La vie urbaine doit-elle rechercher l’unanimité, les besoins et les envies de chacun ? Un roman du printemps, dans un quartier de Rennes, le chef-lieu de l’Ille-et-Vilaine et de la région Bretagne, une fiction publiée aux éditions Inculte en mars 2021, écrite par Arno Bertina, Mathieu Larnaudie et Oliver Rohe, tous les trois membres du collectif Inculte.
Qu’est ce que l’urbanisme et quels sont ses buts, ses objectifs ? Faire que la ville soit belle ou faire qu’on puisse vivre tous ensemble ? Les enjeux sont-ils politiques, géographiques ou collectifs ? Une partie de ces questions se pose, dans ce roman, cette fiction poly-intelligente, polyphonique polysémique et polychrone…
Une fiction collective à six mains, à six jambes ?
Arno Bertina, Mathieu Larnaudie et Oliver Rohe ont été à différents moments en résidence à Rennes, dans le quartier du Blosne, et y ont rencontré les habitants, ce qui documentera en partie ce roman.
Ils étaient en résidence au Triangle, nom du centre culturel où ils logeaient, ce triangle qui leur a peut-être aussi donné l’envie d’écrire en trio, à six mains, donc à trois voix, comme un choeur de justesse de trois écrivains dont les voix s’entremêlent brillamment pour nous faire entendre à nous, lecteurs, la beauté de toutes les voix dans un même mouvement, à visée humaniste et démocratique, notamment.
“On s’est distribué les parties et on est tous repassés ensuite sur l’ensemble. C’est quelque chose à quoi Inculte tient beaucoup, cette idée d’une écriture collective”
Mathieu Larnaudie
L’urbanisme, sujet contemporain ?
L’urbanisme désigne un ensemble de sciences, de techniques et d’arts, autour de l’organisation et de l’aménagement des espaces urbains.
Les projets urbanistes réinventent la ville avec ses espaces connus (la rue, l’îlot, la place) et comportent de surcroît l’espoir réel de permettre aux « banlieues » de sortir de leurs carcans…
Et c’est par ce regard urbaniste que les auteurs nous font entrer dans cette ville nouvelle, cet archipel au cœur d’un projet de rénovation.
Mon quartier, ce héros ?
Sur les terres, agricoles, qui se trouvaient au sud de Rennes, est née dans les années 60 une « ville nouvelle » : le quartier du Blosne.
D’abord promesse de confort ou d’ascension sociale, le quartier et les espérances qu’il contenait ont vieilli.
Au tournant des années 2010, un grand projet de rénovation est lancé par la mairie. Une vaste consultation est à son tour lancée, invitant les habitants à associer leurs voix au projet pour être écoutés, entendus.
Le personnage narrateur récurrent, Youcef Bouras, dirige l’agence d’urbanisme impliquée dans ce projet, puisque l’urbaniste a remporté un appel d’offre.
Il a pourtant du mal à comprendre pourquoi les habitants du Blosne ne veulent pas du projet qu’il leur propose. Pour lui aussi, le processus de concertation des habitants, lancé par la ville, est une nouveauté.
Doit-il revenir sur une partie de l’expertise dont il est fier, lui qui a grandi dans une autre cité, une cité le Corbusier ? Le créateur de « La cité radieuse » revient souvent hanter les pensées de l’urbaniste, comme un comparatif pratique et éclairant.
Les habitants contredisent-ils ses principes urbanistes ? L’intelligence que ces habitants contradicteurs montrent va-t-elle l’empêcher d’être le maître d’oeuvre de ce chantier ?
« – L’enjeu c’est la confiscation de la parole.
– Ce n’est pas une affaire de murs plus épais ou de toboggan pour le square Machin ; l’enjeu c’est de restituer la parole à ceux qu’on a empêchés de parler.
– Quoi ?! Mais qui a empêché qui de parler ? Je suis fils d’immigrés algériens, j’ai grandi dans une HLM, qui m’a empêché de parler et de devenir qui je suis aujourd’hui ?! » J’étais furieux mais levant les yeux sur elle, j’ai eu le temps de voir qu’elle était déçue de parler au roi des cons. »
Boulevard de Yougoslavie, Bertina / Larnaudie / Rohe
Peu à peu, l’intelligence et la démocratie vont gagner l’urbaniste, tout comme les habitants deviendront, peu à peu, eux, experts en urbanisme.
Une polyphonie narrative, une fiction en chœur
La place est faite à la population, d’où qu’elle vienne, mais qui est cette population ?
Des enfants de la République, de l’immigration intérieure et extérieure, une génération, perdue, trouvée, des citoyens, des élus, des travailleurs, des habitants… Le panel est vaste et nuancé…
Une adjointe à l’urbanisme, dont le nom n’est pas sans rappeler, avec un sourire mutin en filigrane, celui d’une mairesse bien connue en ces temps complexes…
Un jeune étudiant, en cinéma, passionné d’images, entouré de ses amis multiculturels et eux-mêmes observateurs du réel…
Une immigrée de l’intérieur, de classe moyenne, avec une histoire familiale qui se détache des clichés, pourtant…
Un psychanalyste, mexicain, donc étranger dans la cité entre autres, et qui a affaire à d’autres étrangers…
Une étudiante en urbanisme, qui accompagne la mairesse et son équipe au long de ce projet, et qui ouvre nos yeux de lecteurs sur ce sujet complexe et pluriel…
Un jeune Syrien, qui tente de s’intégrer à la cité au bout d’un chemin empli de méandres…
Toutes ces voix, ces âmes, ces yeux forment le chœur dans lequel ce roman nous emporte avec émotion, curiosité et empathie démocratique rêvée.
Tous ces personnages sont, seront, des rencontres plurielles et émouvantes en intelligence pour le lecteur.
Pourquoi ces auteurs, pourquoi nous tous, pourquoi maintenant ?
La littérature, dans cette fiction documentée, peut-elle représenter la relation au politique, à la démocratie, à la géographie, à l’urbanisme, voire peut-elle accompagner la transformation qu’elle raconte ?
« Des tombeaux de rois fantoches salis par des parpaings dans les anfractuosités factices de la ville… »
Le roman a pour fil conducteur ces déambulations urbanistes, cérébrales, usagères, observatrices, sensibles, humaines…
On découvre un quartier, son visage, ses méandres et son histoire, on est inspiré par le concept de banlieue.
Les croyances et les savoirs de l’urbaniste nourrissent ses sentiments, et nous suivons son évolution face au réel, qui contredit certaines théories.
On découvre des pensées humanistes, architecturales, idéalistes, entre regard observateur et acuité des remarques.
On essaie de se mettre à la place de l’autre et on se demande comment laisser l’autre se mettre à notre place, on voit apparaître une foule de questions que l’autre se pose et que peut-être on n’avait jamais eu l’occasion de se poser et l’on observe toute une population face à ce contexte de questions citoyennes, architecturales, démocratiques, personnelles…
Une société prise entre immigrations subies, pôle emploi partout, individualité nulle part ou refoulée, îlots à identités multiples en quête d’espaces dans lesquels vivre et se sentir soi… Une société, en chantier, archipélisée et dépareillée…
Malgré tout, le roman a peut-être une solution plurielle, elle aussi, à nous proposer… Pour le savoir, il faut le lire, page à page, les yeux grands ouverts, et voir acuité et humanisme se démultiplier.
Finalement, cette fiction, c’est encore le trio qui en est l’auteur qui en parle le mieux…