Faire surgir des vers, c’est une manière singulière d’habiter le monde, de dévoiler ce qui nous structure profondément. La poésie creuse ce qu’il y a de plus nu, de plus d’intime en nous. Elle est ce besoin impérieux dont parlait Rilke dans Lettres à un jeune poète: « Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. »

On retrouve cette nécessité dans la poésie d’Aimé Césaire, et notamment dans les deux recueils parus chez Points Poésie, dont Alain Mabanckou vient de prendre la direction. Ce dernier rappelait à quel point la poésie est un langage essentiel:

« Je considère la poésie comme l’un des langages primordiaux vers lesquels nous nous retournons lorsque, dans sa course effrénée, le Temps ne nous permet plus que la capitulation et la désertion comme alternative »

Alain Mabanckou

Retournons donc vers la poésie brûlante d’Aimé Césaire, à l’écoute du monde dans toute sa beauté furieuse et de l’autre dans son besoin d’être entendu.

Une poésie de l’origine ou retrouver un verbe mythologique

Je ne cesse d’écrire des poèmes, sans toujours les publier. La poésie est ma raison d’être, mon exutoire, ma bouée de sauvetage. C’est par la poésie que s’exprime mon moi profond, que s’affirme mon être […] Pour le reste, je me prête à la gesticulation sociale […]

Aimé Césaire, nègre rebelle » [entretien avec Philippe Decraene], Le Monde, 6 décembre 1981

Il faut d’abord et avant tout se laisser ravir par ces deux recueils qui expriment toute la puissance poétique d’Aimé Césaire, poésie qui tend à convoquer un monde des origines. La poésie se fait quête d’un monde à réanimer par la force du verbe créateur :

« Au serpent », Soleil cou coupé

Le poète traduit donc la langue du vivant, monde où tout est à déchiffrer, signe d’une mythologie des éléments :

« Patience des signes », Ferrements

Aimé Césaire compose une poésie démiurge où la musique des mots résonne comme un appel à composer avec le déchirement du son et du sens. Il faut, comme l’indique le recueil Ferrements, ferrer la langue autour d’une célébration du monde et de sa dramaturgie :

« Interlude », Cadastre

Aimé Césaire est animé dans sa poésie par l’idée de fixer des instants, dans un élan rimbaldien de « fixer des vertiges », comme il l’exprimait en entretien :

Tout ce que je peux dire… je n’écris jamais… ça m’est très difficile d’écrire les choses d’un seul tenant – ça m’est très difficile. Je peux encore composer après coup, mais toujours, chez moi, c’est une idée qui vient, c’est un mot que je fixe… vous comprenez, qui indique une tonalité, et ça peut me venir n’importe où, dans le métro. Sur un petit ticket de métro, je peux écrire un mot, puis après je peux l’oublier, vous comprenez. C’est toujours comme ça que j’ai fait, et alors après, bien sûr, c’est noté, c’est fixé, et j’en fais un petit peu un montage. Après. C’est comme ça que ça se présente chez moi. D’abord un sentiment intense, premier, que je fixe le plus rapidement possible, le plus immédiatement possible.

Entretien avec Aimé Césaire, Fort-de-France, le 14 février 1973

La poésie de Césaire tend à demeurer dans une langue où le moi démultiplie son existence. Ses poèmes sont donc une réécriture d’un calendrier des origines, un calendrier poétique où le verbe ressuscite des histoires et des vies passées. Ecrire des vers pour libérer la vie :

« Calendrier lagunaire », Moi, laminaire

Cette poésie nous sidère par cette intranquillité électrique, cette volonté de retrouver un état premier, non domestiqué par la langue normative :

« De mes haras », Ferrements

La poésie se fait combat contre la docilité du monde pour orchestrer un théâtre qui entremêle violence et beauté :

« Ferment », Ferrements

Ecrire dans les pas des autres

 Alors seulement j’ai accepté à la dernière page de ton Cahier de poser ma main petite dans ton poing énorme, debout et libre moi aussi à ton côté, mais à ma seule barre et à ma propre boussole, sans jamais me vouloir comptable de ton passé ou caché derrière ton avenir. Ma Soufrière vive et ta Pelée morte liées en fraternité âpre, mon volcan bien vivant apportant à ta montagne en cendres l’espérance d’un retour natal de son feu thésaurisé.

Daniel Maximin, Aimé Césaire, frère volcan

Dans son très beau livre sur Aimé Césaire intitulé Aimé Césaire, frère volcan, Daniel Maximin rappelle le rôle considérable joué par Cahier d’un retour au pays natal. Ce recueil poétique, à l’image de toute son œuvre poétique, permet de rappeler le rôle d’Aimé Césaire dans la poésie française. C’est d’ailleurs André Breton qui reconnut en lui un poète de premier plan, dans la ligne de Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont.

Aimé Césaire compose plusieurs poèmes pour rendre hommage aux grands démiurges du verbe dont Paul Eluard et Saint John Perse:

« Tombeau de Paul Eluard », Ferrements

« Cérémonie vaudou pour Saint John Perse », Noria

En tissant des liens avec les poètes présents et anciens, Aimé Césaire crée dans la langue une nouvelle langue. Une langue avec une nouvelle force poétique, une langue dont la tension réside entre sa richesse sémantique et son caractère incantatoire :

J’ai toujours voulu, même en écrivant en français qui est une langue qui est très belle, et que j’aime passionnément -un magnifique instrument- j’ai toujours voulu plier cette langue et la contraindre à exprimer ma personnalité. Au fond qu’est-ce qu’on fait tous les grands poètes français depuis Rimbaud ? Ils ont refait la langue pour l’accommoder à leur sensibilité personnelle.

Aimé Césaire

Une écriture de la mémoire ou cartographier un pays poétique

La langue poétique de Césaire travaille le corps des mots comme un corps politique. Ils dessinent à travers ces recueils une nouvelle géographie, tant personnelle que politique. Redessiner les contours et les bords des mots pour explorer ce continent originel :

« Afrique », Ferrements

Pour Césaire, « je » n’est pas « un autre », mais tout un peuple. Il ne cesse de cartographier ce continent en autant de poèmes, chaque poème transcrivant dans sa forme, son rythme poétique la forme d’un pays, le cœur d’une nation :

« Ethiopie… », Noria

Ecrire pour et à la place de

Comme le rappelle Daniel Maximin dans la préface du recueil Ferrements et autres poèmes, « le poète reste comptable des révoltes de l’histoire, porteur non pas de son ressassement victimaire, mais de la mémoire vive des résistances[…]« . Etre poète, c’est une affaire de résistance. Résister par le combat, notamment avec la revue Tropiques durant la seconde guerre mondiale, mais aussi contre l’emploi d’un langage trop souvent simplifié. Croire en la puissance libératrice des mots.

Ces deux recueils inscrivent le « je » poétique dans un « nous » épique, la voix du poète se faisant le porte-voix d’un peuple :

« Hors des jours étrangers », Ferrements

Le poème se fait l’histoire d’une mémoire, celle de ses souvenirs mais aussi celle d’une mémoire politique où la poésie devient le récit de ce qu’on n’a pas assez entendu et lu. Aimé Césaire écrit pour ce peuple, pour ce syndicaliste. Afin d’écrire à leurs places, à la place du silence :

« A la mémoire d’un syndicaliste noir », Ferrements

La poésie d’Aimé Césaire est ce brasier de mots qui se fait autant célébration que combat pour garder en mémoire ceux qui n’ont jamais cessé de croire :

« Conciliabules », Comme un malentendu de salut

La poésie est donc là pour accroitre la force combative des mots, la puissance libératrice des strophes, la valeur d’insurrection d’un poème :

« pour dire », Moi, Laminaire

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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