Un remarquable nouveau roman, un tour de force à la fois dépouillé, pertinent, étonnant et pétillant sur le parcours d’une femme pour devenir soi qui aboutit à devenir flic… Par le maître du roman noir, James Sallis, entre autres auteur des enquêtes alcoolisées mais poétiques de Lew Griffin à la Nouvelle Orléans et de Drive.

Un roman publié chez Rivages/Noir, traduit par Isabelle Maillet et préfacé par Jean-Bernard Pouy. La traductrice est reconnue et habituée aux très grands auteurs américains, le préfacier est le spécialiste national du polar, la collections Rivages/Noir nous a habitués à de réels chef d’oeuvre du roman noir. Alors, Sarah Jane, il est évident qu’il faut se jeter dedans.

Un talent incontestable et reconnu

Au début, on pense avoir ouvert un parfait roman, noir et rural, une sorte de cousin germain de Jim Thompson ou James Crumley. Mais le roman se diffracte de phrase en phrase et devient assez vite une exploration beaucoup plus large et profonde des petites villes et des histoires qui y tourbillonnent, méandrent et s’y entremêlent.

Les jours passent et des choses extraordinaires se produisent tout autour de nous. Petits miracles, événements fortuits, éclats de joie, révélations. Un vieil homme se met péniblement à genoux pour caresser le chat mourant qu’il a trouvé sur sa terrasse. Un enfant timide entend de la musique live pour la première fois et danse. Des milliers de lucioles dans les Smoky Mountains font clignoter leurs feux arrière, tous au même moment. Nous nous retranchons dans nos vies quotidiennes, à l’abri des routines et des hypothèses. Nous ratons tant de choses.

« Sarah Jane », James Sallis

Sarah Jane raconte l’histoire d’une femme qui trouve sa place dans le monde mais ne peut échapper à son passé, dans un récit qui témoigne d’une profonde empathie pour les personnages centraux et secondaires.

Dans Sarah Jane, nous lisons donc du pur James Sallis, dans ses grandes lignes comme dans le moindre recoin…

Métaphores simples, construction minimaliste mais solide, vitesse et précision, descriptions purement justes et belles, précision des émotions sans sur-affectivité, approche immédiate et observatrice des corps qui vivent et bougent…

James Sallis a l’art de dire, de dire simple mais percutant, efficace, armé d’un comportementalisme très fin et sans excès, il sait dire, faire dire et faire vivre.

L’auteur : donneur d’honneur du roman noir contemporain

James Sallis est, depuis des années, un auteur que certains tiennent comme un honneur de roman noir contemporain.

James Sallis est donc l’auteur de 18 romans, et dans toute son œuvre, il fait preuve d’un profond respect et d’une reconnaissance de la « quotidienneté », terme souvent usité par Sallis lui-même. Ce quotidien avec ses failles, ses défauts, sa tristesse est un élément essentiel du réalisme noir.

Il est connu pour avoir créé Lew Griffin, personnage d’une série de romans très appréciés se déroulant à la Nouvelle-Orléans, aux titres évoquant des insectes et une humanité aussi diverse qu’analysable sans jugement. Il a aussi créé un personnage de chauffeur cascadeur, devenu célèbre au cinéma, dans le roman Drive, ensuite film plébiscité par le public et la critique (Prix de la Mise en scène au Festival de Cannes 2011).

Traducteur de Queneau aux Etats-Unis, saint glin-glin notamment, traducteur aussi de Cendrars, c’est un auteur prolixe, par ailleurs également critique littéraire et professeur de creative writing en Arizona.

Il aime aussi le jazz, et particulièrement Charlie Christian, et a écrit dessus,. Il admire Chester Himes et a écrit une biographie incroyable, érudite et engagée, du plus célèbre représentant de la culture afro-américaine contemporaine, publiée chez Rivages, elle aussi : Chester Himes, une vie.

Visionnaire selon certains critiques, James Sallis décrit souvent en détail et en justesse les tréfonds de l’âme humaine. Il réitère ce talent avec Sarah Jane.

La quotidienneté comme arc du roman

Sarah Jane est un roman noir aux références littéraires, poétiques parsemées au fil des pages pour le plaisir des lecteurs et de l’auteur.

Il y a au long du roman et autour de l’héroïne un réel mouvant, sensible, de l’incertitude, de l’instabilité. Une histoire riche en ellipses, comme ses phrases, où s’entrecroisent les faits et le temps, le passé le présent.

Une observation d’un caractère, un portrait du quotidien, des quotidiens au coeur d’une ville rurale de l’Amérique profonde, un personnage protéiforme et profondément admirable à sa façon, qui brille dans tous les détails, sombres ou lumineux, une œuvre virtuose d’un maître, aussi de la nature humaine et de la tendresse.

Une femme, entre deux carnets

Sarah Jane Pullman commence à écrire dans son journal à sept ans, et c’est par ce journal et cette petite fille que nous entrons dans le roman.

« Mignonne », comme l’appelle son père. Mignonne écrit bien, elle est drôle et elle transcrit la vie quotidienne telle qu’elle la vit et la voit.

C’est par sa voix, son « je », donc, que nous entrons dans sa vie.

Dans une ville…

« située dans l’endroit où le Tennessee et l’Alabama se rejoignent et forment en quelques sortes leur propre territoire, dans une maison construite à flanc de colline qui, durant les seize premières années de ma vie, s’est préparée à glisser le long de la pente ».

Des parents qui travaillent beaucoup, une mère qui part, revient, un frère, un père sans illusion et sans cadre, on ne sait pas où tout cela va, peut la mener.

Trente ans plus tard, elle tient encore un carnet. Le même type de carnet.

Entre les deux, il y a eu beaucoup de carnets noircis. Il y a donc un roman.

Une vie bringuebalante

Dès les premières pages, celle qui se raconte traverse des événements très, voire trop romanesques : une mère qui réitère les abandons, une famille qui sombre dans le désespoir, un passage dans un groupe presque sectaire d’étudiants et de marginaux, une arrivée inattendue devant un juge qui lui donne le choix entre l’armée et la prison. Elle choisit l’armée, mais le désastre n’a pas dit son dernier mot…

Se déplaçant d’un endroit à l’autre, elle erre, parfois fuit, elle parcourt sa vie comme elle le peut. Elle vit des événements ordinaires, qui ne le sont pourtant pas, dans sa vie à elle. Mariage, rencontres, sentiments, liaison, violences, mauvaises surprises, études…

Elle s’inscrit à l’université, où un professeur atypique lui offre quelques-unes des références littéraires qui émaillent son récit.

Elle raconte les événements ou se remémore sa vie en boucle, tout en étant embarquée dans une intrigue qui ne se déroule jamais, elle non plus, en ligne droite.

« Les points sur une ligne ne peuvent jamais approcher l’expérience elle-même. »

« Sarah Jane », James Sallis

Un point de bascule

À peu près au tiers du livre, l’héroïne narratrice éponyme annonce la suite, le tournant du roman.

C’est là que l’histoire commence, me semble-t-il. Après Yves. Longtemps après Ran.

« Sarah Jane », James Sallis

Après un parcours rempli embûches et de rencontres aussi étonnantes que décevantes parfois, l’ordinaire a des défauts insondables et indicibles malgré tout, elle devient ce qu’elle n’avait jamais pensé devenir.

De ses racines d’éleveuse de poulets dans une petite ville à son adolescence fugueuse, en passant par son séjour à l’armée ordonné par le tribunal, son mariage peu judicieux et ses années à préparer des œufs brouillés sur des grilles de cuillères grasses, Sarah Jane avait déroulé jusqu’alors l’histoire de sa vie.

Sa vie prend un tournant inattendu lorsqu’elle est nommée shérif d’une ville rurale.

Cal Phillips l’a recrutée, elle même en avait été surprise. C’est à la fois son prédécesseur et son mentor : vétéran lui-même il semble être la seule personne qui comprend sa réticence à parler du passé et, en particulier, de son service militaire.

Son mentor disparaît mystérieusement, elle enquête et le remplace. Elle découvre sa vie et les réalités encore plus mystérieuses d’une partie de cette vie, qu’il cachait à ses propres collègues et amis les plus proches, et le roman noir pur peut enfin prendre son envol.

Sarah Jane continue à écrire pour enquêter. Paradoxe et lucidité la suivent toujours.

Des aperçus divers et saisissants

Il y a l’enquête de Sarah Jane, et autour de cette enquête, gravitent les habitants et le quotidien, les événements de la petite ville.

On assiste à une superposition de petits et de grands crimes, on observe la vie de divers habitants de la ville, et le quotidien amène moults petites histoires à s’entrecroiser et à retarder l’enquête, l’intrigue centrale, tout en donnant, en parallèle, à Sarah Jane l’occasion d’observer une fresque de petits détails, de complexités et de banalités.

Sa mission inattendue de shérif intérimaire de Farr tourne en boucle sur elle-même d’une manière imprévue, et cette mission finira par offrir, peut-être, des révélations insoupçonnées et une vision de la réalité et du fonctionnement des âmes humaines ordinaires.

Un roman comme une étonnante et elliptique mosaïque

La vie de Sarah Jane se dessine progressivement, étape par étape, sous nos yeux. L’histoire reste ponctuée de citations hors contexte pourtant étonnantes de justesse, tombant à point nommé, même si le hasard n’existe pas, et de réflexions qui, justement sortent de l’ordinaire pour l’analyser.

Paradoxe et humour ne quittent jamais Sarah Jane.

Le fil rouge est par moments étonnamment la cuisine, qui vient régulièrement ponctuer les jours de Sarah Jane Pullman, la cuisine comme moyen de gagner sa vie ou de trouver sa voie, l’art culinaire comme fil conducteur essentiel et vital de son voyage dans le Midwest semi-rural.

Et, au fil des pages, le sourire culinaire reste, même en filigrane.

« La vie est rarement une pâte qu’on met au four et qui ressort merveilleusement dorée »

« Sarah Jane », James Sallis

Une forme, une observation, un sens dans le chaos

Avec Sarah Jane, nous découvrons un puzzle temporel, un kaléidoscope, une touchante trouvaille de soi, entre lucidité distanciée, modestie et ironie.

Toutes ces petites touches, mises bout à bout, forment un très beau portrait quasiment pointilliste d’une femme, d’une enfance cabossée à un âge adulte imprévu, un trajet cabossé lui aussi, entre événements ordinaires et extraordinaires, calmes et violents, particuliers et universels, à la fois sans lien logique et pourtant inextricablement liés.

Une vie et un personnage qui pourraient sembler ordinaires, dans un roman noir, mais que James Sallis rend extraodinaires car examinés à la loupe par l’auteur, une loupe incroyablement détaillée, lumineuse et empathique.

Un regard qui n’est jamais celui d’un juge mais qui garde, à tous moments, une forte propension à l’empathie.

Jean Bernard Pouy, Préface de Sarah Jane

Un roman extraordinaire sur la rencontre étonnante, parfois violente mais finalement perspicace, d’une femme avec la vie ordinaire.

En librairie le 8 septembre, éditions Rivages.

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