Un livre de cette rentrée littéraire est particulièrement touchant, car il n’est pas à proprement parler un roman, ni une fiction, c’est un texte incroyablement émouvant, réel, qui retrace les souvenirs d’une adolescence dans un pays oublié, une mise en lumière d’un tournant de l’histoire, la rencontre de cultures si différentes et pourtant si proches, la douleur de l’arrachement à une terre qui n’est pas la sienne, un méandre de vie.

Dans « Corps flottants », Jane Sautière nous emmène dans la vie adolescente qu’elle a eue, entre 1967 et 1970, au Cambodge, alors en pleine mutation lui aussi.

Elle nous prend par les émotions, par la grâce, la pudeur, pour des pages denses et capitales sur l’histoire d’une jeune fille dans d’un pays magnifique, mais en train d’être meurtri, un voyage dans la mémoire et dans l’adolescence, une suite d’épiphanies morcelées.

Ce livre est beau, beau comme une vie recomposée de bribes et de corps mémoriel, une mémoire qui se clarifie par moments, par souvenirs comme un fil relieur, au cœur d’une touffeur tropicale, le Cambodge, les expatriés, les Cambodgiens, les rencontres, un premier amour qui tatoue une mémoire, et des odeurs.

Par ce livre, on saisit que les lieux sont à retrouver sans délimitation ni cloisonnement, en sensations apatrides, perdues, parfois, mais intense, tellement.

« Corps flottants » : une image et une sensation ?

Les corps flottants, c’est un phénomène optique et physiologique : à l’intérieur de l’œil, des fragments de l’enveloppe du vitré se déplacent, comme si un objet se trouvant à l’intérieur du globe oculaire projetait une ombre sur la rétine. Lorsque l’œil cherche à observer ces taches, elles sont insaisissables justement parce qu’elles sont à l’intérieur même de l’œil qui les perçoit. Une expérience qui peut être liée à l’âge aussi, et qui trouble celui qui la vit.

« Je me laisse gagner par la chaleur sur le visage et, lorsque je rouvre les yeux, quelques taches noires apparaissent dans l’angle de mon oeil droit. C’est étonnant puis inquiétant . Je cherche à fixer ce petit archipel qui se déplace à chaque mouvement de l’oeil. J’apprendrais que ce sont des fragments de l’enveloppe du vitré. Ils flottent et projettent des ombres sur la rétine. J’ai su ensuite qu’on pouvait aussi les appeler « spectres »…

« Corps flottants », de Jane Sautière

De cette expérience, Jane Sautière tire le titre de ce livre qui devient, entre autre, un jeu avec les ombres et la lumière, le passé et ce qu’il peut révéler quand revisité à l’ombre d’une métaphore : un texte sur les spectres du souvenir.

Nous entrons dans une pensée parsemée de vérités ressaisies, de sensations restées intenses et réelles, malgré le temps, une reconstruction de vie, à distance, déracinée, mouvementée, belle, aussi, et ré-interrogée pour la comprendre. Ce que le temps permet.

« Je vois l’ombre-insaisissable-de ces corps flottants, toujours dérobés, toujours là. Encore un dérèglement dû à l’âge. Ce qui me paraît évident. Mon âge devient celui des corps flottants qui ont peuplé mon existence et qui demeurent présents et irréels »…

« Corps flottants », de Jane Sautière

Elle écrit avec son corps sur lequel le temps et les lieux sont tatoués

Jane Sautière est née en 1952 à Téhéran. Elle a vécu son enfance et son adolescence à l’étranger. Par la suite, elle est devenue éducatrice pénitentiaire.

C’est une auteure très profonde et qui délivre les vérités par fragments de justesse, listes de détails touchants, d’émotions à reconstituer sans besoin d’explications détaillées, une écriture de soi, une mosaïque comme l’est chaque vie libre et libérée par l’écriture. Ses romans sont toujours des envies et des besoins d’écrire. On le sent dès qu’on la lit. Corps flottants est son sixième livre publié aux éditions verticales.

« Corps flottants » est un livre de pensées, sensations, souvenirs, odeurs, une mosaïque mémorielle et sensorielle, une reconstruction par les phrases d’un passé devenu évanescent avec le temps, mais encore très puissant.

Une écriture de soi qui jongle avec le réel et les envies en formation, les émotions et sensations en pleine croissance, une revisite du passé mouvant et qui prend soin des fantômes.

Fragmentation des lieux, des souvenirs, des sens, du passé et du présent

Le passé, c’est donc cette adolescence à Phnom Penh, juste avant l’hallucinante tragédie des années khmers rouges.

Jane Sautière constate des lacunes étonnantes dans ses souvenirs de cette période, alors, via l’écriture, elle cherche à invoquer pour les retrouver ces souvenirs, ces rencontres, ces fantômes, à leur faire de la place.

Des fantômes qui sont souvent des gens, et parfois aussi des objets. Il y a des ombres, des lacunes. Oublis, on-dits, secrets ? Tout est flou.

Écrire pour tisser le fil de soi, encore, toujours, une plume d’Ariane

Collégienne à Phnom Penh juste avant la prise de pouvoir des Khmers rouges au Cambodge en 1975, Jane Sautière questionne l’oubli qui enveloppe cette période de sa vie.

La mémoire fait corps, parfois l’oubli cautérise, mais le corps se rappelle, pourtant. (oui, pourtant)

Et dans ce livre, on sent, on déambule, un assemblage se recrée, comme une mosaïque recomposée, avec une délicatesse lumineuse et touchante, un partage émouvant, humain, ouvrant, beau comme une sensation pure, exotique et proche, une mémoire charnelle qui nous prend au coeur.

On pourrait dire que c’est un livre sur la mémoire, mais il est peut-être plus juste de dire que c’est un livre sur l’oubli. Une tentative d’écrire l’oubli, d’écrire les ombres.

Un voyage sensoriel au Cambodge

Et la vie qu’elle retrouve et nous offre est pleine de choses, de voyages… Il y a les odeurs, bien sûr. Quiconque a eu l’expérience de tout quitter pour aller vivre sous d’autres latitudes sait que ce sont les odeurs, les couleurs qui restent comme souvenir premier, tatoué.

On court ou marche pieds nus, libre, il y a ce fleuve où l’on pouvait nager, et croiser des serpents tête hors de l’eau. Ces innombrables fruits inconnus d’elle jusqu’alors, des longans, de rambutans, des durians, leur goût, leur odeur, surtout.

Les bruits et bêtes de la nuit, margouillats geckos, grenouilles… Une forêt immense. Et puis les gens autour. Ses camarades de classe, les premières amours. L’éveil du désir dans un pays qui va sombrer. Des paquets de cigarettes, aussi.

Mais il y a surtout un contexte historique. Et familial. Des secrets, des dénis. Et des rencontres. inoubliables. perdues. retrouvées. Oui, il y a tout ça.

Le labyrinthe d’une mémoire devenue fragmentaire mais saisisseuse de détails inoubliables

On entre dans le passé de l’auteure, dans sa vie alors en formation, ses pensées, ce qu’elle a pu rencontrer et peut se remémorer aujourd’hui, avant la grande tragédie collective qui viendra clore tout cela.

Être inscrite au lycée français, quelle expérience intense, déconcertante, troublante, intense à partager… On se heurte à des différences culturelles, hiérarchiques, à l’inconnu, à l’indicible. On découvre, non l’éducation nationale telle qu’on la connaissait, mais l’école mixte, et aussi mixte du fait du mélange d’élèves d’expatriés français et de khmers de bonne famille.

« J’ai vécu une vie de Blanche dans la coterie des expatriés. Je n’en avais pas conscience, c’était mon milieu, je le haïssais violemment, sans pouvoir le contester. Il ne fallait pas que les races se mélangent, il fallait tenir sa place, son rang. il y avait des hiérarchies indiscutables et informulées. « 

« Corps flottants », de Jane Sautière

La violence de ces hiérarchies imposées au peuples colonisés, c’est difficile à ressentir, quand on est expatrié, même si du « bon » côté…. Pourtant, l’expatriation a aussi des plaisirs, on s’en rend compte dans les souvenirs qui nous sont offerts dans « Corps flottants »….

Une découverte de toutes les sensations, de désir, des plaisirs, par petites touches, mais derrière, on sait, on sent qu’il y a tant d’autres choses que ce paradis de carte postale, qu’on va nous dévoiler par fragments. Alors, on avance.

Une famille qui ne sait pas tout dire

Il y a une famille dont la langue commune est le silence.

Car c’est dans les services secrets, justement, que travaille son père. De ce qu’il fait, de ce qu’il sait, impossible de tout connaître. Un vide.

Et une mère qui a souffert, avant. Donc il y a le déni. Pas forcément le refoulement, mais il est des choses qu’on ne peut pas dire, surtout à sa fille. Pourtant, une fille sent, ce qu’elle ne sait pas encre qu’elle saura, peut-être.

La mère de Jane Sautière a perdu deux enfants d’un premier mariage. Mais elle ne parle pas. Cette famille est forgée par silence, où qu’elle soit. Même lorsque la bonne cambodgienne quitte la maison parce que son enfant est mort, elle reçoit aucune marque d’apitoiement.

Et il y a la douleur de la guerre qui s’acharne, autour. Quel labyrinthe intense que cette mémoire qui veut réémerger, reconstituer pour comprendre.

Les Khmers rouges sont là, l’histoire est en marche et on conseille aux expatriés de repartir vite dans leur pays, pour éviter une histoire atroce que Jane Sautière découvrira bien plus tard, une fois rentrée en France depuis longtemps… Une histoire atroce, factuelle, aussi, qu’elle partage avec nous, non comme un cours d’histoire de la décolonisation et des violences de la guerre, mais à travers le prisme des corps flottants de son oeil. Bribes, poussières, ombres insaisissables. Même si réelles.

Les horreurs des Viet Congs, des Khmers rouges, parmi les camarades de classe cambodgiens, combien auront fini leur vie sous les mains d’un bourreau ?

« Bophana, le regard qui ne baisse pas, qui ne faillit pas, alors qu’elle connaît déjà l’issue de sa captivité. Elle est photographiée par ses bourreaux, comme tous les autres de S21, elle regarde au-delà du photographe, elle ne lui accorde pas son regard. Que voit-elle? Sa vie? La saloperie humaine? Je ne sais pas »…

« Corps flottants », de Jane Sautière

Reconstituer pour transcender l’oubli, cautériser la déchirure

Quitter un pays où on a grandi est une déchirure, réelle, difficile à cautériser. On interroge sans cesse, on va parfois chercher où on peut ce qu’on n’a pas su voir ou qu’on ne nous a jamais dit…

On peut se retrouver sidéré, en proie à une chute intérieure, une faille ouverte, se retrouver à arpenter « un espace apatride dans l’angoisse », l’angoisse de savoir , la stupeur de pouvoir le faire, pourtant.

Car dans Corps flottants ce qui est important, c’est aussi ça. Le savoir à chercher dans les livres….

Ceux de Marguerite Duras, L’Amant ou Le barrage contre le Pacifique, pour comprendre, expliquer la colonisation, la domination réelle, ce qui n’a jamais été réparé, aussi, tout comme l’attirance incontrôlable.

Les documentaires de Rithy Panh, aussi, pour se raccorder à l’Histoire vaste et décisive, les exécutions de masse qui ont eu lieu, pourtant. « « L’image marquante » fut une immense brèche vers le monde sensible que je ne voulais pas voir. … Tenter de raccorder ce que j’ai vécu à une histoire plus vaste, décisive.»

Ces choses qui évoquent ce pays perdu, ces faits et mots qui résonnent en elle, cet éden détruit, en cendres, cette violence que ça peut déchainer de le réaliser après coup, la douleur.

« Si les Khmers rouges n’avaient pas existé, aurais-je oublié Phnom Penh à ce point ?»

« Corps flottants » est une succession apparemment décousue, des bribes évoquées poétiquement mais qui font sens, profondément, des fragments de souvenirs qui se chevauchent, les sens, les découvertes, le plaisir, l’amour, la mort, le paradis et la guerre…. Se remémorer pour tourner la page, aussi.

Le théâtre des ombres de la mémoire

Il est difficile de parler simplement de ce livre sans trop en dire, il est inutile de ne rien en dire, il est évident qu’il faut le lire si le sujet nous parle, de près ou de loin. Ce texte est truffé de révélations aussi brèves que des éclairs et pourtant apaisantes.

Le titre, bien sûr, dit tout, tout comme la quatrième de couverture. Finalement, cette chronique a sans doute déjà bien trop longuement parlé de cette écriture infiniment pleine de tact, de ces sens redevenus présents et nets grâce à l’art d’écrire le passé peuplé d’ombres, de fantômes en prenant pourtant soin d’eux.

Tout revient dans ces pages, le passé, la mémoire, l’indicible oublié, entre nuances, savoir et tact, pensées brèves et aériennes, comme si vouloir trop saisir ces souvenirs risquait de les dissiper.

« Il faudrait que les corps flottants soient cela, un doute sur l’existence de ce qui nous a animés, la survivance d’une danse, d’une joie, d’un sourire de ce qui aussi a été là, sans retour possible, mais présent et fragile, nous laissant incertains . De la matière non matière (une ombre ?) reste le flottement. On ne peut pas voir les corps flottants, ils sont là, on déplace le regard vers eux et ils se déplacent tout pareil. Accepter cette approximation et donc l’échec inéluctable de les écrire. Se demander comment rendre compte de l’intensité des choses disparues. Vacillation plus vraie que les certitudes, plus stable que les credo, plus fidèle à nos vies »

« Corps flottants », de Jane Sautière

Un livre dédié à un ami de l’auteure, disparu, « qui ne lira pas ce livre »…. Mais nous, oui.

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