Un premier roman mais déjà une œuvre intelligente, à scander, à lire et relire.

Joseph Ponthus, je l’ai découvert via Article 11, un journal d’information alternative… Il m’a fait découvrir Jane Sautière, puis je l’ai suivi pour son intelligence, son humanité évidente et non masquée, sa sensibilité tellement nuancée qu’elle m’apprenait tout ce qui me manquait pour regarder le monde.

J’ai suivi l’écriture pas à pas, sur le réseau social, oui, parfois, social il l’est, et un réseau se tisse.

Puis, le livre est sorti. La forme est particulière, mi-prose, mi-vers, A la ligne ressemble à un livre pour vivre, survivre et voir, tourner les pages avec le cœur qui bat, les mains qui tremblent, faire des pauses pour laisser reposer et prendre le temps de comprendre, tout comprendre, parce qu’on sait que l’auteur, le temps lui est compté, les pauses sont précieuses, il en fait pour penser, pour intérioriser et les mots sont là, dans le désordre et sans ponctuation.

En entrant à l’usine

Bien sûr j’imaginais

L’odeur

Le froid

Le transport de charges lourdes

La pénibilité

Les conditions de travail

La chaîne

Joseph Ponthus

De la littérature à l’usine…

Joseph Ponthus a fait des études de lettres, puis a travaillé comme éducateur spécialisé en banlieue parisienne, un humain, tellement humain, il a aussi été chroniqueur, il a eu une vie lettrée et sensible à la justesse, son regard sur les gens a toujours été très vif et sensible. Amoureux, marié, il s’est installé près de Lorient, il n’a jamais pu retrouver de travail dans sa branche, alors, pour vivre, là-bas, il est devenu intérimaire, pendant deux ans et demi comme ouvrier … en usine, dans une conserverie de poissons puis dans un abattoir, car l’industrie agro-alimentaire bretonne, comme tant d’autres, a une faim dévorante de main d’œuvre polyvalente, taiseuse, obéissante, ultra-flexible,  intérimaire, ça veut dire corvéable, mal payé, des horaires toujours changeants, un travail abrutissant, qui abîme le corps et le moral jour après jour.  

Seul l’esprit peut s’échapper, en comptant les heures, en espérant les pauses, en attendant avec impatience la fin de la journée. Puis, enfin, le repos, la maison, la femme aimée, le chien Pok-Pok, si beau et si doux.

« À la ligne », simplement sous-titré « Feuillets d’usine », est le journal qu’il a tenu pour survivre, chaque journée, chaque soirée, chaque nuit, sur les chaînes de nettoyage et de dépeçage, entre les épuisements des fins de journées et les réveils avant l’aurore, au présent, à la chaîne, à la ligne, en ne sachant jamais s’il y aura toujours un job demain, la semaine prochaine ou le mois prochain.  

De l’usine aux mots justes …

Dans ce livre témoignage, l’auteur distille dès qu’il le peut, musique et mots, ApollinaireAragonTrenetBrelDumas, VianThierry Metz ou Jane Sautière, et tant d’autres émergent, partout, amis ou héros littéraires à ses yeux.

La débauche
Quel joli mot
Qu’on n’utilise plus trop sinon au sens figuré
Mais comprendre
Dans son corps
Viscéralement
Ce qu’est la débauche
Et ce besoin de se lâcher se vider se doucher pour se laver des écailles de poissons mais l’effort que ça coûte de se lever pour aller à la douche quand tu es enfin assis dans le jardin après huit heures de ligne

Joseph Ponthus

« À la ligne », nous permet aussi de redécouvrir une tradition française, de littérature de l’usine, de prose prolétarienne, de Louis Guilloux à François Bon, la liste serait longue, elle est à affiner…

Demain
En tant qu’intérimaire
L’embauche n’est jamais sûre
Les contrats courent sur deux jours une semaine tout au plus
Ce n’est pas du Zola mais on pourrait y croire
On aimerait l’écrire le XIXe et l’époque des ouvriers héroïques
On est au XXIe siècle

Joseph Ponthus

Le texte à la fois prosaïque et poétique de Ponthus est au cœur des mots justes, des mots dits,  il fait de l’usine le décor, brûlant, tellement humain et brillant, d’une lutte indispensable… il est des romans qui en font le décor d’un jeu socio-politique complexe ou d’une psychose terrible : on pense à Arno Bertina (« Des châteaux qui brûlent »),  paru la même année, il n’y a pas de hasard, parfois, quand l’œil aime voir ce qui est dans l’ombre…

Après avoir reçu un nombre tellement mérité de prix littéraires, puis avoir été édité en poche (éd. Folio), le livre de Joseph Ponthus suit une irrésistible trajectoire ascendante, il s’est vendu en France à plus de 50 000 exemplaires et a déjà été traduit dans huit langues.  

« J’écris comme je pense, à la chaîne, à la ligne »

Puis, le livre est devenu un album…

Réunissant Michel Cloup Duo (évoluant depuis trente ans entre rock et chanson au sein de divers groupes dont le puissant Diabologum) et Pascal Bouaziz, un power trio s’est formé pour la circonstance et pour livrer une magistrale adaptation musicale, puis des concerts littéraires et puissamment justes…

Scansion d’usine, répétition, mantra, rythme lancinant, temps suspendu par les mots, beauté infinie, interminable émotion vive à revivre ce livre, cette fois-ci, en musique…

L’éducation populaire et le travail de l’ombre vaincront.

Joseph Ponthus, lors d’un atelier d’échanges

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