Pendant 17 jours, je vous livre mes sensations, mes impressions, mes sentiments de lecture au sujet du roman O de Miki Liukkonen, qui paraît au Castor Astral.

Seizième jour

Comment commencer ? Et de quel droit? La première phrase d’un livre soulève toujours cette question. Et celle-ci ne se trouve résolue qu’une fois le livre fini et fait. Si bien que toute interrogation préalable portant sur sa pure possibilité apparaît, rétrospectivement, comme n’ayant jamais eu, ni raison ni objet. Le mouvement se prouve en marchant.[…] Si un livre n’existait pas déjà avec son histoire accomplie prenant place au sein d’elle, la seule, que l’humanité se raconte à elle-même depuis qu’elle est, qui aurait le pouvoir de l’écrire? Toute première phrase est un recommencement.

Philippe Forest, Beaucoup de jours

Le roman O de Mikki Liukkonen pose la question du commencement : lire, est-ce commencer ou recommencer un acte qui viendrait de plus loin?

La première phrase des grandes œuvres, par leurs statuts d’incipit, interroge cette idée de commencement, rappelant que la dernière phrase d’une œuvre fonctionne comme un boucle, renvoyant au début de celle-ci.

Le roman O s’ouvre sur cette phrase :

L’instant où l’être humain se résout à mourir n’est pas nécessairement celui où il sait qu’il meurt.

O, Mikki Liukkonen

Le début du roman inscrit le texte dans sa fin, et la fin même du roman ouvre ce dernier:

Il est intéressant de constater que le roman inverse les choses : si la première phrase, courte et ayant valeur de maxime, semble annoncer une clôture, la dernière phrase, ample, sensitive et complexe appelle le lecteur à une ouverture. Le roman s’ouvre sur la mort et termine par la vie, un « Oui » joycien. L’influence revendiquée de James Joyce s’exprime ici nettement, si l’on pense à Ulysse mais aussi à Finnegans Wake.

A la manière de O, Finnegans Wake constitue un cycle. Dans cette œuvre totale de Joyce, la dernière phrase – un fragment – renvoie à la phrase de début:

« un chemin un seul un dernier un aimé un long le riverrun, passé Eve et Adam, de la déviation de la rive à la courbe de la baie, apporte nous par un commodius vicus de recirculation vers Howth Castle et Environs.  »

James Joyce, Finnegans Wake

Joyce lui-même a révélé que le livre « se termine au milieu d’une phrase et commence au milieu de la même phrase« .

Dans son essai Beaucoup de jours, Philippe Forest avait passé un an à relire Ulysse de Joyce et concevait la littérature comme un recommencement:

La première phrase semble ainsi contenir la clé de toute histoire. Les grands incipits semblent d’ailleurs si évidents, alors qu’ils sont souvent le fruit de longues recherches.

La Bibliothèque Nationale conserve seize commencements de A la recherche du temps perdu. Parmi ces phrases : Il faisait nuit noire dans ma chambre. – Autrefois, j’avais connu le bonheur de rester éveillé…- Il faisait nuit dans ma chambre. C’était l’heure. Et chacun connait la phrase sésame, celle qui nous accompagne le matin, le soir, tous les jours de notre existence de lecteur : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ».

Georges Perec, comme je l’ai déjà rappelé, constitue une autre influence pour Miki Liukkonen.C’est d’ailleurs ce dernier qui s’amusa à proposer des variations atour de ce sésame proustien :

00 Texte-souche
Longtemps je me suis couché de bonne heure

01 Réorganisation alphabétique
B CC EEEEEEEE G HH I J L MM NNN OOO P R SSS T UUU

02 Anagramme
Hé, Jules, ce môme chenu de Proust songe bien !

03 Anagramme (autre)
Je cherche le temps bougé ou semé d’un sinon…

04 Lipogramme en A
Longtemps je me suis couché de bonne heure

05 Lipogramme en I
Longtemps nous nous couchâmes de bonne heure

06 Lipogramme en E
Durant un grand laps on m’alitât tôt

07 Translation
Lugubrement je me suis couronné : honteusement

08  Palindrome strict
Eru, eh ! En no bed ! Eh cu oc si usé me j s.p. met gnol…

09 Bourdon
Longtemps je me suis coché de bonne heure

10 Double bourdon
Longtemps je me suis coché de bonne hure

11 Épenthèse
Longtemps je me suis coluché de bonne heure

12 Négation
Longtemps je ne me suis pas couché de bonne heure

13 Insistance
Pendant longtemps, pendant très longtemps, pendant très très très longtemps, oui, moi,  je me suis couché, je suis aller au lit quoi, de très bonne heure, de très très très bonne heure, vraiment de très très très bonne heure…

14 Ablation
Je me suis couché de bonne heure

15 Ablation (autre)
Longtemps je me suis couché

16 Double ablation
Je me suis couché

16 bis Triple ablation

17 Triple contresens
Jadis, j’acceptai de perdre le match à l’aube

18 Autre point de vue
Marcel, au lit !!!

19 Variations minimales
Longtemps je me suis bouché de bonne heure
Longtemps je me suis douché de bonne heure
Longtemps je me suis mouché de bonne heure 
Longtemps je me suis touché de bonne heure

20 Antonymie
Une fois, l’autre fit la grasse matinée

21 Amplification
Éternellement, je me recouche de plus en plus tôt

22 Diminution
Parfois, je m’étendais pas trop tard

23 Permutation
De bonne heure, je me suis couché longtemps

24 Contamination croisée
a) Le 15 mai 1796, je me suis couché de bonne heure
b) Longtemps, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur

25 Isomorphismes
Une fois sur deux le confiteor se chante a capella 
Généralement le peroxydase de potassium s’évapore vite

26 Synonymie
Pendant plusieurs années j’allai au lit tôt

27 Fine déduction
Dès mon plus jeune âge, je me suis intéressé à des histoires de plume

28 Contamination (autre)
Comme il faisait une chaleur de 33°,  je me suis couché de bonne heure

29 Isoconsonnantisme
L’art toujours mou se cachait dans Ben Hur

30 Isovocalisme
Qu’on rende le fruit fourré cher aux veuves

31 Isophonisme
L’honte en germe, est-ce huis ? Coup chez deux bons heurts !

32 Boule de neige clinamenoïde
J’
ai
été
long
temps
couché
dorloté
embrassé
rondement
diablement
suprêmement
debonneheure
marcel proust

33 Hétérosyntaxisme
De nombreuses années me connurent couche-tôt

34 Alexandrin
Fort longtemps je me suis / couché de très bonne heure

35 Interrogation
Je me serai longtemps couché de bonne heure ?

Longtemps, j’ai lu Miki Liukkonen de bonne heure.

A suivre.

Et on terminera avec une référence musicale présente dans le roman.

Henri avait la faculté de mouvoir chaque orteil individuellement. Jantek en avait fait le constat, lorsque l’homme, assis au premier rang,s’était déchaussé en plein prélude et fugue n ° 5 du CBT II[…]

O, Mikki Liukkonen

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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