Richard Powers est assurément un très très grand nom de la littérature étasunienne; et il est revenu, cette rentrée littéraire, avec Sidérations (Actes Sud).
Après avoir interrogé l’écologie dans L’Arbre-Monde, le lauréat du prix Pulitzer 2019 signe sans doute son roman le plus intime et le plus émouvant, poignant, même, et c’est notre rapport au monde vivant, notre regard sur nous-même et sur la parentalité, aussi, que Richard Powers interroge dans ce dernier roman.
Fidèle à ses convictions humanistes, écologistes et scientifistes, à son envie de relier voire réconcilier l’Homme et la nature, Powers poursuit vaillamment son plaidoyer pour le respect de toute vie sur Terre (et ailleurs), sans illusion face à la sidération, mais sans faiblir et sans désemparer, en mélangeant autant que faire se peut les savoirs, les sciences, les idées.
La poésie, la parentalité, l’attachement, la peur et la réassurance, les sciences et la littérature, l’astronomie et les neurosciences, les Hommes, les arbres, la planète et l’écologie… Comme dans un cerveau, tous les savoirs ont une place et du sens.
Un écrivain arborescent, atypique et sidérant ?
Richard Powers devient un auteur reconnu et à succès aux États-Unis au début des années 1990, avec des romans explorant la relation entre sciences (physique, génétique), technologie, et art (musique).
« La chambre aux échos » (« The Echo Maker », 2006) reçoit en 2006 le National Book Award.
En 2018, Richard Powers est lauréat du Grand Prix de Littérature Américaine pour son douzième roman « L’Arbre-Monde » (« The Overstory », 2018), sélectionné pour le Man Booker Prize 2018. Il sera lauréat du prix Pulitzer de la fiction 2019.
« L’arbre-monde » et « Sidérations » ont permis à Richard Powers de découvrir des similitudes dans la différence. Il le dit lui-même :
Ces deux livres parlent de restaurer ce lien brisé entre le monde humain et le monde non-humain : comment voir des reflets de nous-mêmes dans des créatures qui sont aussi différentes ? Nous avons co-évolué. […] Je vois dans les feuilles des arbres un miracle absolu à plusieurs niveaux. Et ça me restaure, moi. Ça me fait sentir que je fais partie de quelque chose de beaucoup plus grand. (Richard Powers)
C’est à l’âge de 55 ans que Richard Powers dit avoir vraiment découvert la nature. Avant cela, il était plutôt « aveugle » par rapport au monde qui l’entourait.
C’est en faisant des recherches pour L’arbre monde qu’il a découvert le lieu où il vit, désormais : le parc national des Great Smoky Mountains, dans l’État du Tennessee, au sud des Appalaches. Dans cette immense forêt qui ne connaissait pas, puisque lui était né dans l’Est des États-Unis, il a aimé découvrir et observer cette immense biodiversité où l’on traverse l’écosystème de toute l’Europe en quelques kilomètres.
Il est tombé amoureux de cet endroit. Et c’est parce qu’il y vivait pour écrire qu’il s’y est retrouvé confiné. Il a donc rédigé « Sidérations » au coeur d’un immense monde naturel et fonctionnel.
Ouvrez ce livre et continuez à lire le monde
Mettant en scène la relation très forte entre un père et un fils dans une Amérique au bord du chaos politique et climatique, dans ce nouvel opus l’auteur met en circulation d’autres questions contemporaines particulièrement épineuses, comme celle de l’intelligence artificielle ou de la recrudescence de l’autisme chez les enfants.
Sidérations est l’un des grands romans de cette rentrée littéraire : une ode à la beauté du Monde, à l’urgence de regarder enfin le monde sans peur mais avec envie de construire, de vivre, d’avancer, un bien intéressant et émouvant hymne au pouvoir de la littérature, aussi.
La musique du texte est touchante, l’omniprésence de la nature par l’intermédiaire de toute sorte d’êtres vivants est rassurante face à la catastrophe écologique que nous sentons tous nous menacer.
Et, autour et avec ça, il y a l’amour inaltérable d’un père pour son fils, un fils « neuro-divergent » dont la sensibilité face à la nature est éveillée et d’une sensibilité exacerbée, troublée, qu’il faut protéger, mais aussi l’ubiquité d’une mère, disparue mais qui vit en chaque chose autour de son enfant resté vivant.
Sidérations offre un voyage entre l’ombre et la lumière, la peur et la joie, dans la nature et vers d’autres planètes où la vie serait différente, mais où elle trouverait un chemin.
Ce roman est une escapade hors du temps, un cadeau fait d’un père à un fils qui a besoin d’adaptation au réel, et d’élargissement de ce qu’il sait et voit autour de lui.
L’intelligence artificielle et la nature pour apaiser un garçon hyper sensible
Théo Byrne est astrobiologiste brillant et un grand rêveur devant la galaxie. Il essaie d’élever son fils Robin, âgé de 9 ans, et de l’élever seul car il est veuf : sa femme, Alyssa est décédée dans un accident.
Le petit garçon est d’une intelligence hors norme, différente, divergente, quel que soit le mot qu’on pose sur ce qu’il a, il n’apprend pas les choses comme les autres, son cerveau et ses émotions ont une activité particulière et intense, il alterne des moments d’hyper sensibilité et des crises de violence.
Théo doit affronter cela, et essayer de le calmer tout en le laissant grandir. Pour cela, il l’emmène camper dans la forêt, au milieu des arbres et ils dorment « à la belle étoile », et les étoiles sont merveilleuses à observer…
Une des choses qui calme Robin, c’est quand Théo lui raconte des histoires, pour l’endormir, sur d’autres planètes. Ces planètes sont tirées du travail d’astrobiologiste de Théo, ce sont des endroits calmes et la vie y existe, aussi.
Robbie n’est jamais aussi heureux que quand il part à l’aventure avec son père, au cœur des Smoky Mountains, là où sa curiosité est nourrie et où il trouve un apaisement. Théo aime que son fils soit étrange et divergent, « un gamin dont l’animal favori, indétrônable depuis trois ans, était le nudibranche. Le nudibranche est trop sous-estimé », un garçon « si ingénu que ça crispait ses condisciples trop snobs ».
À son fils qui s’inquiète du silence d’une galaxie qui doit grouiller de civilisation, ayant l’intuition du Paradoxe de Fermi, Théo invente des mondes, des exoplanètes plus incroyables les unes que les autres.
Elles ont beaucoup en commun, l’astronomie et l’enfance. Toutes deux sont des odyssées à travers des immensités. Toutes deux en quête de faits hors de portée. Toutes deux théorisent sauvagement et laissent les possibles se multiplier sans limites. Toutes deux sont rappelées à la modestie d’un mois à l’autre. Toutes deux fonctionnent sur l’ignorance. Toutes deux butent sur l’énigme du temps. Toutes deux repartent sans cesse de zéro.
«Sidérations», de Richard Powers
Ce livre est aussi le journal d’un père sur sa relation avec son fils
Theo confesse qu’il est un petit peu largué sur le fait d’éduquer Robbie, car sa mère est morte deux ans auparavant et parce qu’il est en conflit avec les recommandations et les ordonnances des médecins.
Car Robbie, comme un double romanesque de Greta Thunberg, a été diagnostiqué, peut-être par erreur, Asperger par les médecins de son école et suite à cela, il doit supporter un lourd traitement avec des psychotropes pour pouvoir être à nouveau considéré comme « normal ». Theo aime son fils tel qu’il est et veut le protéger de cette chute préconisée médicalement : il refuse le puits sans fond des traitements chimiques.
Je n’ai jamais cru aux diagnostics posés sur mon fils. Quand une pathologie se voit attribuer trois noms différents en autant de décennies, quand elle exige deux sous-catégories pour rendre compte de symptômes absolument contradictoires, quand en l’espace d’une génération elle passe de l’inexistence au statut de maladie infantile la plus diagnostiquée du pays, quand deux médecins veulent à eux seuls prescrire trois traitements différents, c’est qu’il y a un problème.
«Sidérations», de Richard Powers
Pour calmer les autorités scolaires et protéger son singulier petit homme en porte-à-faux avec le monde, Theo se tourne vers un ami d’Alyssa, Martin Currier, éminent scientifique qui travaille sur une méthode non-invasive de neurosciences appelée le « neurofeedback », une thérapie comportementale aux résultats immédiats grâce à l’intervention de l’Intelligence artificielle.
Cette intelligence artificielle connectera l’activité cérébrale de Robbie à un modèle préenregistré , l’idée étant de pouvoir s’approprier les émotions d’une personne pour pouvoir s’aligner, être en affinité avec un état émotionnel précis qu’il apprendra à reproduire. Robin intègrera donc les émotions de sa mère, préenregistrées de son vivant. Aly restera omniprésente, quoiqu’il arrive.
« Un monde où la colère d’une personne est apaisée par le calme d’une autre, où vos terreurs intimes sont dissipées par le courage d’autrui, et où on peut se former à chasser la douleur aussi facilement qu’à jouer du piano. Nous pouvons apprendre à vivre ici, sur Terre, sans avoir peur. »
«Sidérations», de Richard Powers
Le résultat de cette thérapie sera sidérant, dans un sens très positif, car ce mot peut-être à double sens, ce que « Sidérations » nous montre à maintes reprises.
« Je voyais les changements de semaine en semaine (…) Il était devenu plus prompt à rire, plus lent à s’enflammer. Plus malicieux face aux contrariétés. »
«Sidérations», de Richard Powers
La sidération face à un monde en perdition
Ce roman est aussi un plaidoyer intense et scientifico-philosophico-romanesquo-littéraire : le roman prend place dans un futur proche loin d’être positif, car de plus en plus chaotique. L’Amérique est en crise politique, les tensions entre la Chine et les États-Unis sont à leur comble, le monde climatique est en perdition, canicules, inondations, ouragans, incendies, migrations hors-normes.
Il faut bien avouer que nous savons très bien et tout de suite que nous ne sommes pas en train de lire un roman d’anticipation, mais un roman qui dénonce le désastre planétaire et relie infiniment petit et infiniment grand dans un vertige cosmique, les pieds ancrés magistralement dans la relation émouvante entre un père et son fils, avec un dénouement qui se révèlera, peut-être, comme une sidération ultime pour le lecteur.
On ne saura peut-être pas si d’autres formes de vie existent dans la Voie lactée, mais les vies terrestres de Théo et Robbie nous permettront de comprendre qu’ici, c’est bel et bien le coeur qui est au centre de l’univers.
Les oiseaux passèrent au-dessus de nous. Robbie, immobile, les regarda s’éloigner à tire-d’aile jusqu’à n’être plus rien. Il semblait effrayé, minuscule, étonné de se retrouver ici, à la bordure des bois, de l’eau et du ciel. Enfin ses doigts relâchèrent leur emprise sur mon poignet. Comment on pourrait reconnaître des extraterrestres ? On connaît même pas les oiseaux.
«Sidérations», de Richard Powers
Un écolo-traumatisme ?
Le père est inquiet pour ce fils face à ce que les psychologues appellent le traumatisme face au drame écologique : Robbie ressent chaque offense à la planète comme une attaque personnelle.
Pour lui, l’état de la nature, de la forêt, des animaux qui y habitent, n’est pas une crainte futuriste, c’est une tragédie instantanée qu’il refuse d’admettre. Est-ce que c’est vrai, tout ça? Est-ce que c’est réel, ces destructions naturelles ? Oui. Et le père est démuni face à son enfant exceptionnel que les émotions submergent.
Robbie n’est peut-être plus tout à fait un enfant, même s’il a 9 ans, face à la catastrophe, car il a une haute idée de la vie, de la Terre et des dangers qui la menacent, et il essaie d’avancer comme a pu le faire sa mère rebelle, contestataire, agitatrice des consciences.
La vie est une chose qu’il faut cesser de vouloir corriger. Mon fils était un univers de poche dont je n’atteindrais jamais le fond. Chacun de nous est une expérience en soi, et nous ne savons même pas ce qu’elle est censée tester.
«Sidérations», de Richard Powers
Le combat pour la survie de la nature et de l’humanité est primordial, urgent, terrifiant et nécessaire, la colère donne envie de lutter, père et fils veulent affronter le monde pour guérir la Terre.
Il y a quatre choses bonnes qui méritent d’être pratiquées. Faire preuve de bonté envers tout être vivant. Demeurer constant et serein. Être heureux du bonheur de toute créature. Et avoir conscience que toute souffrance est aussi la nôtre.
«Sidérations», de Richard Powers
Et pour des raisons à découvrir dans le livre, l’empathie de Robbie se décuple, se donne pour mission de devenir lui aussi un lanceur d’alerte, pour essayer d’ « apprendre à habiter la terre », car il sait voir : « Papa, y a vraiment quelque chose qui tourne pas rond chez nous », « Tout le monde sait ce qui est en train de se passer. Mais on regarde tous ailleurs ».
Le monde naturel vu entre fulgurance, neuro-nuance, surprise et sidération ?
Avec ses descriptions fulgurantes du monde naturel, sa vision jubilatoire (et très documentée) de la vie dans l’espace et son récit de l’amour inconditionnel d’un père pour son fils, Sidérations est peut-être le roman le plus réussi et émouvant de Richard Powers.
Lire ce livre fait de nous les témoins de l’histoire de ce père et de ce fils, de la mémoire de la mère qui les a quittés, elle est partout, des oiseaux qui parcourent le ciel aux feuilles des arbres qui virevoltent et le ton employé par Theo pour nous raconter ce monde nous fait aussi ressentir leur relation comme cocon de tendresse et de complicité poétique, et ce dès les premières lignes.
Un ascenseur émotionnel, une sirène écologique, un cri au droit à la divergence ou la différence, un appel à la compassion, à l’empathie et une ode à l’envie infinie de savoir tout ce qu’on peut apprendre.
Au-delà du constat sur l’état de la planète et des avancées scientifiques sur la compréhension de la machine cérébrale, le cœur du roman se résume à la question que se pose aujourd’hui tout parent : « Comment dire la vérité à nos enfants sur l’état de notre planète ? »
Et pour cela, on peut affirmer et affûter plusieurs choses :
- le pouvoir de la science et de l’imagination est immense : créer des mondes, habiter de nouvelles planètes, chercher des sources de vie, exister différemment.
- le pouvoir des émotions est prodigieux, permet d’avancer autant que de rester figé, donne de la force autant qu’il affaiblit.
- le pouvoir de la mémoire, des souvenirs en commun, la capacité à entrer dans la tête de l’autre motive autant qu’elle effraie.
Comment lier les sciences et la beauté des mots, l’empirique et le lyrisme ?
Le dénominateur commun semble être l’étonnement, la surprise, la curiosité, la sidération comme un lien entre les façons possibles de voir le monde.
Dans un mouvement presque tentaculaire et arborescent, Richard Powers nous fait lever le nez vers les étoiles pour voyager dans l’infiniment grand et nous amène aussi au cœur du monde vivant, dans la nature, au plus près des animaux qui nous entourent.
Entre télescope et microscope, il nous amène à vouloir tout comprendre et vivre au milieu de arbres, de la nature, des autres, de la vie, des vies.
Et via ce livre, on comprend que le seul sens à chercher, trouver, va bientôt simplement être de s’engager pour que l’avenir, quel qu’il soit, puisse exister.
Un roman étincelant, lumineux, visionnaire, omniscient, une incitation à la lutte contre des maux de notre temps ! À LIRE ABSOLUMENT !
Les catastrophes naturelles se multiplient dans le monde et les similitudes entre le roman de Richard Powers et notre actualité sont évidentes.
Il écrit des romans incroyablement documentés, il nous fait changer de regard sur tout; on vibre, on est pris et on apprend beaucoup en le lisant. On apprend surtout à nous poser les bonnes questions.
L’acte de lire est parfois une transformation après la sidération.
L’affect peut ouvrir l’esprit sur la réalité. Je veux que les gens se disent qu’ils regardent leur présent en lisant mon livre. Si on raconte une histoire qui implique les gens de façon personnelle et émotionnelle, alors la révolution commence.
Richard Powers : « Réconcilier l’Homme et la nature » – France Culture
Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir ? Ecoutons donc, pour clore cette lecture, la chanson d’Aly chantait à Robbie en lui donnant son bain, quand il était bébé… Et continuons à vibrer.