Crédit : Francesca Mantovani

La littérature est affaire de spectres et de fantômes, de mots éparpillés et de mythologies évanescentes. À travers la figure du grand poète irlandais Yeats, de sa relation avec sa muse Maude Gonne et de l’incroyable histoire de dépouille mortuaire de Yeats, Maylis Besserie convoque la ronde des vivants et des morts pour faire de la littérature une parole qui se transmet. Elle organise une histoire de nos morts, ceux qui continuent à souffler à nos oreilles des récits poétiques et fragiles. Les amours dispersées est autant une enquête sur le corps mystérieux d’un poète que sur la quête de nos existences à donner du sens et du souffle aux fantômes de nos poésies passées et à venir. La littérature ou le récit des corps du roi, corps physiques et symboliques.

1. Dans La chambre claire, Roland Barthes proposait le terme de biographème : «  Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des « biographèmes » dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la manière des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie « trouée », en somme. » Quel premier biographème retiendriez-vous de Yeats ? Concevez-vous votre travail romanesque comme une tentative de s’immiscer dans ces vies trouées et leurs mystères ?

Il y a définitivement quelque chose d’amical dans l’idée d’écrire sur une personne ayant vécu, une sorte d’attachement et une imprégnation très profonde de son paysage mental, l’impression quasi physique de revivre les étapes et les épreuves qu’elle a connues – une empathie étrange et nécessaire. J’ai, pour ma part, le sentiment de m’accorder comme un instrument dans un orchestre avant de tenter de jouer une musique qui me semble appropriée au personnage et à son histoire. C’est bien sûr très subjectif et variable en fonction de la nature profonde de la personne sur laquelle on écrit – il est d’ailleurs surprenant de constater à quel point certaines sont de meilleure compagnie que d’autres.  L’humour d’un Beckett par exemple rend l’existence très supportable – y compris dans un EHPAD ! Je crois que c’est Paul Otchakovsky-Laurens qui parlait de la note à trouver dans l’écriture quand on commence un livre.

L’écriture trouve inévitablement dans les trous de la biographie des espaces plus larges dans lesquels s’immiscer mais généralement, quand on se met au diapason de son personnage, les frontières sont vite poreuses.

Maylis Besserie

C’est exactement ça, une fois que la note est trouvée, l’écriture prend le dessus, le rythme élance le personnage dans une course (plus ou moins folle) et à partir de cet instant, on peut lui faire faire ce que l’on veut. La question de la dispersion et des trous que vous évoquez m’intéresse particulièrement. L’écriture trouve inévitablement dans les trous de la biographie des espaces plus larges dans lesquels s’immiscer mais généralement, quand on se met au diapason de son personnage, les frontières sont vite poreuses.

La structure du roman a aussi son importance, j’essaie de faire en sorte qu’elle ressemble au personnage (d’autant plus s’il a vraiment existé), qu’elle fasse partie intégrante de son identité.

Il m’est arrivée (comme à beaucoup d’auteurs) de découvrir a posteriori que des scènes que je croyais avoir imaginées avaient en fait eu lieu sans que je le sache. Les inconscients communiquent, surtout quand on écrit sur un écrivain – les mots entrent en vous et vous influencent au-delà de ce que l’on pense. La structure du roman a aussi son importance, j’essaie de faire en sorte qu’elle ressemble au personnage (d’autant plus s’il a vraiment existé), qu’elle fasse partie intégrante de son identité. Il faut pour ainsi dire que tout aille dans le même sens. Quant au biographème de Yeats, ce qui me vient immédiatement c’est sa rencontre avec Maud Gonne et l’obsession qui en découle. Maud se reflétant sur les murs, sur la surface d’un lac ou dans la lande irlandaise verdoyante, Maud la guerrière sortant de ses paupières sans même qu’il ait besoin d’ouvrir les yeux.

2. Votre roman raconte l’incroyable histoire de la dépouille de Yeats, initialement enterrée en France puis hypothétiquement rapatriée en Irlande, créant tout un imbroglio politique et diplomatique. Comment êtes-vous tombée sur cette histoire et de quoi est-elle le nom ?

Alors que j’écrivais mon premier roman, Le Tiers Temps, je suis tombée sur un article du Irish Times qui racontait que des documents diplomatiques français concernant le corps de W.B Yeats avaient été retrouvés. Ils attestaient de la grande confusion qui avait régné côté français au moment où les irlandais avaient demandé le rapatriement de leur grand poète Yeats mort en France en 1939. Les Français qui ignoraient tout de cet homme si important pour l’Irlande – père de l’indépendance, sénateur, prix Nobel de littérature – l’avait mis dans la fosse commune pendant la guerre, certainement pour faire de la place et s’étaient retrouvés dans la panade pour reconstituer une dépouille au moment de renvoyer le cercueil dans son pays. Tout ceci était à la fois triste, comique, scandaleux et totalement rocambolesque – à la limite entre mauvais goût et humour noir.

Quand on connaît la biographie de Yeats, son intérêt pour l’occulte, on se dit que cette mort et cette disparition lui ressemblent.

Maylis Besserie

Les documents, publiés en français par le journal, étaient écrits à la main, il m’a fallu un certain temps pour les déchiffrer. À mesure que je le faisais, tout devenait de plus en plus étrange, pour ne pas dire surnaturel. Quand on connaît la biographie de Yeats, son intérêt pour l’occulte, on se dit que cette mort et cette disparition lui ressemblent, il se retrouve finalement fantôme évaporé quelque part entre la France et l’Irlande. J’ai décidé d’aller voir l’homme qui avaient découvert ces lettres diplomatiques, Daniel Paris. Quand j’ai appris qu’il était lui-même petit-fils de Paul Claudel, il m’a semblé que tout dans cette histoire était un terreau incroyablement romanesque. Je n’ai eu qu’à gratter pour faire émerger des personnages déterminés à mener l’enquête et à réveiller le fantôme de Yeats pour qu’il fasse lui-même la lumière sur son passé et celui de l’indépendance de l’Irlande.

Crédit : Francesca Mantovani

3. Dans son livre Corps du roi, Pierre Michon revenait sur le terme du corps du roi, terme développé par Ernst Kantorowicz : « Le roi, on le sait, a deux corps : un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires ; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine ». Quand vous vous lancez dans l’écriture du Tiers-temps et des Amours dispersées, vers quel corps du roi porte votre écriture ?

Les deux ! C’est autant la matérialité du corps – ce que l’on fait des morts, comment on les embaume, comment on les enterre, comment on rassemble ou disperse leurs restes, comment ils se dégradent et finissent toujours par disparaître tout à fait – qui m’intéresse que ce que l’on garde de d’eux, des symboles qu’ils représentent ou de l’œuvre qu’ils nous ont laissée. Au début du Tiers-temps, Sam Beckett n’est pas mort pourtant son corps est comme un messager qui annonce son destin, son déclin. Sam est pourtant au fond de lui toujours le même, un esprit puissant qui navigue dans un bouillon intérieur d’une richesse incroyable, entre détails scabreux du quotidien et questions existentielles.

Alors que reste-t-il y compris d’un personnage au destin immense comme celui de Yeats qui a croisé l’histoire de l’indépendance de son pays et l’a accompagné de sa plume ?

Maylis Besserie

C’est ce grand écart qui est inspirant, il nous ramène à une universalité face à ce qui nous attend tous. Quand on pense à W.B Yeats, cet homme que sa poésie a rendu illustre, qui est admiré partout dans le monde, cité par chaque Président américain, chaque écrivain de langue anglaise et dont la dépouille a été envoyée à la fausse commune par erreur ou pour des raisons logistiques… Est-ce si grave au fond ? Cette question du respect que l’on doit aux morts, de leurs dernières volontés concernant leur corps, est pour moi vertigineuse puisqu’à la fois essentielle, métaphysique et complètement absurde quand l’on sait que le corps à la longue est voué à disparaître. Alors que reste-t-il y compris d’un personnage au destin immense comme celui de Yeats qui a croisé l’histoire de l’indépendance de son pays et l’a accompagné de sa plume ? Pour moi, seule sa poésie permet de dépasser cette question, de la sublimer.

4. Ce qui est intéressant dans Les amours dispersées, c’est le double sens de la recherche de vérité menée par ce groupe de personnes qui souhaitent connaître la vérité sur la dépouille de leurs proches. A quel moment l’enquête sur la dépouille du poète s’est-elle muée en quête des morts et la manière dont ces morts nous habitent ?

Dès le début de l’intrigue, il m’a semblé que chacun des personnages avaient besoin de connaître l’histoire de ses morts pour pouvoir vivre librement. J’imaginais donc cette enquête sur la fosse commune comme une sorte de quête initiatique et l’imbroglio autour de la dépouille de Yeats était au fond un déclencheur de cette recherche personnelle – en particulier pour le personnage de Madeleine. Mais le fait que ce soit Yeats permettait aussi d’élever le débat, de traverser ses croyances, son mysticisme et de transporter les protagonistes dans le paysage magnifique et inquiétant de l’Irlande. Quand Madeleine arrive là-bas, il lui semble que les morts se manifestent, que Yeats lui parle, la guide et soutient sa quête. La présence des morts et des vivants devient alors inextricable.

5. Comment s’est faite la rencontre avec ce poète irlandais, qui est considéré comme une sorte de figure mythique en Irlande ?

Je ne me souviens même plus quand j’ai entendu parler de Yeats pour la première fois. Forcément en Irlande – j’y vais depuis mon enfance – mais où et quand, je ne sais pas. Là-bas, il est dans toutes les histoires que les gens racontent sur leurs auteurs (aux côtés de Joyce, bien sûr et d’Oscar Wilde), il est un mythe et une sorte de marque touristique aussi que l’on retrouve sur les mugs et les sous-bocks de Guinness. Pour les amoureux de littérature anglophone, Yeats est incontournable, il correspond au tournant entre le XIXe et le XXe siècle, à la fin du romantisme, il est l’emblème d’une poésie engagée qui déterre le passé celtique de l’Irlande et le jette à la face des anglais. Ce qui saisit chez Yeats, ce sont les images produites par sa poésie, des visions extraordinaires de peintre relié à un autre monde.

6. Dans Le Tiers-temps, on trouve cette belle réflexion sur la langue en lien avec la figure de Beckett : « L’Irlande de May. (…) C’est très contagieux. Contagieux par la langue. J’ai mis longtemps à en guérir. De l’Irlande, de Joyce, de May. De Joyce, de ma mère, de ma langue. Y suis-je parvenu ? Je ne sais pas. Il faut dire que c’est une condamnation que nous recevons dès la naissance : être les fils de nos pères et de nos mères. » Yeats entretenait-il le même rapport à la langue irlandaise ? Et vous, quel rapport entretenez-vous avec votre langue, celle transmise par vos parents ?

Yeats comme Beckett, appartient à la minorité protestante irlandaise, il ne parle donc pas la langue de ses ancêtres. Pourtant ses nombreux séjours à Sligo, chez ses grands-parents maternels l’ont plongé au cœur d’une Irlande rurale complètement imprégnée des traditions et des croyances celtiques, au milieu des créatures et des fées. C’est d’ailleurs cette retranscription de l’âme irlandaise à l’intérieur même de la langue anglaise et l’incroyable mélange que celle-ci engendre qui fait toute la singularité et la richesse de la littérature irlandaise.

Tout le travail d’écriture consiste pour moi en une retranscription des émotions profondes que me procurent l’anglais dans ma langue maternelle.

Maylis Besserie

En ce qui me concerne, le fait d’écrire sur l’Irlande me permet des allers-retours entre l’anglais et le français – deux langues que j’aime passionnément. Les images que draine les expressions anglaises (surtout l’anglais irlandais !) est un vrai support créatif pour moi, un ailleurs qui ouvre des chemins d’écriture au-delà de ce que je ferais, si je restais engoncée dans ma langue. Tout le travail d’écriture consiste pour moi en une retranscription des émotions profondes que me procurent l’anglais dans ma langue maternelle, comme s’il fallait passer par là pour retrouver les sensations premières, dépouillées, authentiques. Cette démarche est assez périlleuse à expliquer, je ne la comprends pas moi-même, je ne l’ai pas choisie, tout ce que je sais que c’est comme ça que ça se passe pour moi pour l’instant.

7. Pour construire ce livre, dont les voix de Yeats et de sa muse se mêlent à celles des protagonistes de l’histoire, avez-vous entrepris un travail de lectures biographiques ? Avez-vous lu l’ensemble de la poésie de Yeats qui est assez éparpillée dans les différentes éditions françaises ?

Oui, derrière le roman, il y a bien évidemment un travail de recherche sur la biographie et l’œuvre de Yeats. Je me suis concentrée sur sa poésie et son autobiographie (j’ai mis de côté son théâtre qui me paraissait loin de mon sujet). Je me suis aussi plongée dans sa correspondance avec Maud Gonne dont il ne reste pour ainsi dire que les lettres de Yeats (ce qui laisse une grande part d’imagination au lecteur sur les réponses qu’elle lui apportait !). J’ai principalement lu en anglais pour ne pas me priver des sensations que cela me procurait. Il est vrai que son œuvre est éparpillée en français. Son autobiographie mériterait peut-être une nouvelle traduction, plus contemporaine qui permettrait de le faire connaître sous un autre jour que celui de la poésie. Espérons que cela vienne un jour. Cette œuvre  le mérite.

8. Yeats est un poète aux facettes multiples et innombrables, ce qu’on voit lors des chapitres qui lui sont consacrées. Quel est la facette qui vous parle le plus ?

Yeats est un homme étrange, difficile à saisir. Il est à la fois un homme replié, maladivement timide qui n’approcha pas une femme avant ses trente ans et un écrivain d’une audace incroyable. Je me souviens avoir entendu une universitaire dire de lui qu’en tant que poète, il ne connaissait pas la peur et c’est vrai. Il se permet tout, il diffuse sa poésie imprégnée de philosophie orientale et de croyances en tout genre à la face de l’Irlande très catholique, il la teinte d’une sensualité tangible et cela ne l’empêche en rien de devenir un homme politique influent au nez et à la barbe du Clergé pourtant tout puissant à l’époque.

Quand on écrit, on croit forcément à la magie, d’une manière ou d’une autre, d’ailleurs, l’écriture (surtout la fiction) n’est que cela, non ?

Maylis Besserie

Ce qui me plaît le plus chez lui, ce sont les expériences d’occultisme (voyance, astrologie, spiritisme…) dans lesquelles il s’est lancé, non pour accéder à une vérité mais pour accéder à de nouvelles images et nourrir sa poésie. Je trouve cela merveilleux, ce rapport mystique à l’art qui réussit à soulever les états les plus profonds de l’âme humaine et les ramène au milieu des paysages, de la nature. Yeats relie dans l’écriture notre existence à un monde invisible que seuls effleurent les poètes et les sorciers, cela me fascine. Quand on écrit, on croit forcément à la magie, d’une manière ou d’une autre, d’ailleurs, l’écriture (surtout la fiction) n’est que cela, non ? Un processus magique incompréhensible.

9. Un des liens entre votre roman Les amours dispersées consacré à Yeats et le roman Le tiers-temps consacré à Beckett est l’Irlande. Quel rapport entretenez-vous avec ce pays et avec sa mythologie littéraire ?

J’ai découvert l’Irlande à l’âge de douze ans et j’y suis retournée inlassablement depuis. C’est une sorte de pays d’adoption, j’y ai des amitiés très fortes et très anciennes et l’impression d’y être chez moi. Ce pays est un miracle littéraire, une petite île de cinq millions d’habitants avec quatre prix Nobel de littérature et pas des moindres ! Des auteurs formidables, de vrais musiciens capables de faire sonner la prose comme si c’était de la poésie. Je suis toujours émerveillée quand j’assiste à des lectures par le talent d’orateurs et de conteurs des écrivains irlandais.

Beckett et Yeats sont aussi tout deux, étrangement rattachés à la France, par leur œuvre et leur corps, c’est aussi cela que je voulais raconter.

Maylis Besserie

La tradition poétique celtique et la littérature britannique sont arrivées là-bas à un grand mariage littéraire, que le combat contre les anglais n’a fait que renforcer. Les Irlandais ont recolonisé la langue de l’envahisseur et sont parvenus à restituer dans leurs romans les spécificités de leur phrasé, de leurs accents, la scansion de leurs phrases. Il y a aussi la mythologie celtique, les histoires épiques de créatures surnaturelles qui inonde l’inconscient collectif et littéraire – un pied sur terre pour lutter contre les anglais, un autre posé sur le monde invisible (le « monde du dessous »), une posture faite pour accoucher de grandes histoires. Beckett et Yeats sont aussi tout deux, étrangement rattachés à la France, par leur œuvre et leur corps, c’est aussi cela que je voulais raconter.

10. A la lecture des Amours dispersées, on est aussi frappé par la diversité des voix, celle des personnages et celles de Yeats et de sa muse. Comment s’est opéré le travail sur la langue ? Y a -t-il un moment où vous « oralisez » le texte afin d’entendre et de différencier les voix ?

Le travail polyphonique a été un apprentissage tout au long de ce livre. Bizarrement, la voix du fantôme de Yeats s’est fait entendre tout de suite, une voix irlandaise aux accents hugoliens que je me suis beaucoup amusée à écrire. La voix de l’enquête a pris plus de temps à se mettre en place, il fallait être capable de faire coexister les deux voix dans ma tête là où, pour Le Tiers Temps, je n’avais eu qu’à m’immiscer dans la tête d’un seul personnage : Beckett. Ça été un apprentissage très joyeux – je relisais à voix haute (comme je le fais toujours) pour voir ce qui résistait ou non à l’épreuve du « gueuloir ». Jouer avec autant de voix et de rythmes m’a ouvert de nouvelles perspectives d’écriture et m’a permis d’envisager à l’avenir des architectures romanesques plus complexes.

Crédit : Francesca Mantovani

11. Vous êtes productrice pour la radio, notamment sur France Culture. Vos deux romans, et notamment le dernier, convoquent des voix passées et présentes. La littérature est-il le lieu pour vous d’un dialogue entre les voix du passé et celles d’aujourd’hui ?

La radio a une place fondamentale dans ma vie, y compris littéraire. Je perçois le monde sous le prisme des voix. Quand on a le casque sur les oreilles, aucune inflexion de l’autre ne vous échappe, c’est ce qu’il y a de plus sensible, une voix. J’ai été marquée par tellement d’archives, d’interviews y compris faites par d’autres… Il me semble que toutes ces voix, du passé et du présent remontent dans mes livres, qu’elles se confondent et en fabriquent d’autres. Dit comme ça, ça peut paraître inquiétant mais je crois que c’est normal pour un écrivain d’entendre des voix, c’est même la moindre des choses. Dans Les amours dispersées, je voulais que le personnage de Madeleine soit confronté, dans son enquête sur le corps de Yeats, à de nombreuses voix (françaises et irlandaises) et que chacune apparaisse avec ses spécificités. Pour cela, j’ai imaginé une sorte d’interview dont les questions auraient été coupées, ce qui donne l’impression d’un monologue du personnage, plus ou moins théâtral. Il a son petit moment de gloire où il s’exprime, fait son tour de piste puis Madeleine passe son chemin jusqu’au suivant.

12. Dans Une histoire érotique de la psychanalyse, Sarah Chiche fait valoir la vie comme multiple : « De quel droit devrions nous être assignés, à vie, à ce que nous avons été à un moment donné ? Un jour, nous sommes le fantôme de notre vie, une loque en errance sous notre linceul de peau. Deux ans, cinq ans, ou vingt ans plus tard, nous sommes tout autres, la vie nous a repris sous son aile et les horreurs par lesquelles nous sommes passés appartiennent à un passé dont nous n’avons rien oublié mais qui semble appartenir à une autre vie. C’était nous, mais ça n’est plus nous. » Vos deux romans répondent-ils, par l’évocation de ces artistes singuliers, à l’idée que la vie est constituée de fantômes où passé, présent et avenir s’entrechoquent ?

Oui les fantômes sont partout, ce sont nos ancêtres, les morts que nous avons connus mais aussi, parfois, des êtres auxquels on se sent (malgré des siècles ou des kilomètres de séparation) étrangement reliés. Quand on écrit sur Beckett ou Yeats, sur un être qui a réellement existé et qui porte en lui un univers immense, on fait l’expérience d’une véritable compagnie, d’une présence. Ce n’est probablement qu’une facette de soi que l’on ressent mais comme celle-ci passe par un autre, on en a une perception complètement différente. C’est terriblement grisant et déroutant. L’écriture n’est faite que de cela au fond, de fantômes de soi et des autres, que l’on ne peut vraiment discerner.

Les amours dispersées de Maylis Besserie aux éditions Gallimard

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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