L’écrivain irlandais le plus célèbre de son temps raconté par une romancière aujourd’hui nonagénaire, dont l’œuvre est saluée et admirée par ses contemporains… Un saut dans le temps et à travers le temps, un bel essai transformé !

« Écoutez le son, et le sens viendra »

C’est en lisant Joyce à qui elle a consacré une biographie qu’Edna O’Brien a découvert sa vocation d’écrivaine.

C’est l’histoire de James Joyce et Nora Barnacle que cette écrivaine nous relate et réécrit, elle qui n’a jamais caché que James Joyce lui avait ouvert les portes de la littérature.

Et ce couple prend place devant nos yeux, dans un quotidien en mots crus et poétiques à la fois, au coeur de jeux de mots passionnels et passionnants.

Mais qui êtes-vous, monsieur Joyce ?

Grande figure littéraire du XXe siècle, auteur, romancier, nouvelliste, poète, connu de tous si ce n’est lu de tous : Portait de l’artiste en jeune homme, Ulysse, Gens de Dublin, Finnegan’s wake... 

Étudié à l’université, considéré par beaucoup comme un classique qu’il est nécessaire d’avoir lu, il est un repère littéraire, comme peuvent l’être Oscar Wilde ou Marcel Proust.

Créateur de monde, de langue, joueur avec les mots, avec le réel, poète assumé et aguerri…

La langue joycienne peut parfois être perçue comme opaque, transfigurante, mais elle est reconnue par les écrivains et on peut penser que lire Joyce devrait être nécessaire.

James JOYCE, pauv’ jouasse – «mec funnominal, entretenant un gai foyer en bas-fonds d’abattement»

James & Nora, Edna O’Brien

Bloomsday à Dublin ?

Pour qui a eu la chance de découvrir Dublin, de flâner dans ses rues et ses musées, la connaissance de James Joyce a pu s’affiner.  Il y est partout, de la même manière que Fernando Pessoa emplit les rues de Lisbonne. Chaque année, le 16 juin, les flâneurs de Dublin ont l’honneur et la joie de célébrer la vie de James Joyce lors des  Bloomsday, Lá Bloom en irlandais.

Le Bloomsday célèbre la date du jour pendant lequel se déroulent les événements fictifs relatés dans Ulysse La fête tient son nom du personnage de Leopold Bloom

L’écrivain avait choisi de dater son récit du jour du premier rendez-vous décisif, le 16 juin 1904, avec sa future femme, Nora Barnacle.

Elle a 19 ans, lui 22. Il est un jeune auteur, promis à la gloire, il rejette l’Eglise catholique et la bourgeoisie. Elle se voit comme une pauvre fille sans éducation.

« Un sur-amour intense, obsessionnel et attentionné »

Elle songe même à s’offrir, elle se plaît à l’imaginer voyant ses jarretelles, les neuves, qui le font rougir, le séduisant et sachant ce que ressentent les garçons aux joues duveteuses, « toujours à tripatouiller leur machin »

James & Nora, portrait de Joyce en couple, Edna O’Brien

James et Nora ont eu une histoire à eux, étonnante, incongrue, peut-être mal connue des lecteurs de Joyce, et cette histoire est relatée ici en instantanés stylisés et brefs.

Les écrivains sont un fléau pour ceux avec qui ils cohabitent. Ils sont présents et, en même temps, absents.

Présents du fait de leur continuelle curiosité, de leur observation, de leur esprit de catalogue, de leur désir de voir l’autre. Mais le désir se décharge dans l’oeuvre.

James & Nora, portrait de Joyce en couple, Edna O’Brien

La complicité de James et de Nora est entrecoupée de leurs deux solitudes.

Leur chemin d’amoureux de Dublin est semé d’exils, de fuites pour fuir les dettes.

Ils partent pour Paris, pour Trieste, pour Rome, et même pour le Bourbonnais, entre autres.

Ils vivent une passion disparate et parfois épistolaire, ils partagent une pourtant parfois flamboyante vie sexuelle.

De ce couple, deux enfants naissent. Une famille, donc, et une façon chaotique d’être parents et amants.

Portrait du couple à l’encre de chine réalisé par la chroniqueuse

À la frontière du sens et du non-sens

Dans ce texte, tout tourne autour des jeux de mots et des noms de tous les personnages de Joyce. Et, en filigrane, la vraie vie menée par l’auteur pour pouvoir être cet écrivain entre les lignes nous est révélée.

Joyce, « ses qualités de monstre » et « son naturel railleur et méprisant » sont là, puis loin, puis reviennent.

Il écrit des livres, écrit des lettres, reste silencieux, aime, ne sait plus aimer, aime encore.

Il harcèle son frère par lettres pour qu’il lui trouve de l’argent, harcèle Nora par lettres pour qu’elle l’aime passionnellement et charnellement, parfois, et dans tout cela, Nora s’adapte et se cherche…

La réalité ? La fiction ? Edna O’brien mélange tout et le fait en connaissance de cause pour écrire dans le style de Joyce, à la frontière du sens et du non-sens.

« Le Yiddish de Joyce »

À la suite de cet essai, Le yiddish de Joyce : postface épatante écrite par Pierre-Emmanuel Dauzat, le traducteur d’O’Brien, un texte éclairant sur les mots et les langues qui sont déployées devant nous dans cet essai.

On y découvre, que James Joyce écrivait en 17 langues anglaises, rapprochement fait avec le yiddish écrit en dix-sept autres langues…

Ce creuset de 17 langues anglaises, régionales, locales ou autres, serait « plus familier à Edna O’Brien qu’à d’autres lecteurs européens pour une raison évidente : elle connaît la prononciation de l’anglais dans les différentes régions de l’Irlande […] et pratique aussi, comme une seconde langue maternelle (pourquoi n’y en aurait-il qu’une ?), l’anglais irlandais.« 

Mise en abyme de toutes les langues

Edna O’Brien joue avec le langage, entre le babil et le patois, inventé par l’auteur d’ Ulysse. Elle en parsème ses pages, frôlant parfois le poème en prose.

Et patali et patala, que je te me le butine, lutine et turluttine.

James & Nora, portrait de Joyce en couple, Edna O’Brien

Le traducteur d’ O’Brien invite le lecteur français à s’interroger sur le travail des traducteurs. Comment ont-ils réussi à s’en sortir, face au mur sonore et linguistique au pied duquel ils se sont retrouvés ?

Traducteur écartelé entre le sens du son et le son du sens.

Le Yiddish de Joyce, postface de Pierre-Emmanuel Dauzat

Au fil de la lecture, entre calembours, citations et réécritures, c’est l’écriture qui s’offre purement et simplement à nous, comme dans un panier à la fois simple et infini de mots à redécouvrir.

C’est peut-être notre destin de ne pas savoir assez jouer avec nos mots qui sont plutôt nos maîtres que nos esclaves.

Écrits intimes, Italo Svevo

Ce livre se lit donc comme une poupée gigogne sentimentale, linguistique et littéraire.

Il trouve le lecteur, de ce fait, piqué de curiosité pour relire Joyce, ou tenter de le faire. Tout cela grâce à Edna O’Brien que le prix Femina a couronnée en 2019 pour l’ensemble de son œuvre. 

Une jolie nouveauté, une vraie belle découverte, un coup de coeur pour une auteure et pour un couple, si ce n’est mythiques, essentiels.

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