Un roman qui parcourt les phrases , les phases, les strates de l’eau du ciel de la terre, qui donne de l’air et qu’on lit en apnée.

Liberté de ton, de narration, d’érudition, elle jongle avec tous les savoirs comme un marin le ferait, et puisqu’il arpente la mer, pas besoin de plongée, les marins avancent comme la plume de celle qui les raconte

L’auteure est bâtisseuse de vie, archipel et monde, savoirs et corps, légendes et vérités, humour et tragédies, tout est flux, reflux, ressac et sac imaginaire.

Partons pour l’île d’Ys, recrée comme re-née d’une légende bretonne ; arpentons un XVIIIe siècle réorganisé et dépeint aux goûts de l’auteure ; suivons la vie et les méandres d’une enfant de neuf ans : Danaé dite Poussin. Vous venez ?

Qui est Dominique Scali ?

Née à Montréal en 1984, Dominique Scali est donc auteure et journaliste.

Née d’un père italien et d’une mère québécoise, elle est titulaire d’un doctorat en psychologie de l’Université de Sherbrooke (2012).

Elle est journaliste au « Journal de Montréal » depuis 2014.

Son premier roman, À la recherche de New Babylon était déjà remarquable, déroutant, admirable comme un western alternatif, puisqu’il se déroulait dans le Far West.

Les marins ne savent pas nager, son second roman, confirme son talent d’auteure et porterait parfaitement les mêmes qualificatifs, si on devait le limiter à cela. Une réécriture des textes fondateurs de la littérature ? Ce serait exagérer, mais pas tant que ça, finalement.

Ce second roman est une somme de talents, d’imaginaire, d’aventures et de peintures sociales totalement différente de son premier, mais somme, il reste, immense, s’affirme.

Roman fleuve, histoire d’eaux, légende, conte social ou leçon de vie ? Tout ça, mon capitaine !

Les marins ne savent pas nager narre la vie d’une société recrée, ses inégalités, ses contradictions par une réflexion sur le courage, les aléas de la vie de marins comme son attrait paradoxal pour ce qui détruit et nourrit, apporte aventures, naufrages, nourriture.

Dans une prose ironique, enlevée par l’alternance de chapitres historiques et d’une narration d’un groupe de personnages, Dominique Scali nous emporte dans le monde tel qu’il est.

On entre dans les pages et on surfe sur le temps, aussi, on navigue dans un XVIIIè siècle alternatif, car sont laissées libres toutes les remises en cause. Il faut prendre le temps de tourner les pages de ce livres, aussi, le temps de démêler l’histoire d’Ys et de ses marins.

D’où vient le clivage entre la Cité de l’île et ses rivages ? Quelles sont les règles qui peuvent faire nommer un citoyen ? Quelles guerres ont un jour déchiré les résidents ? Qui les a gagnées, et pour quoi ?

Et on suit, bien sûr, un être, une sorte redécouvreuse de réel, Alice au pays des mers vieilles, une vie construite à la fois d’errance et de déceptions, on découvre et s’attache à Danaé, la seule nageuse dans cette île d’échoueurs ou de citoyens à l’abri des marées d’équinoxe dans une Cité fortifiée.

Une prose aventureuse au souffle intarissable

Danaé Berrubé-Portanguen, dite Poussin, possède le rare don de savoir nager. Orpheline, elle vit sur l’île d’Ys.

« Nom antique, celui d’une princesse grecque qui avait connu l’enfermement, voguant sur les flots pour s’évader et accoucher d’un demi-dieu. C’était surtout un nom de bateau. On donnait aux navires des noms de femmes et aux femmes, des noms de navires. »

« Les marins ne savent pas nager », de Dominique Scali

Tout autour de l’île, bien sûr, il y a la mer, dont les marées sculptent le paysage et dont les tempêtes causent les naufrages qui recrachent les morts et les épaves.

Ceux d’en bas, sur le rivage, les naufrageurs, se nourrissent de ce que les épaves leur laissent, pas d’amour et d’eau fraiche, mais de débris et d’espérances.

Dans cette île où même les terriens se vantent d’être marins, seuls les plus braves ont le privilège de vivre dans la cité fortifiée, à l’abri des grandes marées d’équinoxe.

Un asile pour pirates et corsaires, un lieu de refuge pour conquérants déchus et naufragés, et cette terre lie ceux qui y vivent, attachés et réunis par une même langue, un nom, dans un même sentiment d’appartenance à ce bout de terre.

« Ailleurs, on disait de nous que nous étions fous et on dit maintenant que nous sommes chauvins. Nous préférons dire que nous sommes issois. Est « issois » ce qui est obstiné, audacieux et revanchard. est « issois » ce qui fait bomber le torse. le pêcheur qui rapporte plus de quintaux de morues que les autres ou le commandant qui va toujours au bout de ses menaces est considéré comme un « vrai Issois ». Un orateur éloquent se fait complimenter: « V’là qui parle issois. » Quand le temps est clément, avec juste assez de vent pour l’appareillage, on dit « Le ciel se fait issois. » On ne perdra pas de temps à dire d’une chose qu’elle est digne, brave ou agréable quand on peut dire qu’elle est « issoise ». Certains se risquent mëme à utiliser les vocables « issoisement » et « issoiseté », mais nous les jugeons de mauvais goût. »

« Les marins ne savent pas nager », de Dominique Scali

Le destin d’une héroïne libre

Suivant le destin des riverains qui doivent se partager plages et marges, Danaé Poussin se soumettra aux cycles qui animent les mouvements de la mer, comme à ceux qui régissent le cœur des hommes.

« Tu es née dans la cité. Tu n’es pas une créature du rivage. V’là qui complique tout. Tu es un oiseau qui hiverne l’été et qui estive l’hiver. »

« Les marins ne savent pas nager », de Dominique Scali

Danaé est un être à part, plus qu’un symbole, un mythe libre, virevoltant entre les normes, les us, les coutumes, Issoise jusqu’au bout des ongles, même pieds nus dans le sable, est pourtant un être qui ne marche jamais que dans les chaussures d’autrui. Alors, suivons-la !

« Être un vrai marin, c’est savoir faire ses adieux. »
(…) « Tu es condamnée à voir les autres voler dans le sens contraire. Tout t’est dû, mais rien ne t’est réservé. Il faudrait que le vent vire, que la marée s’inverse, que ce qui est englouti remonte à la surface et que ce qui flotte coule… En attendant, fais ce que tu fais le mieux : nage. Ne cesse jamais de nager. »

« Les marins ne savent pas nager », de Dominique Scali

En cinq étapes, de ses neuf ans à l’âge mûr, nous découvrons, au fil du temps, son cheminement dans les différentes communautés qui peuplent Ys, et même dans sa Cité, si difficile d’accès. 

Et pendant que l’on suit les différents épisodes de cette épopée personnelle, de ses rencontres avec une myriade de personnages hauts en couleur, une vie nourrie de scènes joviales, marquantes, prenantes, cocasses ou émouvantes, le récit nous entraîne aussi dans l’histoire de l’île et de ses curieuses particularités, politiques, notamment.

Une société imaginaire, isolée, décalée ou un détournement de la réalité ?

Une bien étrange société inventée par Dominique Scali, qui fait, de surcroît, s’entrechoquer des valeurs aristocratiques, méritocratiques et démocratiques dans un monde historique recréé…

Ce roman rappelle inévitablement les plus grands noms de la littérature maritime et d’aventure, mais il bâtit, dans le même temps, et dans un mouvement de tanguis et de roulage, une dense et multiple utopie insulairo-politique, qui porte en elle tellement de nuances qu’elle ne peut être qualifié, n’être pas la meilleure pour tout le monde, mais cependant trouver une puissance fascinante de séduction dans le souffle de l’écriture qui l’a créé.  

700 pages qui se lisent d’une traite, si l’on peut, un exploit !

Car il s’agit de 700 pages qui peuvent être dévorées comme celles d’un (très) grand roman d’aventure maritime, comme si un Stevenson avait mêlé sa plume à celle de Melville, de Voltaire, aussi, de Rabelais, un peu, de Victor Hugo, un brin de travailleurs de la mer, un poil de Queneau pour la liverté créative, et d’Homère, aussi, puisqu’il y a des amours dans cette mer avaleuse.

Un style qui survole tous les styles et en crée un, particulier, insulaire et maritime, rythmé et joueur, donc jouissif ! Un panaché entre expression typiquement québécoise et vrai-faux moyen français du XVIIIe siècle, jonglant entre moults mots néologisés, entre les registres, entre les images incongrues et des imparfaits du subjonctif parfaitement maîtrisés qui nous laissent en pâmoison d’admiration, diantre !

Dominique Scali signe un roman d’aventures maritimes époustouflant campé dans un XVIIIe siècle alternatif salé par l’embrun et rempli de la cruauté du vent.

Un roman unique, carte nautique et mode d’emploi aquatique, roman d’histoire et de légende, critique sociale, aussi, philosophique et sage, roman unique, réellement, et emportant.

Un livre unique qui peut tourner une page importante de l’histoire de la littérature

Car Les marins ne savent pas nager est un livre qu’on ne peut définir et qu’on laisse nous porter sans savoir où il va nous emmener, comme un lecteur naufragé, jeté à la mer, en vue d’un terre à conquérir.

Et surtout il semble s’adresser, sans forcément l’avouer, à celles et ceux qui, un jour, se sont demandé si c’était la montée des eaux qui les faisait pleurer ou leurs larmes qui faisaient monter les eaux.

Cette société, prenante, attachante, passionnant, emportante, est malgré tout plantée comme un univers dur et sans concession. À l’image des hommes et des femmes qui survivent accrochés à cette île, la géographie et le climat sont impitoyables. Mais.

Dominique Scali a fait le choix de faire que la langue locale et imaginée colle au sujet et à son époque. Et c’est … admirable. le mot « dignité » méritait 700 page pour être redéfini. Tout comme le mot valeur. A laisser de coté, parfois.

Pour finir, deux petites phrases tirée du livre sauront emporter ceux qui résisteraient encore à l’envie de le lire…

« L’océan se révélait dans sa courbure et son immensité, son fracas en bas et sa tranquillité au loin. » Et il faut savoir l’écouter, puisqu’il a un langage qui lui est propre, une harmonie dans le tourbillon fracasseur : « Ce qui fait que la mer est mer, c’est que toutes ses contradictions y existent en même temps. »

Et le plus beau dans « Les marins ne savent pas nager », c’est qu’il fait preuve de la même prouesse que l’océan.

Les dés sont jetés ?

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