Que faire quand un lieu qui nous tient absolument par le coeur est ravagé ?
C’est ce que « Le tumulte » de Sélim Nassib, publié cette rentrée aux éditions de l’Olivier, tente de nous dire.

Des pages, pleines de cultures, d’habitude trop normées, dont le son du dogme résonne sans raisonner, cet hébreu, cet arabe, ces langues entendues, ces personnes rencontrées, un héros qui virevolte et qui suit son chemin, dans son pays ou en exil, dans l’histoire ou dans sa vie.

Un livre incroyable, emportant, nuancé, prenant, porté par une écriture aussi tumultueuse que juste. 400 pages à lire, pour savoir et comprendre, pour regarder l’histoire et le coeur de la vie de l’auteur, aussi, un roman qu’on lit vraiment sans le voir passer, tellement tout ce qu’il raconte est essentiel, prenant, historique, documenté.

L’auteur est journaliste mais, encore une fois, on se rend compte en le lisant qu’il est surtout écrivain talentueux, tellement.

Selim Nassib est né en 1946 à Beyrouth. Installé en France depuis 1969, il est à de nombreuses reprises retourné au Liban pour couvrir la guerre civile comme journaliste pour plusieurs journaux, donc Libération. Il décide, en 1990, de se consacrer à l’écriture. Il a publié plusieurs romans superbes, et Le Tumulte est son nouveau roman.

Un tumulte nécessaire à lire en ces temps complexes ?

L’histoire jongle avec l’histoire tumultueuse, complexe et noueuse des conflits moyen-orientaux, passés et encore tellement actuels, des pays renversés, malmenés, mal gérés, bouleversés, encore là, certes, mais.

Il y a tant de douleurs et de pertes de repères, face à la guerre des six jours, Suez et ses méandres, l’existence d’Israël, le drame palestinien, le martyre libanais…

Et dans « Le tumulte », ce qui est incroyable et tient tout lecteur en haleine, c’est que Sélim Nassib parvient à lier tous ces noeuds historiques à l’histoire personnelle de Youssef, le narrateur qui ressemble beaucoup à l’auteur.

Une lecture aux multiples effets, une fois laissé reposer le tourbillon, permettant, étonnamment, de changer de perspective sur un présent désespérant.

Le noeud d’une Terre tumultueuse secouée par les religions

Le narrateur dont nous allons suivre la vie s’appelle Youssef Hosni. Son père est né à Bagdad, sa mère à Alep, il possède un passeport iranien, tous trois sont juifs, francophones, ils vivent à Beyrouth, au Liban, « un non-lieu ». 

Chez nous, on parle français. (…) La France a quitté le Liban depuis plus de dix ans mais même de loin elle reste « la tendre mère » qui veille et protège, la source qui pourvoit en images, en rêves.

L’arabe, lui, est réservé aux échanges avec les épiciers ou les bonnes, mais c’est aussi la langue de tout ce qui est sale. Niquer, bite, putain, maquereau, masturber, enculer, tous ces mots n’existent pas en français. Le français est une langue aussi bien élevée que moi, en costume de velours à bretelles et chemise de satin, innocent petit garçon à sa maman, respectueux.

« Le tumulte », de Sélim Nassib

Sa mère l’a eu jeune, tombée enceinte à 20 ans, elle a finalement été épousée par le père, joueur de poker invétéré, qui n’a rien changé à ses habitudes, qui disparaît quand recherché pour dettes, et met régulièrement sa famille en danger.

Youssef voit tout, et sait qu’il peut compter sur son oncle Victor comme sur un pilier, que sait avertir et mettre la famille à l’abri quand les évènements sont menaçants.

Il a aussi des amis importants, pour lui, Rocco et Fouad, ils suivront chacun un chemin, puis se recroiseront, une fois le pays soumis au tumulte fou de la guerre.

Le désir de vivre et le tumulte sont prenants dans ce roman qui sait nous faire saisir les êtres avec leurs histoires qui se croisent avec la grande. La guerre, surtout.

Et on suit Youssef, sans le lâcher, en appréciant chaque mot utilisé par lui ou autour de lui, touché par sa sensibilité, son engagement et son amour infini et profond pour la capitale libanaise, vérifiant avec lui que «Beyrouth te suivra jusqu’à ton dernier souffle, où que tu sois. »

Une construction tripartite, un triptyque de vie

Il y a trois parties dans ce livre, trois moments forts de l’histoire du Liban, trois épisodes de la vie de Youssef Honi.

On commence le livre avec le sourire, la nostalgie et l’adolescence, on sent que l’oppression arrive, mais elle n’est encore pas réelle, puis on avance dans le temps, on échappe à la vie communautaire, mais les événements vont devenir de plus en plus violent, et la guerre va finir par arriver.

Des années 1950 aux années 1980, on suit Youssef, dans son quartier communautaire, son éducation sentimentale et on accompagne son engagement politique, lors de la contestation étudiante de 1968, jusqu’à ses reportages de guerre, lorsqu’il couvre le siège de Beyrouth par l’armée israélienne en 1982.

« L’âge d’homme » (1956), Youssef à la veille de sa bar-mitsvah

Treize ans est l’âge fixé par Dieu lui-même, des forces supérieures se conjugueront à la seconde dite et me feront changer d’état. Alors j’entrerai dans le monde de Rocco, libéré de toute tutelle, responsable de mes actes, comptant dans le miniane et la prière des morts, sexuellement puissant, faisant partie de la tribu, libre de la quitter enfin.

« Le tumulte », de Sélim Nassib

Il est tout entier tourné vers la vie, la sensualité, les pâtisseries arabes, les plaisirs, dont « le doux, le sucré, le délicieux ». Il virevolte, il rencontre, il observe, il désire, mais il est aussi nourri de perplexité, dans un monde contradictoire, puisque les frontières ne donnent pas toujours le même sens de vie à tous ceux qui vivent dans un pays : où l’on ne sait pas toujours à quel accent se vouer, si ce n’est à un saint .

L’accent chrétien-libanais ne ressemble pas à l’accent musulman libanais (…)  celui des chrétiens du Sud est différent de celui des musulmans du Sud, tout en étant distinct de celui du Centre ou du Nord (…) Mais nous, quand on parle arabe, quel est notre accent ? – L’accent juif (…) un peu syrien, il faut reconnaître.

« Le tumulte », de Sélim Nassib

Et Youssef observe tout, en pleine formation, il court dans les rues qui lui apprennent ce que sa famille ne peut lui apporter : la rencontre d’un peuple et la mosaïque d’étrangetés possibles qu’est l’humain. Sa bar mitsvah lui permettra de faire partie de la communauté, la tribu, de la quitter, aussi, l’âge adulte, donc.

On croise, nous aussi, pléthore de personnages qui nous déconcertent, si jamais on avait des a priori sur le Liban : un voisin chrétien qui cache un revolver sous son matelas, un Arménien qui tient un bureau de tabac, des épiciers juifs et musulmans, une jeune domestique kurde, une école de l’Alliance israélite, celle que fréquente Youssef, qui contient un seul Arabe, qui deviendra un ami.

« Avant la guerre » (1968), la vague libertaire

Cette vague, ces années, permettent à chacun de s’extraire de son origine ethnique ou sociale pour se choisir une communauté d’idées, la guerre des Six jours emportera beaucoup de libanais dans l’exode.

On retrouve Youssef, donc, douze ans plus tard. Il ne veut plus être juif et a rejoint les étudiants gauchistes dénonçant la guerre du Vietnam et luttant pour la « démocratisation de l’enseignement », « la justice sociale », ainsi que « la cause palestinienne », même s’ils évitent de le crier haut et fort.

Un court séjour en prison, d’ailleurs, fera découvrir à Youssef « le monde du dessous » et saisir combien il vit dans un pays au bord de l’implosion.

« La fureur » (1982), après l’exil en France, retour au Liban pour couvrir la guerre civile

Il vivait en France, mais ils revient au Liban, car « quand la nouvelle de l’invasion israélienne est tombée », il a « senti qu’il devait y aller ».

Le sujet profond et au coeur de ce roman est là, et secouera toute la seconde moitié du livre : le siège de Beyrouth-Ouest encerclée par l’armée israélienne et les phalangistes chrétiens.

On le suit donc sous les bombes dans des reportages au téléphone, prenant de l’héroïne pour tenir, assistant à la montée de la violence et à celle, plus souterraine, de l’islamisme.

C’est aussi le temps des retrouvailles avec les amis de jeunesse dans un Beyrouth ravagé et assiégé. Comprendre encore, toujours, saisir, jusqu’au dénouement, cette guerre, aura-t-elle une fin et laquelle, pour les Israéliens et les Libanais comme les Palestiniens.

L’histoire et l’Histoire sculptées pour construire un récit

Et un théâtre d’une pourtant douce humanité s’installe, car on sent que l’auteur aime Beyrouth, ne cessera jamais de l’aimer. Et pour décrire cette ville, ce coeur, tout est là, précis, clair, d’une exactitude incroyablement émouvante, même si accablante.

La justesse de cette histoire est d’être telle qu’elle nous est livrée : journalistique, émouvante, ouvreuse de savoir car documentée.

Une histoire qui s’ouvre à nous et qui ouvre notre coeur et notre conscience, tout en fluidité : on se laisse emporter, réellement, par le style de Sélim Nassib, servi par des descriptions détaillée et minutieuses, de faits, de rues, d’ambiances, et par des dialogues incroyablement justes, eux aussi.

Et ces personnages, on les suit, palpitant, comme que Youssef a pu le faire tout au long de sa vie. Rocco, l’ancien cancre devenu militant révolutionnaire, Fouad, l’ancien Arabe de service devenu avocat, notamment avocat de Youssef, car ami, la belle Jana, la jeune Hyam, oui, tous ces personnages auxquels on s’attache dans ce théâtre comme à de virevoltants feux follets pris au piège de la guerre.

« Le tumulte », oui, mais le savoir sous cette plume est, lui, tout à fait organisé, nécessaire et documenté

Beyrouth a été chatoyante, pendant la jeunesse de Youssef, pendant la paix, et est restée fascinante malgré les guerres et ce qu’elle est devenue, des « bâtiments rendus lépreux par plusieurs couches de mitraille », des « chaussées couvertes de gravats et de débris »… Et Youssef continue à arpenter Beyrouth, même la nuit, dans une obscurité complète, comme habité par« l’impression d’être une bulle de lumière ».

Lire ce roman est aussi déambuler dans Beyrouth à travers le temps, pleurer la perte d’un Liban cosmopolite, tel qu’il a eu été, ouvert à l’autre, déplorer la fin d’un rêve national où chacun appartiendrait à son pays avant d’appartenir à une confession, et enfin, surtout, comprendre le peuple libanais s’est fait déposséder de son envie, son instinct collectif de vivre ensemble.

Car le pays est devenu le terrain de jeu des extrémismes chiites, sunnites, maronites, (grâce à l’auteur on nuance factuellement tous ces mots, sans adage, sans stéréotype, on ajuste), le jeu des pays voisins et plus largement de la communauté internationale.

Un roman à lire pour savoir, entre autres, à lire, surtout

Les situations et l’atmosphère font l’intensité du texte. Ce qui est le tumulte, c’est le pays désorienté, changeant de bord, de destin, pris entre plusieurs feux, et la guerre. Cette guerre dépeinte sans fascination complaisante mais sans cacher son « côté sauvage et dangereux », quand « marcher sur le fil du rasoir est une jouissance ».

La guerre a changé les choses du tout au tout … Et tout devient vrai : ce n’est pas une guerre parmi d’autres, vite venue vite passée, mais un évènement historique majeur capable de déclencher l’exode de toute une communauté — jusqu’à atteindre les êtres les plus rétifs au changement.

« Le tumulte », de Sélim Nassib

Le tumulte explosera dans ces pages, la justesse, aussi. Chacune des parties de ce roman est une clé de lecture de ce pays qui souffre, l’auteur sait de quoi il parle, ce qu’il veut transmettre et sait nous le faire sentir : quand on referme le livre, on sait qu’on ne regardera plus ni le Liban, ni Beyrouth de la même façon, car ce roman éclaire également bien évidemment le présent.

Ce n’est pas un documentaire historique, c’est évidemment bien mieux que ça. C’est le portrait d’un pays, d’une société, sans idéologie ni manichéisme, rempli de poésie malgré tout, d’ironie savamment dosée, de tendresse, quand elle est encore possible, sans analyses superflues et représentations égotistes, sans fausses conversations politico-philosophiques.

L’infinie justesse du tumulte, une conscience nécessaire.

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