Il y a 11 ans déjà …

Vous souvenez-vous du Printemps arabe ? Cette vague de manifestations inédite, qui a bouleversé le Maghreb et le Moyen-Orient, quand le peuple solidaire et en colère est descendu dans la rue pour défier l’ordre établi, de la Tunisie à l’Égypte en passant par la Libye ou le Bahreïn ?

Le 25 janvier 2011, un vent de révolte grondait sur l’Egypte, « A bas Moubarak » « Pain, liberté, dignité », les slogans étaient hurlés, scandés par le peuple à l’encontre de son président de 82 ans, dont 30 passés à la tête de son pays. Dix-sept jours de lutte, de manifestations, de combats et de morts, puis, enfin, la chute de Moubarak.

L’Egypte espérait réussir à bouleverser son histoire, son destin. Le peuple a-t-il réussi à retrouver sa liberté ? Malheureusement, non. C’est ce nous montre Marion Guénard dans Au printemps on coupe les ailes des oiseaux : elle nous emporte autour de la place Tahrir, sur les pas de Kaouthar, de Mariam, d’Amal, d’Amar et d’Antoine, que nous revivons ces évènements, porteurs d’espoir et de changement.

Épigraghe d’Au printemps on coupe les ailes des oiseaux

Le premier roman d’un journaliste qui connaît parfaitement le terrain

Ancienne journaliste spécialiste du Moyen-Orient, Marion Guénard a vécu sept ans en Egypte, de 2007 à 2014, où elle était correspondante pour Le Monde. Elle était installée au Caire au moment de la révolution.  Elle coordonne aujourd’hui la communication au Moyen-Orient et en Afrique du Nord de la fondation Terres des hommes.

Elle a déjà organisé la rédaction d’un livre : Anarchy, une expérience transmédia unique écrite par une équipe de doux-dingues, camés au verbe, accros aux intrigues, dopés aux rebondissements. L’écriture, la rédaction, la narration de faits, elle connaît.

Et elle nous offre tous ces savoirs faire dans  Au printemps on coupe les ailes des oiseaux, son premier roman qui reflète sa parfaite connaissance de la situation égyptienne et ses préoccupations humanitaires.

Que reste-t-il de la révolution égyptienne ?

En plein milieu de la place Tahir, trône un obélisque caché sous une bâche, symbole de la république mis sous contrôle, et autour sont surveillés quatre sphinx dissimulés dans des caisses en bois.  Le pays est sous le contrôle strict du maréchal al-Sissi. Après avoir chassé les Frères Musulmans, il mène depuis 2013 une répression sans précédent contre la société civile. La police est omniprésente, les opposants aux régimes sont qualifiés de terroristes et la torture est systématisée. Des centaines de personnes ont fait l’objet de disparitions forcées.

Et c’est dans ce décor que nous mène Au printemps on coupe les ailes des oiseaux, dont le titre dit le propos : c’était le printemps on a cru à un déferlement de résistante et de combat du peuple contre l’oppression la répression et pour la liberté.

Le ton est donné, dès la première phrase : « Une porte lourde se referme sur eux et sur la lumière du jour. Ils sont maintenant à l’intérieur, les yeux grands ouverts, en lutte avec l’obscurité nouvelle. Un cliquetis métallique déchire l’air immobile. »

Mariam et Kaouthar ont en commun le sang égyptien qui coule dans leurs veines

Au Caire, nous suivons Kaouthar. Elle avait 20 ans pendant le printemps arabe et l’explosion de la révolution. Elle s’est battue, mais avec les années elle a perdu ses illusions, les a regardées se faire écraser par des chars de militaires qui ont brisé sa colère et sa vie. Elle n’a pourtant sans jamais cessé son combat, mais se bat clandestinement.

A l’école, on lui apprenait l’histoire glorieuse de l’armée qui avait dans les années cinquante libéré l’Egypte de la monarchie, de l’exploitation coloniale, et l’avait sauvée de tant d’ennemis intérieurs par la suite. Assise, muette à son pupitre, Kaouthar pressentait qu’elle était née du côté des mauvais, de ces terroristes fanatiques dont parlait la professeure.

En parallèle, nous suivons Mariam, fille d’immigrés Egyptiens, mère de deux enfants, avocate fiscaliste à Paris-La Défense, mariée à Antoine, qui à l’époque des faits a choisi le confort du mariage et la sécurité professionnelle de sa vie parisienne. La révolution égyptienne réveille en elle quelque chose d’indicible, un sentiment profondément enfoui qu’elle est peut-être passée à côté de sa vie.

Outre leurs origines, Mariam et Kaouhar, que pourtant rien ne prédestinait à se croiser, partagent également une rage contenue, réprimée, et un goût intense et puissant pour la liberté. Et l’anniversaire des dix ans de cet espoir, que représentait pour tout un peuple le 25 janvier, va réveiller en elles le besoin d’agir.

Antoine découvre des carnets que Mariam avait écrits quand elle était adolescente et est troublé par la colère et la rébellion qu’ils contiennent.

Au lycée comme ailleurs, Mariam pressentait les assignations rapides, redoutait un destin un peu trop vite fléché dans cette France qui se méfiait des Arabes. À seize ans, elle était déjà assez lucide pour observer un décalage entre les promesses promues par l’école et la réalité. Elle considérait que les professeurs entretenaient une forme de mensonge à son endroit. (…) Parfois, Mariam retournait sa rage contre elle-même. Sous la douche, il lui arrivait de se frotter au gant de crin jusqu’à la griffure ouverte pour se défaire des cette peau de l’origine, comme elle l’appelait. (…) Assez classiquement, Mariam avait trouvé refuge dans la lecture, et, Antoine le devinait, dans l’écriture. Tout ce qu’elle taisait, elle l’exprimait dans ses carnets.

« Au printemps, on coupe les ailes des oiseaux », Marion Guénard

Il tente d’en discuter avec elle, mais elle refuse, inexplicablement. Elle s’enferme dans la salle de bains et se terre dans le silence. Le lendemain, elle disparaît.

Une enquête est ouverte. Antoine apprend par la police que Mariam a tout abandonné pour se jeter dans un vol pour Le Caire. Il est bouleversé et décide d’aller lui aussi là-bas pour tenter de la retrouver et pour comprendre sa réaction.

Il croisera sur son chemin des Egyptiens qui n’ont pas fini de croire qu’il est possible de faire changer les choses, une rébellion encore debout à travers un groupe de révolutionnaires. Et peut-être qu’il croisera Kaouthar, tentant de rallumer auprès de ces concitoyens la flamme qui les faisait rêver, dix ans auparavant.

Un livre complexe, un entremêlement de colères, de révoltes, de terreur et d’espoirs

Au printemps on coupe les ailes des oiseaux nous fait découvrir de l’intérieur ce mouvement plein d’espoir d’une jeunesse éprise de liberté et de justice.
On comprend, au fil de la lecture, que Marion Guénard nous parle de l’Égypte aujourd’hui en nous remémorant celle qui s’est révoltée, il y a bientôt tout juste 10 ans.

Et nous vivons plusieurs sentiments, plusieurs lectures du réel, une décennie après.

La rage contenue de Mariam se libère dans ce livre, car l’affrontement avec l’Egypte aujourd’hui ouvre les portes de sa conscience, de qui elle est, qui elle ne sentait pas le droit d’être, même en France. Pays des droits de l’homme, mais. Quelque chose en elle n’a peut-être pas tous les droits qu’il désirait.

Kaouthar, nous fait entrer en Egypte, pleinement, réellement, culturellement et révolutionnairement. 11 ans ont passé, et on se rend compte, via des réunions clandestines, du rôle central que la place Tahir pourrait encore tenir, pour tous les révoltés qui désirent continuer à se battre pour leurs libertés. Car il faut garder espoir, face à la terreur imposée aux résistants, libertaires, révoltés. Il faut se réunir et construire collectivement un combat, s’exprimer, se libérer, pour faire émerger une intelligence collective nourrie de rages individuelles car muselées. 

Je te parle d’une logique d’effacement à l’oeuvre. A-t-elle été planifiée depuis le début ? Je n’en sais rien. Mais regarde derrière toi. D’abord on monte une bonne partie du peuple contre un ennemi commun. On tire dans le tas. Ça élimine quelques indésirables, assouvit les désirs de vengeance et calme la rage populaire. Ça restaure l’ordre et la peur. On est respecté et craint. En même temps, on emprisonne tous ceux qui ne sont pas d’accord. Le premier cercle d’abord, les frères ennemis, puis leurs relais, les journalistes et, enfin, tous ceux qui crient au loup au nom du respect des droits humains, de la liberté, de la démocratie : en d’autres termes, nous. Voilà : en quelques mois, on a muselé tout le monde et on tient le pays.

« Au printemps, on coupe les ailes des oiseaux », Marion Guénard

Un roman, une lutte, une mosaïque contestataire

Chaque chapitre donne la parole aux différentes protagonistes qui vivent cette lutte afin de pouvoir l’appréhender sous différents angles.

C’est une fiction, oui, éminemment documentée par la carrière de son auteure qui possède une connaissance fine de la situation en Egypte qu’elle partage dans ce livre.

Et nous lisons, hagards et saisis de tout ce qu’on apprend en lisant ce roman, aussi passionnant sur le plan documentaire que nécessaire sur le plan humanitaire, car il a le mérite de mettre en lumière une situation de contrôle et de terreur méconnue de l’opinion publique internationale.

C’est aussi un fervent hommage à toutes celles et ceux, qui, malgré la répression qui ensanglante le pays, continuent à s’accrocher à ce qui reste de leur rêve de liberté.

Un roman à lire et à partager, comme une passation de savoir, de faits, d’histoire, de politique, de liberté, de solidarité, de combat, de révolte, rendant la révolution, le printemps égyptien, enfin efficace, libérateur et humaniste face à la tyrannie et à la dictature. « 

Ouvrir les yeux sur l’Egypte en lisant ce livre c’est peut-être participer aussi à la lutte ?

Au printemps on coupe les ailes des oiseaux de Marion Guénard, aux Éditions de l’Aube

Laisser un commentaire