Se laisser emporter, subjuguer, hypnotiser, toucher par un récit qui ne ressemble à aucun autre, et qui pourtant pourrait ressembler à tant d’autres, vu ce qui y est narré, c’est aussi indescriptible et beau.

Et là, là, c’est le cas de « Quand Cécile » qui emporte, et ce dès l’exergue via Maurice Blanchot et une citation du Livre à venir : « Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. »

Paradoxal balancement entre ce qui est, ce qui a été, tel qu’on s’en souvient, le temps ayant balayé devant les portes de la perception, quand un être aimé et disparu est malgré tout un souvenir, tenace et fugace. À la marge de la mémoire.

Quand Cécile n’est pas un livre de deuil, même s’il parle de la mort, c’est un livre sur la mémoire, peut-être, mais c’est surtout un texte à scander sans pouvoir exactement le dénommer, ce qui en fait sa beauté.

C’est un roman/récit/monologue intérieur, une prosodie et rhapsodie, écrit par un « il » » qui semble pourtant sonner « je », laissant supputer sans le dire réellement une part autobiographique, mais qu’importe, se dit-on quand on le lit, qu’importe au final, vu l’effet que cette écriture/lecture fait.

Mais qui est cet auteur à l’esprit acéré et la plume tendre ?

Philippe Marczewski est un auteur belge, entre autres. Il nous a orffert deux romans qui ne se resemblaient déjà pas : Blues pour trois tombes et un fantôme  et Un corps tropical, aux délicieuses éditions Inculte. Quand Cécile est son troisième.

Il a une thèse de neuropsychologie cognitive, obtenue par des études à Lièges, des études par intérêt pour toutes les options qu’offrait la psychologie à ses yeux qui voulaient comprendre, étudier, savoir tout comprendre. Grâce à cette thèse, d’ailleurs, il a pu devenir chercheur et obtenir un poste à l’équivalent du CNRS français, le Fonds national de recherche scientifique.

Au bout de six ans, il a pourtant abandonné ses recherches pour devenir libraire, hasard sans hasard, par besoin sans doute. Il a donc ouvert et tenu la librairie Le Livre aux trésors, pendant 16 ans, à Liège. Il a pu et dû en ouvrir, des esprits, et ainsi au fil des ans continué à nourrir le sien, entre autres, et abondamment. Puis, enfin, écrire s’est affirmé comme une réalité nécessaire.  

Savoir voir et lire ce qui se passe dans les têtes ce qui explique à quel point on lit/lie cet « il », le vivant comme un « nous »

Dès les premières pages, on se sent comme envoûtés, emportés, hypnotisés, par cette mélopée incorporée, ces phrases étonnamment pleines de beauté qui entrelacent les temps, les émotions et les mots, une phrase, une longue et unique phrase qui fait non un roman, mais une partition du temps, un lien ainsi fait entre la disparition puis la réapparition, un point d’orgue pour arpenter en nuances une interrogation entre quête obsessionnelle et recherche existentielle de sens.

Quel espace intérieur laisser aux amours vécues, déçues ou pas, quelle place reste aux aimés et qui ne sont plus ? Comment entrelacer tout ce qui reste, pensé, tatoué en mémoire, à écrire tel que ça reste, va, vient, et s’effacera peut-être si on ne le fait pas ?

Fantôme et fantasme resurgissants par besoin de réinterroger, le tout, le rien, l’être en strates de mémoire

« Quand Cécile » sonne comme un grand fleuve de sensations revécues, sans pause, sans césure, sans majuscule ni hémistiche, avec peu, très peu de ponctuation, et pourtant, pourtant tant de souffle et de respiration.

Un seul élan s’incarne peu à peu et se déploie devant nous, émus, touchés, intégrés à ce qui est raconté, nous devenons nous aussi habités par cette spirale à sa manière fantasmatique, fantomatique, fantastiquement spectrale et pourtant quasiment palpable.

quand Cécile, où Cécile, comment Cécile et pour quoi, qui a été Cécile, qui aurait pu être Cécile, pourquoi repenser incessamment à Cécile ?

C’était une plage d’Italie.
C’étaient les rues désertes et l’appartement mansardé.
C’était le goût des kakis sur les lèvres salées.
C’était la finesse de ses cheveux.
C’était la blondeur des cils autour de ses yeux.

Cécile, morte en août 2001 à l’âge de 27 ans, un jeune âge, dans un accident d’un petit avion de tourisme. De son nom de famille, nous ne connaîtrons que l’initiale : B.., et ces remémorations, circonvolutions, réinterrogations.

Cécile est morte à vingt-sept ans comme toutes ces vedettes dont on fait la liste chaque fois que meurt quelqu’un de cet âge, mais Cécile n’était pas célèbre, elle n’était pas guitariste ni chanteuse ni comédienne, elle avait étudié la psychologie et dans le journal local qui a fait une recension de l’accident c’est ainsi qu’elle a été décrite, Cécile B., 27 ans, psychologue, or toute sa vie était devant elle, tout ce qu’elle allait faire, tout l’air qu’elle allait respirer, tout le vent à venir dans ses cheveux à vingt-sept ans rien n’a vraiment commencé, la plupart du temps on balbutie, qui sait ce que Cécile aurait fait de sa vie, les mille chemins qui s’ouvraient à elle ?

« Quand Cécile », Philippe Marczewski

La voix intérieure de « Quand Cécile » se souvient avec émotions et précision du moment où un coup de téléphone l’en a informé

L’annonce de la mort de Cécile n’est pas traumatisme, elle est travail de mémoire sans majuscules, énumération de souvenirs revécus, poétisés, comme un chant du monde atemporel intérieurement scandé. car le narrateur, la voix intérieure lue en un « il » y/le repense, cet accident, avec ses avants, son après, ses circonvolutions hypothétiques et réelles.

« de la mort de Cécile le souvenir est vif, et claire l’image de l’annonce reçue malgré l’érosion qui peu à peu en use la netteté, il était assis à son bureau et le téléphone a sonné »

« ce dont il se souvient c’est seulement cette phrase, Cécile est morte, c’était le 10 aout 2001 et l’accident avait eu lieu le 8 croit-il, des dates il est à peu près certain mais des minutes et des heures qui ont suivi l’annonce il ne sait plus grand-chose, elles ont l’apparence d’un brouillon laiteux et opaque, il sait qu’il a ressenti le besoin d’annoncer à son tour la nouvelle »

De ce moment, de cet accident en marge de sa vie à lui, reviennent d’autres moments, fugaces ou revisités, ici ou là, passant par l’Italie et l’italien, la fin d »études et l’avenir incertain, les embruns de plaisirs et les souvenirs.

Tant de mondes parallèles réinterrogés à grand coups de mémoire multisensorielle, en vagues, en strates, en ondes et en rythme intériorisés.

Ce qui a été, ce qui n’est plus, ce qui est remémoré est-il réel ou paradoxalement recréé ?

Les réminiscences affluent, libérant le charme discret de cette longue phrase qui ne dit pas qu’elle est poésie, qui ne l’est pas, qui est histoire, qui laisse la mémoire inexorablement s’effacer jusqu’à l’apparition d’une femme qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Cécile, qui pourrait être elle, on ne pas l’être, ce qui ravive et rend encore, et en corps, plus réels les souvenirs.

Les fragments de souvenirs sont ici égrenés comme un mouvement en rhapsodie de pensées, pour interroger jusqu’à un éventuel épuisement, de la mémoire, des sentiments, des interrogations hypothétiques et conditionnelles. Il revit les étreintes, les moments, les plaisirs, les brèches, du temps, aussi.

Quelques extraits posés là, comme des trace du temps

« ce qui aux petites heures de la nuit avait ouvert une brèche entre eux n’avait pas de forme identifiable, pas de gout ni d’odeur, rien d’un danger que l’on faire de loin, c’était comme de la poix tombée soudain sur la trouve défaite de ses sentiments et qui les avait englués ou peut-être pire les avait rendus insaisissables et fuyants, quelques minutes, avaient suffi pour que tout avenir se désagrège et leur échappe, il voudrait pouvoir déplier ce moment-là, l’étaler devant lui comme une carte et suivre du doigt le dessin de ces minutes comme des sentiers menant à un lieu où l’énigme se résout, où tout se comprend et s’explique, où les errances du désir et des états d’âme ne semblent pas vaines et insensées, hélas le papier froissé du souvenir se déchire aussitôt manipulé et rien ne tient à rien, chaque fragment ne parlant que pour lui seul d’une voix presque inaudible, aussi se rappelle-t-il la perfection de ce corps nu dans la chambre sans lumière mais pas ses mains sur elle, pas lui en elle ni la sueur de l’étreinte, et s’il peut voir encore la forme de son ventre et celle de ses seins il ne peut plus en ressentir la chaleur contre sa poitrine, ni l’étau de ses cuisses autour de lui, comment ensuite ils avaient quitté la chambre et pourquoi, il n’en sait plus rien »

« la mort déchire la trame de l’espace et du temps, rompt la corde où la main court, à laquelle on se tient du matin au soir, un jour il y a un corps une voix une présence et soudain plus rien, même un être dans le plus profond coma est encore présent et sitôt mort ne l’est plus, le temps perd l’équilibre à cet instant précis, c’est une évidence, la fin de la présence et le début de l’absence sont concomitants, mais pas cette fois, au moment de sa mort il n’avait plus vu Cécile depuis longtemps, après la dernière nuit quand il s’était montré si lâche ils s’étaient encore parlé une ou deux fois au téléphone mais pas davantage, juste assez pour constater l’échec, pour qu’il se dise honteux et désolé et qu’elle lui réponde simplement c’est ainsi, tant pis, mais n’essayons plus, et peut-être avait-il pensé qu’ils ne se rencontreraient presque plus, seulement par hasard ou pour quelque réunion occasionnelle de leur petit groupe que jamais il ne provoquerait, puis avec le temps de moins en moins souvent »

« Cécile n’est plus depuis deux ans déjà mais il pense à elle souvent, on ne tient pas la comptabilité de ces pensées, là, on ne les dénombre pas comme on ne tient pas compte des taches brunes que le temps fait apparaître sur la peau, mais il a remarqué que depuis plusieurs mois il pense de plus en plus souvent à Cécile sans aucune raison extérieure, son visage soudain pénètre le champ de sa conscience, la blondeur de ses yeux et la blondeur de son sourire, et parfois ses pensées l’entraînent dans une scène de pure fiction, il voit Cécile… »

Mémoire ou oubli, passé ou présent, réel ou hallucination, mosaïque temporelle ou poésie libératrice délibérée ? Un peu de tout ça et encore plus !

« il se dit que jamais il ne pourra détacher son regard de Cécile alors même qu’il ne pourra plus jamais la voir, ses yeux souvent se perdront dans le vide, Cécile n’aura existé dans son regard que pendant quelques années, comme une illumination éphémère dans une nuit profonde, une lampe au magnésium dont le flash irradie soudain et s’éteint aussitôt mais dont la brûlure persiste sur la rétine, laissant la sensation paradoxale d’être ébloui par l’ombre d’une lumière disparue« 

Tout tourne autour de cette disparition, cette remémorattion d’« une brève relation », amourette qui semble étonnamment ancrée, tatouée, profondément en lui, même s’il n’en attendait rien de plus.

Tout revient en lui avec une obsessivité troublante, souvent, inopinément, comme ça, par moments, par vagues, ne cessant de le travailler, voire presque de le tourmenter, jusqu’à le faire doucement dériver vers une certaine forme de folie qui pourrait l’effrayer, semblant presqu’inévitable.

Mais, l’écriture, les mots, la prose libre en strates et ondes

Et on ne peut qu’avancer en lisant « Quand Cécile », se sentant touché, repensant nous aussi à des êtres perdus, et pas que de vue, on se dit que oui, parfois, l’obsessivité est un besoin viscérale de savoir, toucher au plus juste, au plus près, à l’os, ce qui a eu été mais qu’on n’a peut-être pas saisi comme et quand il le fallait. Ou pas. Arpenter le ou pas jusqu’à la lie, et ainsi, panser les brèches en les foudroyant.

Et on reste ému, une fois le livre refermé, habité par la beauté infinie de ce monologue intime qu’on suit comme une mélopée analytique et poétique, oui, beauté infinie, donc indéfinissable.

Ce qui laisse exploser l’étonnement et la joie de lire et ressentir aussi intensément. En empathie, en poésie, en chorégraphie d’âmes mises à nu et en page.

« Quand Cécile », de Philippe Marczewski, aux éditions du Seuil , 144 p. paru le 1er mars 2024


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