Arjuna face à Krishna dans le Mahâbhârata

Œuvre sublime, le Mahâbhârata est une épopée gigantesque constituée de pas moins de 81 936 strophes. Gigantesque par sa taille mais aussi par sa beauté et sa sagesse, le Mahâbhârata est un livre sacré de l’Hindouisme. Il raconte l’histoire des cinq frères Pandavas et la rivalité avec leurs cousins, les cent Kauravas. Le nom « Mahâbhârata » est du sanskrit, composé de « Mahâ », qui signifie à la fois « grand » et « total », et de « Bhârata », qui désigne la famille des Bhârata mais aussi l’Homme lui-même (à noter que Bhârata est aussi le nom officiel de l’Inde moderne, nommé « India » par les colons). Le Mahâbhârata est ainsi la grande histoire des Bhârata, mais c’est également la grande histoire de l’Humanité toute entière, c’est une grande histoire qui parle de tout, qui englobe tout.

Se confronter à cette œuvre grandiose semble donc ambitieux. Et si la méthode frontale : se procurer le texte intégral et le lire en entier, porte évidemment ses fruits, il existe de nombreuses autres entrées pour découvrir ce texte et cet univers mythologique hallucinant. Tout d’abord, une connaissance préalable de l’Hindouisme peut être nécessaire afin d’identifier les différents dieux qui sont des protagonistes de l’histoire. Dans la religion hindoue, ils sont au nombre de 33 millions, et pourtant le qualificatif de « polythéiste » que nous aurions rapidement tendance à attribuer à l’Hindouisme en tant qu’occidentaux, est largement questionnable. En effet, chez les hindous, Paramātman est l’Âme Universelle, le Soi Suprême, la Conscience Collective, la Vérité Absolue, Dieu (Brahma pour certaines traditions), et Parabrahman est la réalité ultime une et non-duelle. Paramātman existe partout, dans chaque atome. L’univers forme ainsi un Tout auquel chacun d’entre nous est appelé à se relier. De quoi rappeler nos conceptions monothéistes, d’autant plus que cette divinité suprême se manifeste sous trois formes : la Trimūrti (littéralement « trois formes » en sanskrit) comprenant Brahma, le créateur de l’univers, Vishnu, le conservateur, et Shiva, le destructeur (qui dissout l’univers pour en créer un nouveau). Les dieux hindous peuvent s’incarner sur Terre afin de rétablir le Dharma (l’Ordre cosmique, la Vérité qui règne sur le monde). Leurs incarnations sont appelées « avatars ». Ainsi, dans le Mahâbhârata, nous rencontrons Krishna qui n’est autre que l’avatar de Vishnu (au même titre que le Bouddha qui sera lui aussi considéré comme un avatar du même dieu) et qui n’aura de cesse d’intervenir afin de faire respecter le Dharma.

Brahma, Vishnu et Shiva

Pour une première approche plus complète du Mahâbhârata (approche à la fois anthropologique, historique, culturelle, spirituelle) je vous conseille ce documentaire de la chaîne Planète.

Pour ensuite se plonger un peu mieux dans cet univers, connaître son intrigue et se familiariser avec ses personnages, je ne saurais que vous conseiller de vous tourner vers le travail impressionnant de Jean-Claude Carrière, hélas décédé en ce début d’année. Il a su adapter cette œuvre magistrale avec brio sur de nombreux supports.

Jean-Claude Carrière a œuvré aux côté de Peter Brook pour une adaptation au théâtre de cette œuvre légendaire. Trois pièces naquirent de ce projet, pour une durée totale de neuf heures. Peter Brook insista pour réunir des acteurs d’origines très différentes les uns des autres afin de rendre compte du caractère universel de cette épopée. La troupe se rendit régulièrement en Inde afin d’en étudier la culture. Suite au succès de la pièce dont la première eut lieu au 39ème Festival d’Avignon, le 7 juillet 1985, Peter Brook et Jean-Claude Carrière se dirigèrent vers une adaptation cinématographique de leur spectacle. C’est ainsi qu’une mini-série internationale de 6 épisodes de 55 minutes vit le jour en 1989, reprenant les mêmes acteurs, suivie d’une version cinéma de moins de 3h. Il est parfois difficile de suivre le film si l’on ne connaît pas le mythe originel, car on sent qu’il manque de gros morceaux (certainement présents dans la mini-série). De plus, les décors et costumes sont plutôt décevants pour une œuvre qui appelait initialement à la débauche de couleurs et d’effets en tous genres. Nous sommes dans un studio de cinéma, et la fausse brume ainsi que les plans rapprochés très présents pour nous faire oublier la perspective d’un arrière-plan, nous le rappelle continuellement. Au-delà de ces considérations esthétiques, le jeu d’acteur s’avère souvent trop théâtral et le tout s’enfonce régulièrement dans un kitsch mal-assumé. Dommage.

Mais c’est en se dirigeant vers ses écrits que l’on trouvera un plus vif contentement. Son roman le Mahabharata, publié en 1990, retranscrit et condense à merveille l’immense épopée en seulement 300 pages dans un langage qui ne perd pas le lecteur occidental. Jean-Claude Carrière fait preuve de beaucoup de pédagogie tout en sachant s’effacer pour nous donner un goût du texte original. Il lui a fallu sélectionner les passages les plus importants afin que le lecteur puisse suivre l’histoire de manière fluide. Et c’est réussi. Nous vibrons avec les Pandavas, nous sommes happés par ces aventures légendaires. La portée spirituelle du texte se fait cependant plus discrète. Elle n’est pas absente, elle se devine parfois dans l’intrigue. C’est que Jean-Claude Carrière a fait le choix de la narration, car le Mahâbhârata est avant tout un récit passionnant et enchanteur qui continue à nous transporter, des millénaires après sa création.

C’est à partir du travail de Jean-Claude Carrière que le dessinateur Jean-Marie Michaud propose une adaptation de la sublime épopée en BD, publiée en 2019. On découvre enfin visuellement ce que le film n’avait pas daigné nous montrer. L’ouvrage de 440 pages se dévore en nous menant d’enchantements en enchantements. La narration est fluide et quelques petites trouvailles visuelles nous permettent de nous mouvoir dans cette longue et complexe épopée avec une certaine facilité. Et si l’aspect spirituel n’est toujours pas suffisamment présent pour pressentir ce qu’est la pensée hindoue, ce roman graphique n’en demeure pas moins inspirant. Encore une fois, l’exhaustivité n’est pas de mise, les auteurs lui ont préféré la clarté.

Ces ouvrages constituent autant de portes d’entrée pour accéder au Mahâbhârata. Et s’il a été beaucoup question de narration, il est vrai que l’aspect spirituel, pourtant indispensable à cette œuvre sacrée, a été quelque peu négligé. Au lecteur d’interpréter ce récit, de tendre l’oreille pour y entendre le chuchotement d’une pensée orientale. Je lui conseillerais également la lecture de la Bhagavad-Gîtâ. Cet ouvrage est une partie du Mahâbhârata, il se situe au début de la bataille de Kurukshetra. Un des cinq Pandavas, Arjuna, dont le char est mené par Krishna lui-même, est en proie au doute existentiel alors qu’il doit souffler dans une conque pour annoncer le début du combat. En effet, il aperçoit beaucoup de membres de sa famille dans le camp opposé et se sent incapable de partir à l’assaut. C’est ainsi que Krishna lui offre un enseignement métaphysique sur l’action juste et le détachement, il lui enseigne les yogas qui permettent d’apaiser ses troubles intérieurs. On entre ici dans le cœur du Mahâbhârata, dans le vif de la pensée orientale. La Bhagavad-Gîtâ est une pause dans le récit, c’est une bulle spirituelle. Elle allume l’étincelle de notre flamme divine intérieure, elle diffuse sa sagesse en nous invitant à l’introspection pour mieux nous resituer dans notre environnement, face aux autres, face au monde. Il est certain qu’elle a changé des vies, il est certain qu’elle a ouvert des fenêtres de la conscience et que ses vérités continueront à éblouir ses lecteurs à travers les siècles pour leur permettre de voir et agir autrement.

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