Relisez bien le titre de ce roman car la construction de ce roman est en vingt-quatre chapitres qui se répondent ou se doublent, selon le propos du narrateur. Vingt-quatre chapitres comme les vingt-quatre images qui font chaque seconde d’un film.
« Là c’est Georges de Beauregard qui a payé une double page à Jean-Luc Godard pour Le Petit soldat, dont le tournage commence en Suisse. Et, sur la couverture, il y a ces mots, ces mots qui dans le film seront prononcés par le personnage de Bruno Forestier : la photographie c’est la vérité le cinéma c’est 24 fois la vérité par seconde. »
Celui qui entreprend d’écrire l’histoire de son grand-père, né en 1908 et décédé en 2009, choisit un sujet littéraire incandescent, celui de déterrer les morts :
« Pour écrire un roman, il n’y a qu’un cadre que j’accepte de fixer, un seul cadre : pour écrire un roman, je dois être capable de convoquer les spectres – quelle autre définition, quelle meilleure définition que celle-ci, pour être écrivain il faut pouvoir convoquer les spectres.. m’avait dit un vieux monsieur un soir, c’était le 25 octobre 1995, c’était un clochard céleste comme on dit, un clochard lecteur, à la BPI, la Bibliothèque publique d’information, à Beaubourg… »
Le narrateur Adrien, petit-fils de Gabriel, se transforme de journaliste spécialisé dans le numérique en écrivain. Ce processus de métamorphose se déroulant sous nos yeux est doux, profond, attachant et émouvant.
Raphael Meltz interroge ainsi à travers deux époques la place de l’image et des mots dans nos vies, l’histoire, la technologie et le progrès, les GAFAM, les choix de vie, la filiation, l’héritage familial…
« Ne plus participer à la féérie numérique. Ne plus aider à vendre cette camelote addictive qui pourrit nos veines mentales et nous fait oublier le toucher d’une écorce, l’odeur d’un jasmin, la lumière d’une étoile. La vie m’a donné tant, matériellement, cette grande maison et le bonheur de pouvoir écrire des romans. Je n’ai besoin de rien d’autre, si ce n’est de quelqu’un à aimer. Et je trouverai : si j’en prends la peine. »
C’est dense, original, captivant : le roman mêle la tragédie de la vie aux choix de vie de l’aïeul. En effet, alors âgé de cinq ans, il voit sa sœur Hélène mourir d’une commotion cérébrale. Comment combler sa disparition, elle, qui a onze ans seulement est en train d’inventer le travelling et qui prend son frère adoré, chéri « Gaby » comme assistant ?
Gabriel vit ainsi l’événement fondateur qui va décider de son destin. Toute sa vie, il va rechercher cette sœur, dans le cinéma, en tant qu’opérateur, en cherchant un cadre, celui de la caméra, et aussi en étant à la recherche d’un cadre esthétique et symbolique, celui qui va façonner son regard, organiser, dire le réel, le monde chaotique, et vertigineux : de l’enterrement de Sarah Bernhardt au tournage du Mépris, du défilé de la paix de 1919 au 11 septembre 2001.
Adrien, son petit-fils, cherchera lui aussi à travers l’écriture un cadre pour se réaliser, cadre qu’il finira par trouver, le créant tout en reproduisant celui du grand-père dont l’origine est la tentative de saisir la vérité.
(…) j’aime tant les grilles, les tableaux, les cases qui classent le savoir et l’imagination. C’est rassurant, les cases – inscrire un monde, une histoire entière dans un tableau, ça me rassure (…) je construis un monde. Je construis la représentation du monde (..)
Et pour ça vingt-quatre cases ; vingt-quatre rectangles dont la largeur fait les quatre tiers de la hauteur. Vingt-quatre fois une image si parfaitement cadrée.
Raphaël Meltz signe ainsi un livre singulier, récit de l’intime, pudique à l’écriture factuelle. Il parvient avec sensibilité et une intelligence remarquable à mettre en scène la vie de deux hommes, traversés par le XXème siècle et ses questionnements, en suscitant émotion et beauté.
Ce livre parle de l’absence et de l’importance de vivre :
« Ne pas faire comme Albert : rester en vie, être plus fort que mes peurs.
Ne pas faire comme Antonio : choisir ma vie, ne jamais renoncer.
Ne pas faire comme mon grand-père : voir la vie plutôt que de la regarder.
Ne pas faire comme j’ai fait jusqu’à présent : ne plus fuir ; vivre ma vie. »
Parution le 26 août, aux éditions Le Tripode.