Une rentrée scolaire, c’est souvent un mélange de sentiments : joie, nostalgie, curiosité, peur, enthousiasme, impatience, agacement face au temps. Il en va de même pour la rentrée littéraire.

La rentrée littéraire de cette année peut donc être, pour certains, l’occasion d’une lecture-retrouvaille avec une auteure qu’on lit et apprécie depuis près de trente ans, et les retrouvailles sont émouvantes, intenses, voire détonantes !

Avec cette fresque personnelle, sentimentale et familiale, en cercle et en aléas, verticale et horizontale, Agnès Desarthe signe, avec une sensibilité sincère et un humour touchant, une réflexion sur la mémoire, sur les jalons d’une vie, en rythme changeant, en musique et en marche autour du temps perdu et retrouvé.

Et quelle que soit la situation de lecture, de retrouvailles ou de (re)découverte, c’est très beau, à lire avec le cœur !

« L’éternel fiancé », Agnès Desarthe, Éditions de l’olivier, 2021

Un roman pudiquement orchestral et musical

Le début du roman ressemble au début d’un mélange de conte et de comédie musicale : une petite fille a quatre ans et assiste, émue, intense et vibrante, à un concert de Noël à la mairie.

« Chez elle, il  y a toujours de la musique. Elle est contente d’en entendre. Elle se récite les noms des compositeurs que sa maman et son papa aiment. Il y a Beethoven. Mais maman préfère Brahms. Il y a Schubert que papa adore, mais Lise, la grande sœur, veut toujours du Chopin. »

Agnès Desarthe, « L’éternel fiancé »

Soudain, quelqu’un, un petit garçon, Etienne, lui dit  «  Je t’aime parce que tu as les yeux ronds. » Ne sachant comment le faire taire, elle rétorque : « je ne t’aime pas. Parce que tu as les cheveux de travers. » Il pleure en silence. Pourtant, l’amour naîtra de ce « je ne t’aime pas »  initial.

Comme en musique, elle reprend au début et, à partir de là, le lien se noue. Il lui dit qu’il l’aime, qu’il l’a choisie parce qu’elle a les yeux ronds, et elle lui répond : « Moi aussi, je t’aime, parce que tu as les cheveux de travers»,  et tout recommence. 

Agnès Desarthe, « L’éternel fiancé »

Etienne deviendra son « éternel fiancé », celui qui, chaque fois qu’elle le recroisera, se souviendra à peine d’elle.

Une belle histoire sentimentale et cyclique

L’Éternel fiancé, c’est aussi la naissance de la narratrice aux sentiments, aux émotions, au pur présent, grâce à ce petit garçon aux cheveux de travers qu’elle retrouvera, dix ans plus tard, au lycée, et encore après, tout au long de sa vie d’adulte.

« Je t’aime », il l’a déjà dit. Autrefois, à une petite fille lors d’un concert à la mairie. « Je t’aime parce que tu as les yeux ronds. » C’est à moi qu’il l’a dit, mais il ne s’en souvient pas.

Quand un garçon de quatre ans dit « je t’aime » à une petite fille, est-ce la même chose que quand il en a quinze ?

Oui, c’est exactement la même chose.

Agnès Desarthe, « L’éternel fiancé »

La vie s’écoule, comme toutes les vies, comme elle le peut. Entourée d’une ronde de personnes à aimer, à quitter, à comprendre, à ne pas oublier… Il aimera ailleurs. Autrement. Elle aimera, aussi, comme elle le peut.  

Les sœurs, les frères, les parents, la mère, le père, les amoureux, le couple, les rencontres, les erreurs, les mensonges, les tromperies, les séparations ou les disparitions, tout ça formant une partition de moments, une vie.

L’héroîne-narratrice, pourtant, semble rester toujours en arrière de ses émotions, impuissante.

Souvent, j’ai l’impression de n’avoir aucune mémoire, et cependant, la précision de certains souvenirs m’affole. Certaines images anciennes possèdent une consistance plus ferme, plus sûre que mes journées présentes. Durant mes moments de rêverie, alors que je parcours la ville, la rue disparaît, emportant le trottoir, les oiseaux se taisent, les arbres s’abattent, les voitures sont englouties par le caniveau. Ma mémoire n’établit pas les justes hiérarchies entre les choses, pas plus qu’entre les événements. Le passé m’apparaît comme un livre dont certaines pages demeurent collées entre elles, m’interdisant l’accès au texte, tandis que d’autres, détachées à la pliure du volume, se séparent d’elles-mêmes sans que je le veuille. 

Agnès Desarthe, « L’éternel fiancé »

Un tournant peut changer une personne, que ce soit celui qu’on prend ou celui que quelqu’un qu’on aime prend devant nous. Les temps changent, en effet…

« Le visage de ma mère avait changé. Son corps aussi. Ses lèvres, qui étaient charnues, sont devenues pulpeuses parce qu’elle a cessé de les pincer. Sa démarche autrefois heurtée – elle donnait toujours l’impression de se faufiler, poursuivie par un danger ou cherchant à éviter des obstacles – s’est révélée sensuelle jusqu’à la nonchalance. J’ai découvert qu’elle savait danser. Lise ne s’en est pas étonnée : « C’est papa qui n’aimait pas. C’est pour ça que tu n’as jamais vu maman danser. Elle a toujours adoré et elle connaît un tas de danses différentes. » Je me demandais comment deux ans d’écart avaient pu permettre à Lise d’en savoir tellement plus que moi sur nos parents. Qu’avait-elle vu qui m’avait échappé ? Comblerai-je un jour ce gouffre ? »

Agnès Desarthe, « L’éternel fiancé »

La vie est une route tracée, ou pas, avec ses méandres, ses déviations, s’arrêter, reprendre, continuer, le rythme est donné, entre le chef d’orchestre, le métronome et l’horloger ?

Agnès Desarthe sait parfaitement retranscrire les jalons d’une existence, entre les dires et les silences, et tous les « temps que la musique ignore ».

Dans ce roman, le fil rouge est-il le temps, la musique, ou les deux, de concert ?

« Je suis au centre. À gauche, mon passé, à droite mon avenir, et moi, au milieu, au présent, à l’invivable présent, ce temps que la musique ignore. »

Agnès Desarthe, « L’éternel fiancé »

Un roman comme une composition musicale, en trois parties.

Deux vies : l’une comme en sourdine d’elle-même, observatrice et distanciée, même face à la tristesse, à la maladie et au chagrin sans retour, l’autre passionnelle, avide, bouillonnante. Deux façons d’être, de vivre, de voir qui se rencontrent, s’approchent, s’éloignent, se retrouvent, et se séparent encore.

Le flux et le reflux des jours et des ans, le souvenir ou l’oubli, la maîtrise ou le joug implacable des choses qui passent, dépassent et repassent, selon les moments.

Le temps comme une immense composition de musique, des existences presqu’ordinaires  déclinées sur une portée, des noires, des blanches, des croches, des pointées, des triolets, et de tout ça, le son surgit et le cœur bat fort, très fort.

Le temps sera-t-il son ami, son amant, son saint patron ?

Peut-être le roman le plus intime d’Agnès Desarthe, celui où elle se dévoile le plus, dans une apparente simplicité pourtant millimétrée et avec la pudeur si sensible des grandes auteures.

Une auteure narratrice qui ressemble par moments à une enfant de chœur, de cœur, à d’autres à une cheffe d’orchestre ou une choriste, et qui la plupart du temps observe, regarde, interroge, apprend, reprend, comprend.

Au fil des mots, des parties, des notes, des mesures, du temps, des événements, elle change, de vie, de genre musical, on passe à autre chose, et l’arpège est délicat.

Un texte jalonné de mesures, de silences, de gammes de sentiments, de nuances, de points d’orgue et tout cela écrit, pensé, composé, orchestré avec maestria.

Une écriture somptueuse qui martèle, comme une jolie petite aiguille, que l’horloge est pourtant implacable.

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