Dans leur essai consacré à Kafka, Gilles Deleuze et Félix Guattari posent cette question inaugurale : « Comment entrer dans l’œuvre de Kafka? C’est un rhizome, un terrier« . Dans l’œuvre de Franz Kafka, les entrées sont donc multiples. Le lecteur est appelé à chercher des entrées et des issues qui prolifèrent tant le sens couve à l’intérieur des galeries textuelles. On serait donc en mesure de se poser la même question à l’endroit du nouveau roman de Grégoire Bouillier, Le cœur ne cède pas, aux éditions Flammarion : comment entrer dans ce roman? Ce qu’on remarque à la lecture du livre, c’est à quel point ce nouveau roman semble contenir tous les genres littéraires qu’avaient utilisés Kafka et à quel point il les métamorphose : citons d’abord le journal intime, utilisé dans la dynamique même du texte. En effet, le narrateur alias Grégoire Bouillier alias Bmore se livre au fur et à mesure de l’enquête et interroge son propre passé. On trouve aussi les lettres, dont une qu’il reçoit dès l’ouverture du roman. On trouve par ailleurs le modèle du roman, lequel semble utilisé comme une sorte de laboratoire des possibles. Enfin la nouvelle, au sens où certains chapitres tendent quasiment à une autonomie et à une tentative de fragmenter le monde. L’œuvre de Kafka irrigue tout le roman de Grégoire Bouillier, avec notamment la référence centrale à la nouvelle Un artiste de la faim qui fait écho au destin funeste et tragique de Marcelle Pichon, la protagoniste de ce roman Le cœur ne cède pas.

Le cœur de Marcelle Pichon cède bien après 45 jours sans avoir mangé. Ce qui est fascinant et terrible, c’est que Marcelle Pichon ait consigné dans un journal ce suicide par inanition.

Entrer dans le cœur de l’œuvre

Revenons un instant au Kafka de Deleuze et Guattari :  » On entrera donc par n’importe quel bout , aucun ne vaut mieux que l’autre, aucune entrée n’a de privilège, même si c’est presque une impasse, un étroit boyau, un siphon, etc… On cherchera seulement avec quels autres points se connecte celui par lequel on entre, par quels carrefours et galeries on passe pour connecter deux points, quelle est la carte du rhizome, et comment elle se modifierait immédiatement si l’on entrait par un autre point. » Le cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier place le lecteur dans cette interrogation des origines et du commencement. Pour tenter de parler de cette quête vertigineuse, il faut donc y entrer par n’importe quelle entrée car nous reconstruisons au fil de la lecture un commencement. L’auteur semble interroger cette idée de début et de fin : on se demande bien à quel moment le livre serait susceptible de s’arrêter tant ce qu’il y a dire sur Marcelle Pichon ressemble à une traversée dantesque. Trouver un langage, une forme, une structure pour traduire les fracas du monde et les mystères d’une vie.

A l’origine de ce roman, il y a une émission de radio. En mai 1986, Grégoire Bouillier y apprend la chose suivante : une femme s’est laissée mourir de faim dans son appartement, durant quarante-cinq jours, à l’automne 1984. Une chose le sidère : cette dernière a tenu le journal de son agonie. Son corps a été retrouvé en août 1985, dix mois après sa mort. Or la presse de l’époque n’ a pas rendu justice à cette femme et a commis de nombreuses erreurs factuelles.

Le livre-cœur, le livre-corps, le livre-image

Cette histoire resurgira vint cinq ans après. Comme un impensé. Il est donc temps de démarrer une enquête où le sujet est autant la vie de Marcelle Pichon que l’acte même d’écrire. Le sujet névralgique du livre, c’est son écriture-même et sa part labyrinthique. Ce roman trace des lignes de fuite permanentes, notamment par les citations liminaires qui inaugurent chaque chapitre. En effet, chaque nouveau chapitre se trouve associé à une citation, créant ainsi tout un jeu de références allant de Sarah Kane à Flaubert mais aussi à Trotski et même Loana de Loft Story. Ces citations liminaires fonctionnent presque comme des sortes de blasons poétiques et rhizomiques, conférant au roman de Bouillier l’aspect d’un corps, puisque chaque citation renvoie de manière mentale à une partie de son corps-livre.

À de nombreuses reprises, la littérature ou le cinéma viennent presque contaminer l’entreprise littéraire de l’auteur, créant tout un jeu d’échos entre l’écriture en train de se faire et les références à des œuvres passées. Ce jeu d’échos comporte aussi une part très perécienne, par son aspect ludique et sa dimension de jeu avec le lecteur, à l’image de la référence au film de Chantal Ackerman, Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles. Ce film questionne par ailleurs ce qu’on peut montrer et voir dans un film. Lors d’une interview donnée en janvier 1976, la réalisatrice disait qu’elle faisait « de l’art avec une femme qui fait la vaisselle ».

Ce qui est troublant avec cette référence, c’est à quel point l’auteur tisse son roman d’images mentales et de portes d’entrées implicites. L’auteur propose toute une réflexion sur la manière dont les images peuvent nous sidérer et nous ravir, et à quel point aussi elles peuvent nous tromper, à l’instar d’une scène où Marcelle Pichon va être confondue avec une autre. Ce jeu d’échos labyrinthiques crée souvent un vertige et permet de saisir toute la force de cette quête. Il est ainsi question du dernier appartement de Marcelle Pichon, celui rue Championnet, lequel semble emprunt d’une aura fantomatique et maléfique. Grégoire Bouillier va ainsi faire référence au film de Roman Polanski, Le locataire, film dans lequel Trelkovsky, un Français d’origine polonaise loue un appartement dans un immeuble parisien ayant appartenu à une femme Simone Choule laquelle s’est récemment défenestrée et qui ne va pas tarder à mourir.

A l’instar du film de Polanski, le roman de Grégoire Bouillier interroge la manière dont nous arrivons ou non à habiter le monde.

Dans son essai Cinéma Hermetica, au sujet du Locataire de Polanski, Pacôme Thiellement analysait ce rapport au monde : « Le livre de Topor comme le film de Polanski évoquent un monde qu’il est devenu impossible d’habiter. C’est la rengaine répétée par Monsieur Zy : trouver un appartement est devenu si difficile, les appartements sont désormais des denrées précieuses. C’est un monde où l’angoisse principale est de trouver quelque part où loger« .

Le cœur secret du livre

La lecture du Cœur ne cède pas abrite tant de recoins, de lieux, de noms, de figures insolites dans lesquels le lecteur va ouvrir de nombreuses portes. A travers ces neuf cent pages se dessinent et se ramifient d’autres livres. Lors d’une interview donnée à Marie Richeux dans Par les temps qui courent, Yannick Haenel disait la chose suivante : « J’aime l’idée que dans un livre il y ait un autre livre, secret. Un livre impossible à écrire. J’aime aussi qu’il y ait des noms cachés. » Grégoire Bouillier semble ainsi écrire un autre livre, plus secret, encore plus caché, à l’intérieur du livre. On sent bien qu’à travers le nom de Marcelle Pichon se cachent d’autres noms, d’autres histoires, d’autres secrets. L’évocation même des noms appelle toute une poétique fantomatique. Ecrire pour évoquer les disparus, pour faire renaitre un instant une époque et une lumière, une géographie et une musique. On pense ainsi aux ambiances modianesques, par l’évocation d’un Paris secret et mystérieux.

On retrouve aussi à la manière de Dora Bruder cette empathie et cette obsession du détail et du besoin de comprendre un instant, une date, une lumière de l’époque. Grégoire Bouillier se rapproche de ce même besoin viscéral de savoir et comprendre, que l’on retrouve chez Modiano dans Dora Bruder : « Il faudrait savoir s’il faisait beau, ce 14 décembre, jour de la fugue de Dora. Peut-être l’un de ces dimanches doux et ensoleillés d’hiver, où vous éprouvez un sentiment de vacance et d’éternité — le sentiment illusoire que le cours du temps est suspendu, et qu’il suffit de se laisser glisser par cette brèche pour s’échapper à l’étau qui va se refermer sur vous. »

Chez Grégoire Bouillier, la langue dessine et tente de dresser les contours de territoires à exhumer, avec notamment la figure de l’appartement, celui dans lequel est morte Marcelle Pichon. Cet appartement métaphorise notre rapport au réel et questionne ce qu’on est ou non capable de se représenter.

Le cœur comme une labyrinthe

Ce que cherche à faire Grégoire Bouillier, c’est épuiser une matière physique qui devient littéraire par le geste même de l’écriture. Tout consigner, partir en quête des archives qui vont permettre de reconstituer le puzzle qu’est la vie de Marcelle Pichon. Ce qui fascine et sidère le lecteur, c’est à quel point le roman de Bouillier explore tous les possibles du romanesque, le roman se faisant chantier et laboratoire d’une écriture en mutation permanente. On pense donc à la citation liminaire qui ouvre le roman, extraite du Zibaldone de Giacomo Leopardi :  » De l’autre, nous ne savons rien et nous ne pouvons rien savoir; et pourtant nous savons tout de lui. Nous en savons autant que sur nous-même. »

Le Zibaldone renvoie à un immense carnets de note où tout est en projet, où tout est en devenir. C’est l’invention du journal intellectuel. Le Zibaldone est pareil au journal d’une âme. Le cœur ne cède pas va se faire le journal d’un corps, cherchant à saisir le mystère de cette mort, ce suicide par inanition. A la manière d’un Zibaldone contemporain, Grégoire Bouillier va épuiser son sujet, opérant des allers-retours permanents entre le passé et le présent.

Le critique Robert Melançon compare ainsi Le Zibaldone à une machine à penser :  » Le Zibaldone n’est pas une œuvre de Leopardi mais la machine démesurée qui lui a permis d’inventer ses œuvres proprement dites, destinées au public. Il appelle donc une autre lecture. On ne peut à toutes fins utiles pas le parcourir du début à la fin en lisant chaque page l’une après l’autre, non pas tant à cause de sa masse — cette difficulté se résoudrait par la persévérance du lecteur de fond — qu’à cause de sa structure. Le Zibaldone est une chambre d’échos, un palais de miroirs. » On pense bien à cet appartement mortuaire de Marcelle Pichon, appartement 609 au 183 de la rue Championnet, sorte de « chambre d’échos » et de « palais de miroir ». Car les miroirs et les échos sont nombreux, autant pour le narrateur que pour Marcelle Pichon. Le coeur ne cède pas ne peut-il pas se comparer à une machine à écrire et dire une histoire, et plus généralement à écrire et à dire ?

Le cœur ne cède pas ne cesse de chercher à cartographier nos existences et nos fragilités. On court donc d’une page à l’autre, on s’engage dans les chemins de traverse que l’enquête de Bmore et de son assistante Penny ouvre. Le lecteur est pareil à Kafka, l’arpenteur d’un labyrinthe, sûr de n’en pas sortir une fois qu’on y est entré, en y découvrant le désir de saisir par un mot la vérité d’une vie.

Ce qui est saisissant dans le roman de Grégoire Bouillier, c’est sa réflexion sur les liens entre la littérature et le réel. Ce dernier interroge les possibilités de la littérature face aux accidents du réel. Tout en fixant des limites à la littérature, il lui rend toute sa puissance. Il découvre ainsi qu’un auteur japonais, Masahiko Shimada a imaginé un livre, Les Carnets de la momie, racontant l’histoire d’un suicide par inanition. Que peut donc dire cet auteur que n’a pas dit de manière bien plus forte Marcelle Pichon?

Un cœur à corps

La littérature permet donc de dire les manques, tout ce qui se trouve en creux et qui est absent. Rien n’est figé : à vous d’explorer ses galeries pleines de chaussetrappes et d’impasses. Retrouvons une dernière fois le Kafka de Deleuze et Guattari, lesquels interrogeaient la place des lettres chez Kafka:  » Les lettres sont un rhizome, un réseau, une toile d’araignée. Il y a un vampirisme des lettres, un vampirisme proprement épistolaire . […] Il y a du Dracula dans Kafka, un Dracula par lettres, les lettres sont autant de chauve-souris« . On pourrait ainsi le dire pour l’entreprise romanesque de Grégoire Bouillier.

Comme il avait été dit au début de l’article, ce roman constitue bien un rhizome, un réseau et une toile d’araignée. Il constitue d’autant plus un réseau que l’on peut trouver d’autres informations concernant le livre sur un site internet :

N’y a -t-il pas du Dracula dans la figure d’un romancier emprunt d’une sorte de vampirisme de la fiction et du réel, un vampirisme pour la figure de Marcelle Pichon? Ecrire jusque dans une nuit de l’écriture les faits liés à la vie d’un être, à ses faits et gestes. Aller essayer de comprendre ce qui sous-tend un suicide par inanition.

Grégoire Bouillier interroge le nom que l’on se donne et que l’on donne aux autres. Il cherche à saisir le mouvement de l’Histoire et de nos histoires. Toutes ces fictions réelles et imaginaires, reliées à l’histoire de Marcelle Pichon. Le nom de ses parents, l’histoire d’une mère ( celle de Marcelle) qui abandonne sa fille, d’un père ( celui de Marcelle) qui tente d’élever sa fille comme il peut. Tous les chapitres sur le père de Marcelle, devenu coiffeur, sont incroyablement justes, de par ce qu’elles disent sur nos rêves et nos désirs. On retrouve ici toute une réflexion sur le nom et sur ses transformations, Marcelle devenant un moment Florence puis devenant à la fin de sa vie anonyme. Cette réflexion se retrouve d’ailleurs chez Kafka avec ses deux romans, comme le soulignait Marthe Robert dans son essai Seul comme Franz Kafka :  » Dans les deux grands romans de la maturité, le héros n’apparaît plus que sous une initiale symbolique, un K tenant lieu de X dont on ne sait pas s’il est le début d’un nom normal, quoique clandestin, ou le dernier vestige d’un nom éteint, impossible à reconstituer… Entre les deux K pareillement frustrés du droit de se nommer, il y a toutefois cette différence notable que le premier garde malgré tout un prénom, ou, comme le dit si bien le langage populaire, un « petit » nom, c’est-à-dire quelque chose qui, lui venant de ses parents, le rattache au moins à son enfance et à la sphère la plus inviolable de sa vie privée ; alors que l’Arpenteur ne possède absolument plus rien qui permette de l’appeler… C’est que, du Procès au Château, la détérioration de l’individualité s’est considérablement aggravée… Elle ne laisse subsister finalement que l’homme réduit à sa plus simple expression, l’homme véritablement sans qualités en qui ne survit plus que le dernier noyau de l’humain. » Nommer dans son roman Marcelle Pichon, n’est-ce pas ainsi une manière pour le romancier de lui redonner vie et chair?

Les pulsations du cœur

Grégoire Bouillier est le romancier qui cherche à saisir l’instant précis qui fait effraction dans le réél, pour reprendre un titre d’un ouvrage collectif dédié à Emmanuel Carrère. La réalité n’arrête donc pas de se jouer de nos attentes. Face à cette réalité qui se joue de nous, Grégoire Bouillier fait couler une écriture liquide et sinueuse, se rapprochant des limites de ce que l’écriture peut nous faire entendre et voir, à la manière de Miles Davis. Le romancier et le musicien se jouent donc des accidents pour proposer une symphonie éclatée et folle de notre époque moderne. Il suffit donc de penser à ce fameux concert de Miles Davis au théâtre du Chatelet en 3 mai 1982 quand les plombs sautèrent.

Que faire quand les plombs sautent? Que dire quand la réalité semble nous échapper? Que raconter quand il faut tenter de recomposer les morceaux éclatés d’une vie souterraine et rhizomique? En prendre acte, l’utiliser comme matériau musical et romanesque et tracer autant de lignes de fuite qui sont l’expression d’une libération de la vie. Grégoire Bouillier confère à son livre une puissance électrique alors que les plombs du réel sautent. Faire sentir les pulsations du vivant face à nos morts successives. Marcelle Pichon ou l’autre nom d’un concert vertigineux dont la seule évocation du nom produit cette électricité atomique qu’on appelle littérature.

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

Laisser un commentaire