Un somptueux premier roman, roman fleuve, atypique et multi originel, envoûtant et fascinant, où les chapitres et les personnages vont et viennent, comme des vagues, entre différents siècles et existences disparates. Révélation de la littérature étrangère en cette rentrée littéraire aux éditions Rivages !

Un roman complexe en plusieurs histoires, à mi-chemin entre le roman et le recueil de nouvelles : il est divisé en 23 chapitres, plus ou moins longs, denses, intenses. 

Le roman oscille entre les époques, les cultures et les langues, chaque chapitre et chaque personnage étant à l’image de ce disparate universel. Nostalgie, réalisme, et relations humaines s’entrecroisent, vibrent et frissonnent.

Pitchaya Sudbanthad a grandi entre la Thaïlande, l’Arabie Saoudite et l’Amérique du Sud. Il partage désormais son temps entre New York et Bangkok. Il a écrit ce premier roman non en thaïlandais mais en anglais. Le roman a donc été merveilleusement traduit de l’anglais par Bernard Turle, même si écrit par un thaïlandais, et se passe pourtant à Bangkok, la ville étant le centre de l’histoire.

Une mégapole se réveille sous la pluie

Bangkok bouge, mute, grandit, se dilate depuis des décennies, à n’en plus finir, comme toute mégalopole tentaculaire. Et dans ce roman, nous la voyons étalée justement à l’infini, depuis le XIXème siècle jusqu’aux années 2070, submergée du dehors et du dedans.

Cette immense ville prise sous les eaux et multicéphale, comme une hérésie de la planète, dévore la nature environnante, à tel point que celle-ci finit par se retourner contre elle pour la limiter, pour survivre, elle aussi.

Un déluge s’annonce. L’eau monte à Bangkok, commence à engloutir les rues, les quartiers, le passé, le présent. On annonce pourtant à la population que « tout est sous contrôle ». Pourtant, pourtant…

Dans ce déluge, la pluie, les rivières de mots nous submergent, l’eau symbolise malgré tout un espoir de refonte, face à la destruction d’une métropole moderne.

La nature et les humains doivent cohabiter et survivre à tout cela. Et le roman est une mosaïque infinie.

À certains moments, nous nous retrouvons projetés dans un avenir aux évolutions émerveillantes et effrayantes, à couper le souffle.

Des mémoires et des vies convergentes

Les histoires distinctes fusionnent au fur et à mesure que le récit progresse, et la ville de Bangkok y devient une connexion universelle entre les eaux, les âmes, les gens, les vies.

La mémoire – tant individuelle que collective – semble inébranlable, et ce roman aussi tentaculaire que la capitale qu’il met en scène, semble tourner autour du temps, des générations, de la mémoire.

Le fait de ne pas se souvenir ne fonctionne pas vraiment, n’est-ce pas ?

Bangkok déluge, Pitchaya Sudbanthad

La mémoire est le centre de nombreux personnages de ce premier roman exubérant, tourbillonnant et multigénérationnel, comme le temps qui passe méticuleusement de l’histoire au futurisme, Bangkok étant finalement réimaginée comme une ville inondée en permanence….

La Bangkok d’aujourd’hui, celle de demain mais aussi ce que Bangkok a été autrefois, entre colonie, construction, développement, violence, répressions pérennisation et déracinement.

Une mégapole-île, une cosmopolite insularité

Une ville immense, cosmopolite, métropole tentaculaire…. les personnages s’entre croisent, entre terre et mer, entre passé et futur.

Au coeur de tout ça, il y a la place de l’eau, son sens, non niveau, tout est autour de l’eau à Bangkok. Et tout gravite autour, même les personnages les plus disparates.

Le livre contient de nombreuses histoires distinctes de personnages différents, de sorte que les chapitres vont et viennent entre différents siècles :  des individus apparaissent et disparaissent, pour réapparaître une centaine de pages et plusieurs décennies plus tard.

On les croise à différentes époques et dans différents lieux, voire dans un monde imaginaire.

Mais la réalité, le pilier central auquel ils sont constamment ramenés, reste la ville de Bangkok, comme une pierre de touche commune pour les histoires distinctes qui fusionnent, convergent au fur et à mesure que le récit progresse.

Quelles connections nous sont racontées ?

Nee vit avec une histoire douloureuse et compliquée que des décennies n’ont pas réussi à guérir.

Sammy est un homme en deuil de retour à Bangkok après des années passées à l’étranger. Il se voit contraint de faire face à sa relation confuse avec ses parents et sa ville natale.

Un médecin américain, en mission au XIX e siècle, lutte pour s’adapter à la dureté de la vie sous les tropiques et, plus tard, à la futilité de sa vocation. Il a dû fuir, ailleurs.

Des étudiants de l’université Thammasat sont confrontés à l’armée au milieu des années 70, alors qu’il protestent contre le gouvernement tyrannique. Le petit ami de Nee était un de ces étudiants.

Khun Chahtchai, un officier militaire thaïlandais en exil, vit au Japon et est un habitué du restaurant d’une compatriote installée elle aussi au Japon. Cette femme, Nok, est la soeur de Nee.

L’immeuble en copropriété dans lequel elle, Nee, et Sammy se retrouvent par hasard se trouve sur un terrain qui était autrefois la propriété de la famille de Sammy.

Dans les années 1970, un pianiste de jazz est engagé pour jouer pour les fantômes qui hantent la maison d’une riche femme âgée .

Puis, on retrouve cet homme, mourant, à Londres après une existence agitée où il a tenté en vain de s’installer dans plusieurs pays avec plusieurs femmes différentes, et auquel son fils rend visite. Son fils est Sammy.

Les personnages sont incroyablement multiples, à des périodes multiples, et c’est au lecteur de faire sens et de comprendre quels points communs ou convergences lient les histoires à travers le temps et à travers les lieux.

Bangkok d’hier Vs Bangkok de demain ?

Alors que les marées de l’histoire de Bangkok s’écoulent autour d’eux, un sentiment de perte et de confusion les unit : comment peuvent-ils réconcilier leurs passés, alors même qu’ils luttent pour comprendre la fuite en avant de leur ville vers l’avenir ?

Tout au long du roman, on sent une peur de la disparition probable, un jour prochain, comme un avenir difficilement évitable de Bangkok, au vu des conditions climatiques et aquatiques dans laquelle la ville est née et a grandi.

Nous croisons un personnage souhaitant visiter le Bangkok de son enfance, car il pense que « ce serait bien de rapporter une photo » avant de revenir à « New Krungthep« . Et nous voilà face au réel : la région est décrite par un habitant de ce Bangkok du passé, description comme un tableau explicite, inondé, réaliste et saisissant.

Ce n’est qu’au-dessus de quatre ou cinq étages que les bâtiments restent hors de l’eau, pendant qui sait combien de temps. Tout a une façon de disparaître. De temps en temps, nous nous réveillons avec des planches tremblantes accompagnées d’un son horrible, comme des centaines de boîtes de conserve écrasées, et le matin, quelqu’un rapportera que l’oncle W ou l’oncle Hilton s’étaient renversés, à quelques kilomètres de là. (…) une vallée dense de bâtiments à différents stades de décrépitude. Certains penchent, d’autres se sont effondrés. Des vignes ondulées les recouvrent souvent, effaçant les sols révélateurs, de sorte que, de loin, elles ressemblent à d’anciennes falaises sorties de la mer. La lumière y brille étrangement, traversant les sols crevés et les vestiges de façades vitrées.

Bangkok déluge, Pitchaya Sudbanthad

« Des directions différentes à travers la terre et la mer »

Certains personnages ont été déplacés, physiquement, d’autres ont été coupés, en exil, des traditions et d’histoires qui les avaient pourtant définis, avant.

Ils tiennent à garder et répercuter sur le présent des gestes, des habitudes, des rituels, comme un moyen de rester lié à un passé qu’on a peur d’oublier et, de ce fait, restent viscéralement attachés, rattachés coeur et en âme, à Bangkok, à Krung Thep, à Ayutthaya, à ce que Bangkok était autrefois, est désormais et est en passe de devenir.

Il y a le vieux Bangkok, il y a le New Bangkok ou New Krung Thep, comme il y a eu, de l’autre côté de la planète et des océans, La Nouvelle-Amsterdam avant New York …

Le roman nous rappelle, par ailleurs, que les villes immenses, uniques, historiques doivent rester, si ce n’est inébranlables, inoubliables, quoiqu’il s’y passe.

Le sens de l’eau, le sens du temps, le sens de la vie : un tourbillon

On découvre donc Bangkok et comment les habitants, les exilés et les étrangers en sont tous venus à aimer Bangkok, dans une intrigue savamment entremêlée, entre présent passé et avenir, au delà de toutes les frontières habituellement tracées.

Bangkok Déluge pourrait sonner comme un livre de science-fiction ou comme de la littérature imaginaire. Pourtant, il regorge de vibrations et de tremblements qui dépassent les limites entre les genres. L’histoire est poignante, les personnages, leurs souffrances et leurs peurs sont précis, détaillés, avec un passé lui aussi poignant, quasiment palpable.

Le personnage principal reste la ville de Bangkok-Krungthep-Mahanakhon, et se voit entraîné dans un engrenage de l’ordre du visionnaire, du prophétique.

Dans cet engrenage, une intuition viscérale reste latente : celle d’une possible future disparition de la mégalopole, via les préoccupations écologiques et politiques évidentes du roman.

Un premier roman unique, polyglotte, important, emportant, même, ambitieux et accompli

La pluie, la rivière ont un pouvoir destructeur, mais l’eau a une puissance quasi viscérale pour refondre une mégalopole.

Et ce roman nous fait voir ce que les cartes postales thaïlandaises ne montrent pas forcément aux touristes occidentaux qui se ruent en nombre et chaque année pour la visiter : son vrai visage pendant un virage, une transition à venir.

Bangkok, Pitchaya Sudbanthad nous en dépeint l’histoire de la manière la plus complète et la plus captivante jamais dépeinte dans un seul roman. Mélange des genres, histoire, politique, topologie, philosophie et art du récit, nous lisons, vibrants, des va-et-vient furieux au fil du temps et des vies.

Un hommage captivant à la capitale-mégapole de quinze millions d’âmes, dont une population variée et singulière anime les rues, les âmes, les soirs et équilibre les fluides.

Un auteur généreux, doté d’un sens aigu des personnages uniques, et un sens du lieu observateur et pointilleux, conscient que les lieux ont une incidence sur ce qui y est vécu, retenu, ressenti.

Des descriptions magnifiques qui transportent le lecteur en Asie, à Bangkok, dans l’histoire et la nature, grâce aux mots.

Nous vivons et lisons en direct la montée des eaux, décrite de manière si précise et passionnante que nous pourrions presque sentir l’eau monter autour de nous.

À découvrir avec étonnement et émerveillement, absolument !

Cet article a 2 commentaires

    1. Margot

      Merci pour ces remerciements, retournés avec plaisir et fierté !
      Ce roman a dû être tellement intense à traduire… Traduire tout un monde et le porter aux yeux de ceux qui ne savaient pas encore qu’ils allaient partir si loin !
      Un traducteur à suivre, en somme, lui aussi !

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