Le Prix de Flore 2021 a été décerné au premier tour à Abel Quentin pour son roman Le voyant d’Étampes, son second roman, après Sœurs, son premier, qui avait été sélectionné pour le prix Goncourt et finaliste du Goncourt des lycéens en 2019. Celui-ci était un thriller sur la radicalisation islamiste.

Le voyant d’Étampes raconte, selon la quatrième de couverture, « la chute d’un anti-héros romantique et cynique, à l’ère des réseaux sociaux et des dérives identitaires », la descente aux enfers d’un certain Jean Roscoff, universitaire divorcé et alcoolique, ayant milité dans les années 1980 pour SOS Racisme. 

Une sorte de portrait désabusé et acide d’une époque, d’une génération et de ses idées militantes ?

Le nom de plume d’un romancier qui ne manque ni de lucidité ni d’humour.

Abel Quentin aborde, dans ses livres, la société avec un certain esprit critique. Et dans « Le Voyant d’Étampes », il s’en prend, sous des couverts de roman radiographiant les dégâts engendrés par les nouvelles formes de « politiquement correct », au wokisme et à la « cancel culture » : un roman tranchant et stylisé qui a obtenu, cette année, le « prix de flore » qui distingue « de jeunes auteurs prometteurs, au talent insolent et original ». Et l’insolence, en effet, est partie prenante des pages de ce livre !

La radicalité et l’idéologie manipulée au regard biaisé semblent passionner cet auteur dont le vrai nom est encore plus ou moins caché. C’est un trentenaire, il a 36 ans, Abel Quentin est son nom de plume, un avocat pénaliste qui passe l’essentiel de son temps dans les cours d’assises, qui intervient au procès du 13 Novembre. La curiosité s’éveille à ces informations, si ce n’était déjà fait !

« Le Voyant d’Etampes » raconte une polémique dans laquelle un universitaire à la retraite se retrouve pris au piège… Tout un programme !

Bienvenue dans la vie de jean Roscoff

Nous entrons dans la vie de Jean Roscoff, assez directement.

– « Nous sommes tous des enfants d’immigrés »… Ça veut dire quoi, ça ? Vous pensez vraiment que vous pouvez ressentir le dixième de ce que ressent un immigré ? Vous ne pensez pas qu’il était temps de les laisser parler, les « enfants d’immigrés » ? De ne plus confisquer leurs voix ?

Jeanne, la nouvelle copine de ma fille avait en regard dur, la bouche pincée. Elle me faisait penser à une puritaine qui aurait vécu dans l’Iowa, disons, en 1886. Sa mâchoire était contractée sous l’effet d’une souffrance continue.

Il était vingt heures et la soirée était mal engagée. Lorsque j’avais demandé une Suze, le serveur m’avait jeté un regard interrogatif : à l’évidence, il n’en avait jamais entendu parler.

Le Voyant d’Étampes d’Abel Quentin

C’est un universitaire tout juste à la retraite, historien, spécialiste de la guerre froide et du maccarthysme qui n’est malheureusement pas passé sous les fourches caudines de l’agrégation.

On peut être un universitaire lettré mais avoir raté sa vie : il se retrouve divorcé, « seul à en crever » et pour passer sa peur, son ennui, sa tristesse, le reste de sa vie dont il peine à garder le cap, malgré l’aide de son ex femme Agnès et de sa fille Léonie, il boit.

Lorsqu’il nous parle de son parcours, Jean n’omet pas de préciser qu’au delà de sa piteuse carrière, son mariage a abouti à un divorce. Son alcoolisme, son démon co-responsable de cet échec conjugal, n’est pas juste un mauvais souvenir. Mais il lui reste un rayon de soleil : sa fille. Même si la jeune femme qui partage la vie de cette fille l’inquiète avec sa virulence politique : les soirées passées avec le couple sont mouvementées !

Il a précédemment connu un échec avec la publication d’une biographie en faveur des époux Rosenberg, exécutés quelques jours après la sortie du livre, leur activité d’espions ayant été prouvée,.

Jean se lancera, pour rattrapper le coup et sa vie de retraité, dans la rédaction d’une biographie d’une figure oubliée, un poète américain méconnu et musicien de jazz, qui le passionne depuis de nombreuses années…

Raconter la vie d’un musicien de jazz et poète américain méconnu ?

La vie d’un homme au coeur de l’histoire américaine, une émigration vers le Paris des années Saint Germain-des-prés, et un poète à raconter : dans ce projet, tout enchante Jean Roscoff et le motive.

Cet homme, Robert Willow, a été un compagnon du Parti communiste et avait quitté les États-Unis pour le Paris existentialiste au début des années 1950.

Puis il ira s’enterrer dans la campagne française pour écrire, en français, deux recueils de poésie, mélange de Péguy et de chanson de geste médiévale. Il mourra d’un accident automobile en 1960, comme Albert Camus…

Pas de hasard, mais (triste et absurde) rendez-vous ? Eluard, Sartre, Camus, Péguy semble là entre les lignes, avec un sourire pincé.

Il va publier ensuite ce petit livre consacré à Robert Willow, et choisira de l’intituler « Le voyant d’Étampes ». Tout un programme dans le programme…

Entrons dans « Le voyant d’étampes » en spirale temporelle

Abel Quentin commence son récit en prenant le temps. Toute la première partie de ce roman est une immense scène d’introduction où l’auteur présente, avec beaucoup de détails, les différents personnages, leur rapport aux autres et plus globalement au monde.

Jean se considère comme progressiste et ouvert d’esprit. Il a un seul ami, aujourd’hui avocat de renom, rencontré lorsqu’ils étaient tous les deux à SOS Racisme. Pourtant, Jeanne, la petite amie de sa fille Léonie, le voit comme l’archétype de l’homme blanc, un oppresseur de la classe dominante qui ne sait même pas voir son propre racisme.

Et soudain, le rythme s’accélère et le roman change de dimension quand le roman de Jean roscoff sort et que la polémique est lancée. D’une présentation idéologique, on s’enfonce dans le thriller, sous le feu des projecteurs, obligeant Jean Roscoff à quitter Paris pour plusieurs jours, afin d’éviter la décharge de mauvaises langues populaires.

Dès lors, le propos devient plus haletant, voire oppressant… On se demande s’il ne va pas trop vite, si on n’est pas en train de subir de trop grands raccourcis… Quand un roman qui tend à nuancer les discours et les polémiques, la vitesse n’est peut être pas la meilleure arme. Mais on attend la fin avec faim !

L’horizon d’attente du lecteur sera-t-il comblé par la vie de Robert Willow ?

Pour Jean Roscoff, ce roman ressemblait quelques peu à une bouée de sauvetage. Publié dans une petite maison d’édition, son ouvrage n’était pas, forcément destiné à faire parler de lui outre mesure.

Mais, (car toute intrigue tourne autour d’un mais) un billet sur un blog anonyme à la suite d’une lecture publique va mettre le feu aux poudres et le plonger dans les affres, les tréfonds, bref, la polémique.

Ce livre aurait pu être publié, lu sans qu’on le juge ou le critique, comme beaucoup de livres : passer sous le radar sans être repéré… Mais.

Suite à ce billet, quelques lecteurs suivis et influenceurs vont être choqués qu’on ne mette pas en pleine lumière Robert Willow comme l’afro-américain qu’il était.

Je ne suis pas sûr que Robert Willow (si vous lui aviez demandé, s’il était encore vivant et que vous lui ayez demandé) se soit d’abord défini comme Noir

Le Voyant d’Étampes d’Abel Quentin

Communiste, saxophoniste, poète, certes, sartrien et américain, aussi, bien sûr. Mais Robert Willow, selon lui, n’a jamais posé la question de son identité, dans ses poèmes. Ce n’était ni Senghor ni Césaire ni Langston Hughes. Et puis, doit-on toujours préciser sa couleur de peau pour déterminer qui on est ?

Il n’y a pas de littérature noire, pas de littérature blanche : il y a partout des hommes et des femmes qui cherchent et qui créent.

« Le voyant d’étampes », Abel Quentin

Quelle est la polémique et qui en est le fautif, l’accusé ?

« Roscoff ne comprend pas qu’on lui interdise de raconter la vie de cet écrivain qu’il aime, parce qu’il a la conviction intime qu’il a compris quelque chose de lui, et qu’une oeuvre n’appartient à personne, qu’elle appartient à tout le monde »

Abel Quentin à l’AFP, en octobre.

Accusé de trahir la réalité et de s’approprier la parole d’une personne racisée, Jean Roscoff sera bientôt pris dans une tempête médiatique, emporté par « les forces invisibles d’Internet », entre culture du bannissement et wokisme.

Qu’est-ce que le « wokisme« , me direz-vous ? « Woke » signifie être « éveillé », en anglais. En bref, être « wokiste », c’est être conscient des problèmes de justice sociale et de racisme. Les militants de ce mouvement dénoncent, entre autres, un racisme systémique, une pensée trop binaire, aussi, qui englobe le sexisme aveugle, le genrisme, le jugement de l’autre et la mise dans une case de tout ce qui s’exprime.

Jeanne est éveillée. Elle est « woke ». Elle a pris conscience qu’en tant que femmes non racisées, nous bénéficions d’avantages invisibles et pourtant bien réels par rapport à des individus racisés. Elle a une approche intersectionnelle, plus complexe. L’idée est de dire : femme non racisée et lesbienne, je suis à la fois agent d’oppression (parce que blanche) et victime d’oppression (parce que femme et homosexuelle).

« Le voyant d’étampes », Abel Quentin

Un roman anti-wokiste, anti-raciste, anti… quoi ?

On observe beaucoup de choses dans ce roman : une évolution idéologique, l’antiracisme et le harcèlement sur les réseaux sociaux, comment un universitaire fraîchement retraité, homme de gauche formé par l’UNEF et SOS Racisme, devient un pestiféré et est accusé d’être un odieux réactionnaire.

Pourtant, Jean Roscoff a eu une vie à réfléchir, a lu beaucoup de livres, dont ceux de Sartre, bien sûr, a eu une jeunesse qui croiyait en une universalité et en un humanisme touchant, qui partage entre autres « la croyance indéfectible que l’Humanité était une seule grande tribu » et qui arrive parfois, lors de concerts solidaires « à fumer des clopes avec Coluche et Alain Bashung », il partageait avec d’autres .

Et lire ce roman nous amène à nous demander qui nous sommes, nous, dans cette mosaïque idéologico-wokiste… La réponse est en chacun, mais plus on lit mieux on sait qui on est, en comparaison avec d’autres formes de pensées auxquelles les livres nous donnent accès.

Pour lutter contre la «  pensée unique  », cette forme implacable d’idéologie sans nuance, insaisissable et (néo)libérale, symbole d’un marché des idées désincarnées et sans visage, entre dispersion et séparatisme, dissémination et dissolution  , il faut i-lire, de tout, de rien, du documenté et du hasardeux, lire viscéralement mais aveuglément, se laisser guider par ses envies pour affirmer ce qu’on pense, donc qui on est, même cartésiens.

La polémique est-elle la vraie héroïne de ce roman ?

Abel Quentin évoque tout un monde, une foule de choses, des idées et des idéologies, des théories et leur nuances, il fait penser, et c’est tout à son honneur, à beaucoup d’autres écrivains.

On referme ce roman en se disant qu’on devrait relire Langston Hughes, Franz Fanon, Aimé Césaire, James Baldwin, Richard Wright, Philip Roth ou Coetzee, Laird Hunt, Sartre ou Balzac… La liste pourrait être infinie.

Mais, on ne peut non plus s’empêcher de penser à Houellebecq : un ironie omniprésente, un sens étrange et étonnant de l’absurde aussi, entre les lignes, explicite sans l’être son écriture est mordante, un brin provocatrice.

On ne peut pas lui enlever qu’il a de l’humour et qu’il n’hésite pas à démonter plus ou moins subtilement certains défauts sociétaux autour de Jean Roscoff  : le sentiment de supériorité morale des ultra prôneurs de « l’antiracisme new age », les attaques aveugles et en meute sur les réseaux sociaux, la lâcheté des amis et de certains anciens collègues qui tournent vite le dos au sacrifié, trop heureux d’avoir été momentanément épargnés.

Et surtout, dans ce livre, on a malgré tout ça l’impression de faire corps avec le héros et on ne peut s’empêcher d’éprouver de la sympathie pour lui. L’important est de se rendre compte malgré tout que la nuance a toujours du bon dans les débats d’idées, sans leçon de morale, sans wokisme acharné, sans acharnement non documenté.

Un roman à lire avec le sourire ou les dents qui grincent ?

Le voyant d’étampes confronte les générations et les idées sans tomber dans le piège en spirale du pamphlet. L’intellectuel usé, fatigué par les échecs de sa vie interroge ses certitudes, se défend, se remet en cause, s’excuse, combat. Ses mésaventures et sa naïveté se mélangent doucement et, autour de lui, virevoltent des personnages entre lucidité, indécision, militantisme, oscillations, entre erreurs de jugement et idéaux perdus, crainte, fuite et confrontation.

Des personnages doucereusement incarnés sans échapper à la caricature, mais parfois, la nuance a besoin de s’affirmer face aux traits grossiers du réel pour mieux se réaliser.

Ce roman fait sourire, se lit vite et sans prise de note ou de tête, il est clair, net, précis, la critique est évidente à identifier.

Dans ce livre grinçant, Abel Quentin décrit les désillusions d’une génération et le rouleau compresseur du wokisme. Car les « éveillés » ont déterré la hache de guerre des identités, et ce livre est une farce ironique quasiment balzacienne, même si traitant du présent, et tous les voyants clignotent, mais restent au vert.

Dans ce tableau de notre époque, Abel Quentin met au jour un talent assez peu diffusé : celui d’évoquer des sujets graves sur un ton malicieux, piquant, presque épicé, et qui touche ! Il s’amuse et se gausse des nouveaux « éveillés », et se retrouve éveilleur improvisé de consciences libertaires… Saura-t-il garder ce cap ?

Et l’auteur lui-même, il en pense quoi de son roman ?

Bien sûr, on se demande ce que pense l’auteur de tout ça et ce qu’au final il aurait aimé nous dire de ses propres idées politiques sur la société. Et dans une interview accordée à Arnaud Viviant pour Vanity fair (tout un programme !), Abel Quentin nous le dit lui-même :

« C’est un roman sur la bêtise, dans la lignée de Bouvard et Pécuchet, et aussi une farce . (…) C’est à crever de rire. Des gens me disent que j’ai écrit un livre d’avocat parce que j’y défends mon personnage principal, Jean Roscoff. C’est vrai. Il n’empêche qu’au-delà du mouvement woke qui reste très relatif, il y a en ce moment une petite musique d’assignation identitaire que je n’aime pas. Comme si la fameuse question “D’où tu parles ?” qu’on posait socialement dans les années 1970, était revenue aujourd’hui sous une forme ethnique. »

https://www.vanityfair.fr/culture/article/qui-se-cache-derriere-abel-quentin-le-laureat-du-prix-de-flore

Le Voyant d’Étampes d’Abel Quentin (Les éditions de l’Observatoire)

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