville roumaine de Galati, anciennement Galatz.
L’inachèvement d’Un père étranger semble vouloir perdurer. Pour connaître ses origines, voire son identité, à travers la vie de son père, il part et entreprend un voyage à la rencontre du pays natal de son père.
C’est le grand voyage, remis, reporté. Je l’ai bien souvent imaginé. J’ai bien souvent commencé à le planifier. Je l’ai remis à plus tard.sous mille prétextes, qui à l’époque me semblaient logiques : mieux vaut l’entreprendre après « avoir fait le deuil » de mon père, mieux vaut le faire quand j’aurai terminé Un père étranger, mieux vaut le faire quand j’aurai réuni plus d’informations… Je me voyais arriver à Galati sans la moindre indication et cela, au lieu de m’exciter, m’intimidait. Ce que mon ami m’envoya pas la poste, d’Argentine, était beaucoup plus qu’un simple dossier. C’était une feuille de route et un défi.
Un fils étranger, Eduardo Berti
De l’autre côté du miroir père-fils
Le fils, Eduardo Berti, part donc en Roumanie, sans même imaginer que ce séjour fera naître un livre, et qu’il va passer de l’autre côté du miroir, et devenir, lui, le fils, à son tour l’étranger.
La quête vers cette maison natale marque ainsi le premier pas d’Un fils étranger comme réponse, comme doublon, doublure, dédoublement d’ Un père étranger.
Dans ce voyage, la reconstitution de l’histoire familiale se retrouve à devoir chercher, inventer, imaginer une histoire pour combler les silences et les zones d’ombres imposés par le père. Et le fils se voit aussi contraint d’accepter ce qui continuera de lui échapper.
Et finalement, la fameuse maison familiale, au n°24, se trouvera peut-être ne pas être celle que l’on pensait y trouver.
« Un père étranger », « un fils étranger », doublon, suite, spirale ?
Dans Un père étranger, Eduardo Berti tentait de fixer les fausses identités derrière lesquelles son père, de son vivant, s’était caché, et il convoquait, dans des détours et des fictions, la figure de Conrad comme pour doubler ce qu’il ne trouvait pas.
« Je ne suis pas là pour réconcilier mon père avec la judéité. Ni pour le réconcilier avec la Roumanie. Je n’a imaginé pas, non plus, être venu à Galati en son nom (…) Cependant, je sais autre chose : que je ne me serais jamais pardonné de ne pas l’avoir fait. Voyage symbolique ? Peut-être. Quelqu’un disait qu’un symbole est l’absence dans la présence dans l’absence. C’est une relation de ce genre qui existe entre mon père et cette ville ».
« Un fils étranger », Eduardo Berti
Sur les traces d’une identité qu’il ne peut affirmer, qu’il ne peut démontrer, il peut alors peut-être parler.
La judéité est parfois un secret, un masque, une barrière. Le père de l’auteur a nié sa foi, son identité, son être tel qu’il est, jusqu’à changer de nom. Et la mère de l’auteur n’est pas juive : sa judéité est donc un fantôme sans racine, sans confirmation.
Un fils étranger invente une vie pour combler les vides et le silence, pour avoir une origine à analyser, une carte personnelle, et face à l’impossibilité d’affronter, d’accepter le passé le voilà à tenter de le dire encore et encore.
L’usage des mots du monde
Diluer, estomper, limiter les frontières permet de tenter de voir ce qui subsiste au langage, aux mots quand on doit en réinventer l’usage.
La réalité des faits ne serait qu’une des traductions possibles à notre difficulté, sur le moment ou a posteriori, de les interpréter.
Le grand risque, dans un voyage de ce genre, est de se fixer pour objectif de comprendre une personne ou de comprendre le passé de cette personne par l’intermédiaire d’un pays. Confondre le général, une culture, et le particulier, un homme. Je pense à ce que Jean Paulhan appelle « l’illusion du traducteur », à savoir tenir pour un trait ou une marque d’auteur ce qui est d’un usage fréquent dans un pays ou une langue et, bien entendu, le contraire : penser qu’une expression commune est une trouvaille ou un sceau individuelle. Confondre norme et exception.
« Un fils étranger », Eduardo Berti
Dans ce récit d’un voyage en Roumanie sur les traces multiples, aussi littéraires que factuelles, d’un exil, Eduardo Berti continue sa si pertinente réflexion sur nos perpétuelles et mouvantes traductions d’un monde si obstinément étranger.
Et en lisant ce livre, nous voilà face à la sensible étrangeté au monde, face au désir sans doute universel de trouver des traductions à cette étrangeté, de nouvelles formes de dire qui on est face aux autres appartenances plus faciles à affirmer sans même avoir à les questionner ou en trouver la trace, l’origine, la naissance.
Le pays natal, n’est-ce pas quelque chose à perdre ou à laisser perdre ?
Une vie a du sens quand on fait aussi la liste de tout qu’on ne sait pas, ce qu’on a cherché, ce qu’on veut trouver, ce qu’on veut oublier, ce qu’on veut ignorer, les savoirs les non su, les non dits, tout ça, et la créativité est instinct de survie, aussi… On se crée des illusions, des sourires, des dérives et dérivatifs pour que la réalité rejoigne ce qu’on aime, doit ou pense imaginer.
Et ce roman a quelque chose de kaléidoscopique, justement, pour que la réalité soit aussi belle que dans la tête de celui qui la vit.
Berti veut savoir. Veut lire son réel. Il part, donc. Comme si sa réalité avait à gérer à la fois le nulle part et le de toutes parts. Alors, il part. Il apprend à connaître la Roumanie. Un coin de la Roumanie.
Une découverte géographique, linguistique, généalogique ou personnelle ?
Il parle aux roumains, jeunes et vieux. Il soulève la couverture du passé, il interroge l’histoire, le sens de l’histoire ; l’identité, « nationale » ou « européenne », il interroge l’être , question devenue essentielle depuis que les tapis se sont soulevés et ont révélé toute la poussière identitaire qu’on laisse recouvrir les êtres.
Il y a des taches. Il y a des QR codes. Ils renvoient à des photos prises par l’auteur, à Bucarest ou à Galati. On recherche le fils étrange, ou étranger ; fils d’un père étrange et étranger, être rangé dans une case, est-ce possible ? Et dans quel tiroir ? On voyage comme lui, avec lui, pour savoir.
Le temps s’écoule, oui toujours, il emporte avec lui un torrent de choses, dont des secrets, mais il charrie aussi des mots, de gestes, des lieux, des histoires qui se répètent, se ressemblent, s’enchaînent, se parlent :
« […] je me rends compte que la lecture du roman de mon père occupe, semaine après semaine, jour après jour, une place plus importante que l’écriture de mon propre roman ; je me rends compte que l’auteur d’un roman sur un père étranger est devenu, avant tout, un lecteur d’un roman écrit par son père étranger, au point qu’il en rêve au lieu de rêver du livre qu’il s’obstine à écrire. »
« Un fils étranger », Eduardo Berti
Depuis un père étranger il est devenu un fils étranger
Et l’exil est partout, et s’assume de plus en plus, ici encore, avec une émouvante distanciation… L’ironie du sort n’échappe pas au fils et il pointe d’étonnantes et hasardeuses symétries avec son propre exil.
Au bout du voyage, Eduardo Berti sait qu’il peut, en toute légitimité et avec beaucoup d’humour, se permettre de circuler dans ce flux de diversités. Il n’est pas perdu, il sait dire, il veut savoir et trouver le sens du flux, du voyage, se retrouver serait, pour le fils, entendre, dans l’avion, une lecture en roumain (langue qu’il ne parle pas) de son livre précédent. C’est peut-être ce qui arrivera…
Et les mots, quelle qu’en soit la langue, portent ce qui a été dit et ce qui ne l’a pas été, sa vie et les vies des autres, tout ce et ceux qu’on cherche en vain à connaître et les mots portent aussi, et sont portés, par les langues qui sont au final elles aussi des inconnues à déchiffrer .
Comme si au fond l’écriture était, pour moi du moins, un vaste pays étranger avec sa vaste langue fantôme.
« Un fils étranger », Eduardo Berti
Un grand voyage ? Une grande lecture, en tout cas !
Eduardo Berti parvient ainsi à nous distraire au sens plein du terme et nous emmène avec lui dans ce voyage, dans « l’impression que les deux pays, le réel et l’imaginé, cohabitent dans des dimensions qui ne se touchent pas vraiment».
Si on n’a pas lu Un père étranger, Un fils étranger donne envie d’aller le faire. Si on l’a déjà lu, on a envie de découvrir ce fils étranger, et celui-ci donne ensuite envie de relire le père, tant il l’éclaire et l’affine. Un fils étranger est une réalité documentée, augmentée, exilée, affinée, ajustée…
Découvrir la maison où a vécu son père est une réelle émotion pour le fils qui avait un besoin réel de la trouver conforme à ce qu’il en imaginait.
Même si la trouver est aussi comprendre que quelque chose ne l’est pas, confirmé, que la réalité est mouvante et peut changer.
Le passé est un voile derrière lequel se masquer, des béquilles dont on a pourtant besoin pour avancer, même si ce passé est décalé, perdu, aussi irrattrapable qu’impossible à situer précisément.
Et lire est toujours avancer, surtout ce livre, écrit avec une réelle vision universelle, joueuse et talentueuse.
Un fils étranger aux éditions La contre allée, traduction de Jean-Marie de Saint-Lu, 120 pages.