Entrer dans un roman comme on entre, soi, dans un grand bain. Mais comment, me dire-vous : doucement ? Après s’être humecté la nuque pour la mettre à température ? Marche après marche, à reculons, ou d’un plongeon d’un seul car le corps sait ?

Entrer dans « Elle nage » de Marianne Apostolides, parce que la couverture, déjà.

S’y jeter comme dans un lac pour une baignade inattendue, la première d’un été précoce : plonger.

Apprivoiser les pages comme une eau un peu froide, au premier abord, mais qui, une fois dedans, nous permet de soupirer et sourire d’aise : « elle est bonne ».

Et sans jeu de mot, ce livre l’est, comme l’auteure.

« Elle nage, avance dans ce flux – la trahison de Pandore ; la flamme de l’Amour ; le vol d’Héphaïstos ; le désir de la Guerre ; la bête d’Éros – elle nage et doit se décider. »

« Elle Nage », de Marianne Apostolides

Un, deux, trois, respire et saute !

Au bord d’une piscine à Loutra, en Grèce, Kat, la narratrice, regarde sa fille, Melina, barboter dans le charme d’une discussion gloussante avec Achille, un jeune grec. Une nage dans son âme ou une plongée dans les mythes anciens ?

Héritage et psyché se mélangent dans la plongée dans l’eau et dans la construction de soi, au rythme de la nage, on avance, on chavire, c’est la vie, de couple aussi.

En lisant, on essaie de comprendre et on se lance un défi : tenir ces 39 longueurs avec Kat, une longueur par année de vie, afin de lire, relire, décrypter, rééclairer le moment fatidique où tout s’est rompu, revisiter celui qui a amené à la naissance, d’un couple et ce qui s’en est suivi, une ville, entre autres, tout ça en espérant ne pas être en train de sombrer.

Une plongée réelle et dans le plus beau sens du terme

La recherche d’une langue la plus juste possible. C’est précisément ce que fait le personnage en plein effort physique : la recherche des mots les plus justes possibles pour énoncer ses souvenirs et dire exactement ce qu’elle ressent, ce qu’elle vit. Parfois, elle hésite, parfois elle file, le lecteur peut le ressentir, profondément en l’accompagnant.

Dans ce livre, nous plongeons, dans la vie, les sensations, l’affectif de la narratrice. Nager demande une maîtrise du geste, une fluidité dans les longueurs enchaînées, parfois il arrive qu’on doive chercher ses mouvements. Et la narratrice, justement, ce faisant cherche sa voie, la bonne voie, pour nager et pour être, et on la voit, on la sent ajuster de plus en plus précisément ses longueurs, ses pensées.

« Elle nage » est une répétition de geste pour trouver une sorte de perfection, dans les pensées aussi. Réinvestir du juste, au sens de justesse et non de justice, dans sa tête et dans sa vie.

L’écriture est souple, fluide, rythmée comme des longueurs et la ponctuation choisie pour agencer les phrases est délicieusement surprenante.

Un récit qui invite à imiter la nageuse : souffle métronome, repositionnant et ajustant pour avancer mieux, plus vite, ou dans une meilleure direction.

Une lecture sublime ou subliminale ?

« Sublime, répéta-t-elle, éprise du mot, de ses propriétés sonores – sublime -, et ce, avant même d’en connaître le sens. Sublime/subliminal/sublimer : (…) Sublime, avait-elle répété, ignorante, même si elle ne l’est plus à présent. »

« Elle Nage », de Marianne Apostolides

Elle ressent le désir, de dire, de ressentir, de penser le possible sans nom, de retourner aux sources du langage, et ses pensées sont ponctuées d’autres pensées, celle de Julia Kristeva, de Lacan ou de poétesses qui nourrissent son esprit…

Ce livre est donc déconcertant comme un entraînement de nageuse hors pair, entre les mots et leurs vagues, et quand on lit, on nage aussi entre ces pages, entre ces phrases rythmées, et on se retrouve à compter les longueurs, à les voir défiler, à s’interroger sur le sens à donner à la nage, à la vie, à la mémoire, aux croyances antiques, et la ponctuation lie avec une maestria étonnante les gestes, les visions, les souvenirs et les sentiments de Kat, l’enfant et l’adulte, à sa respiration de nageuse.

« Elle nage » soulève beaucoup de vagues de pensées.

Un récit compact et dense en réflexions diverses, avec un choix de mot minutieux, proposant le double sens possible et sous nos yeux, à l’aide de barre obliques comme des palmes pour lire/dire/saisir le sens/l’essence.

Ce livre a l’air d’être un exercice de style, il est au final un entremêlement de gestes, de pensées, de fond et de forme, comme un livre dont on ne savait pas avant de s’y jeter qu’on allait adorer être désarçonné par sa lecture.

Un roman étonnant, respirant, endurant, rafistolant, haletant, approfondissant, ponctuant !

« Kat se tourne vers les montagnes, qui sont plus escarpées qu’elle ne l’a imaginé les – rares – fois, où elle s’est représenté l’endroit. Son père a rarement parlé de son enfance à Kat. En fait, il ne lui a presque jamais raconté son passé : le plus souvent, ils pratiquaient plutôt une activité, se dit-elle à présent, ajustant sa posture ; elle rassemble ses forces, se prépare à partir ; l’homme à ses côtés l’imite : il se redresse et fonce. Il est, pense-t-elle, un renflement fluide – un va-et-vient – plongé dans cette piscine où elle – aussi – fonce, le corps soudain pressé par l’urgence de nager. »

« Elle Nage », de Marianne Apostolides

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