Entre 2015 et 2017, Arno Bertina a été invité par une ONG à animer plusieurs ateliers d’écriture pour de jeunes congolaises.

Une expérience qu’il restitue dans L’âge de la première passe, éditions Verticales, 2020.

Témoignage, récit, documentaire, fiction ?

Ceci n’est pas un roman mais un émouvant et instructif témoignage, un récit introspectif, intelligent et bouleversant, un atelier d’écriture à regarder se construire sur un autre continent, une humanité à comprendre, apprendre, un voyage à la fois intérieur et littéraire.

La carrière d’Arno Bertina est dense, remplie, et comporte une cohérence à la fois évidente et en filigrane. Auteur, passionné littéraire, lecteur intense, animateur d’ateliers d’écriture, co-auteur, membre du collectif Incultes qui a accompagné la création de la maison d’édition du même nom…

De Le Dehors (Actes Sud, 2001), à L’Âge de la première passe (Verticales, 2020), on passe en tant que lecteur par beaucoup de textes et de romans passionnants, coups de coeurs, coups de textes, la liste est non exhaustive car longue : J’ai appris à ne pas rire du démon (Naïve, 2006), fiction biographique consacrée au chanteur Johnny Cash sur laquelle plane l’esprit de Faulkner, Ma solitude s’appelle Brando (Verticales, 2008),  Je suis une aventure (Verticales, 2012), Des Châteaux qui brûlent (Verticales, 2017), roman d’une séquestration dans un abattoir placé en liquidation judiciaire, affrontements en huis clos et insurrection contemporaine.

L’âge de la première passe, dans la liste des livres d’Arno Bertina, se détache des précédents : la continuité du travail de l’écrivain semble prendre un tournant… Éloignement de la fiction du roman et de la fiction pure pour rejoindre la fiction documentaire : documentée et mêlant réel, réalisme et réalité.

Ni autofiction ni journal de voyage

Fruit d’un travail, de rencontres et de réflexions dans des directions aussi inattendues qu’attendues, nous découvrons à travers le regard de l’auteur le quotidien de celles qui « font la vie » dans les rues de Pointe-Noire et de Brazzaville. Un beau geste d’écriture, un livre intimiste et délicat, très intense.

Si, pour l’auteur, le roman, en tant que genre, semble parfois avoir colonisé la littérature contemporaine française, il aime continuer à explorer, chercher, jouer avec les mots justes, rechercher, comprendre, surtout comprendre, la conscience du mot, pour savoir et dire, le style, la syntaxe…  Tout ça est le travail d’une vie.

La littérature, dans son histoire, est pleine de ces tournants, comme dans Confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset, par exemple… La vision change avec l’époque et le contexte, le narrateur n’est plus celui qui sait, omnipotent omniprésent, l’écrivain devient aussi une voix parmi d’autres, et dans cette optique, sur ce chemin, écrire et être se mélangent savamment.

Un chœur de voix pour exister

Plusieurs séjours, plus ou moins longs, ont permis à l’auteur de se repérer, de comprendre, de se défaire de la compassion, de la projection. Partir seul face au Congo, armé de mots et de savoirs, a bousculé ses certitudes.

Il a tenté de faire et de dire ce qu’il voyait, a sans doute douté, mais en homme blanc qui se voit obligé de « se respecter ». Quand on part seul face au monde colonisé puis décolonisé, il faut se distancier pour pouvoir se dire qu’on regarde avec justesse à affiner.

Le hasard a mis sur la route de l’auteur une ONG et un besoin de mots, et d’un regard absolument objectif, comme rares le sont les regards.

L’ONG Actions de solidarité internationales (ASI) prenant en charge des jeunes filles invite l’écrivain à organiser des ateliers d’écriture pour de jeunes mineures prostituées.

Sa mission, acceptée, bien sûr, l’auteur a malgré lui une conscience affutée depuis toujours, est de réinsérer des mineures.

Ces mineures congolaises sont à la rue et dans la misère, elles espèrent survivre. Elles sont contraintes, parfois, trop souvent, de se prostituer.

La prostitution, dans les « anciennes colonies », a une image étrange. Les savoirs et l’histoire sont flous, tabous… Nous, occidentaux ex-colons, avons subi, et subissons encore, des images, des défenses, des représentations…

Finalement, la question que nous pourrions nous poser est : « savons-nous de quoi il parle ? »

Les femmes qu’il fait écrire et s’exprimer, ces femmes qu’il relate, ne sont pas des « prostituées de luxe », elles ont  été violentées de 0 à 14 ans, et ont un besoin essentiel, vital, de se reconstruire, elles « se métamorphosent pour faire la vie », comme le veut l’expression locale.

L’Âge de la première passe est le récit de l’expérience d’atelier d’écriture menée à plusieurs reprises par l’auteur/narrateur/accompagnateur/formateur.

Il a accompagné, aidé, dans ce cadre, plusieurs dizaines de jeunes femmes au fil des années. Il est retourné à plusieurs reprises animer ces ateliers salvateurs d’écriture.

Une démarche humaniste et ethnologique

La démarche est celle d’un ethnographe qui observe l’écrivain, qui, lui, observe les jeunes femmes, avec tendresse, humanisme, humour touchant, autodérision voire ironie partagée parfois.

Le but est de donner vie au « foyer des filles vaillantes », en s’efforçant de trouver les mots justes avec une magnifique et touchante exigence de neutralité, d’éviter le piège du voyeurisme, de la culpabilité de l’homme blanc, si fréquente en terrain inconnu…

Arno Bertina, L’âge de la première passe

Dès les première pages, l’honnêteté et humilité se mêlent au regard intense du narrateur observateur, dès les premiers mots, justes et touchants, peuvant aussi être des sourires en clin d’oeil reliés à l’actualité.

« Avec mon carnet de notes et un livre, je dois être comique – qui vient ici pour lire ? ! »

« Les premiers jours, je suis dans la cour du Foyer des filles vaillantes comme Marlène Schiappa dans un gouvernement : je ne sers à rien. Une fois passé les présentations officielles, comment amorcer un vrai dialogue, construire la confiance ? Elles constituent un groupe et je suis seul –  on a vite l’air idiot. »

Arno Bertina, L’âge de la première passe

Celles qui écrivent dans les ateliers avec Arno Bertina n’ont que très peu eu, auparavant,  la possibilité de parler en leur nom propre.

Filles, prostituées, pauvres, elles ne sont jamais celles qui parlent.

Elles ont toujours vécu à la position hiérarchique ou sociétale la plus basse : objets pour les hommes, objets pour les Blancs, objets pour le marché, objets pour les familles…

En tant que Noires, elles sont aux yeux de l’Occidental un objet sans parole autonome.

En tant que colonisées, elles sont celles qui n’ont pas de langue pour parler.

Déscolarisées, elles sont encore moins celles qui écrivent.

Le français est une langue officielle mais pas maternelle au Congo, c’est une pression pour elles et surtout à l’écrit : elle manquent de mots, d’idées, de nuances.

Elles ont quasiment l’impression de changer de corps en écrivant en français.

Et tout le travail du narrateur/auteur sera de les amener à dire, à écrire.

Il a senti devoir dire d’où il écoutait ces jeunes femmes : un homme blanc, écrivain, avec une vie personnelle, pour les amener, elles, à se dire pour se sauver elles-mêmes.

Pour ne pas être seulement le Blanc que je suis, et pour ne pas être assigné à l’Histoire dont j’hérite avec la couleur de ma peau, je dois – cette question engage mon humanité et la littérature qui me passionne – ne pas en rester à l’affliction, et faire une place à la joie. Je dois montrer ces filles, lorsqu’elles sont souveraines aussi, autrement je les enferme. Leur humour ou les « dix secondes tigre » décrites par Henri Michaux ne démentent pas la détresse. Mais ce serait aggraver les blessures que de ne pas faire une place à ces moments de grande respiration.

Arno Bertina, L’âge de la première passe

Assumée, la France et son colonialisme apparaît donc au cœur du récit, avec l’auteur, avec tous ses doutes qui le rendent d’autant plus poignant, vibrant, communicatif.

Une fabrique de l’écriture salvatrice, de l’écriture en commun

Il ne les connait pas, au début.  Il les découvre. Il s’aventure à faire entendre beaucoup de vies par l’écriture, à voir des choses apparaître, à rester en retrait et à être là, et c’est devant nos yeux qui le lisent qu’elles poursuivent leur chemin.

Il partage leur routine : repas, jeux, activités d’écriture, du matin au soir, et puisque c’était encadré par une ONG, elles pouvaient peut-être enfin respirer et vivre, elles offrent à l’auteur leur confiance.  Lui, décide d’écrire sur elles.

Arno Bertina, L’âge de la première passe

L’Age de la première passe est le récit de ces rencontres, de ces réflexions, c’est aussi les textes de ces jeunes filles de treize, quinze ou dix-huit ans,  leurs pensées, leurs douleurs, leurs désarrois mais aussi leurs espoirs et leurs courages, leurs pensées, ces textes accompagnés, guidés puis retranscrits, admirés parfois.

Dans ce livre, le but est la création d’une langue commune («écrivain je dois tendre l’oreille»), chaque mot étant, dans ces ateliers, petit à petit inspiré, offert ou choisi pour être libérateur et juste. Subtilité, tact, lucidité, justesse. 

Au fil des pages, les jeunes femmes écrivent, rient, vivent, se libèrent, s’émancipent…  Le narrateur nous amène à reconnaître en l’autre une véritable intelligence de sa situation. S’ouvrir pour permettre de dire, rester là, mais silencieux, pour ouvrir la porte à la justesse.

Un texte où le lecteur a besoin de temps, de pauses, de prendre le temps surtout de se mettre à la place de celui qui les accompagne, et à leur place à elles dans le travail  de reconstruction, de devenir autre.

Au fil des pages, on voit grandir une célébration de la force de ces femmes, leur énergie, leur dignité, leur vaillance.

Les voir devenir autres nous amène à nous poser également la question pour nous : est-ce que survivre c’est toujours devenir autre ?

Un questionnement à nuancer ou affiner

Qu’est-ce que survivre, qu’est-ce qu’être soi, qu’est-ce qu’un désir de devenir autre ? Est-ce que cet atelier les aide ? Est-ce qu’elle peuvent se reconstruire ?  

Des questions essentielles quasi existentielles structurent ce livre, à divers degrés et selon des modalités différentes, comme, au final, tous les autres livres de l’auteur. Et, là encore, à des degrés divers, comme dans ses autres livres, les réponses ne sont pas définitives, ne concluent pas le questionnement, elles avancent et font avancer, se nuancent et se dispersent pour mieux être semées.

Arno Bertina, L’âge de la première passe
Portrait de l’auteur

Une suite en images pour faire la vie…

Quelques mois après la publication de L’âge de la première passe, les éditions Sometimes, ont publié Faire la vie, un album réunissant certaines des photographies prises par Arno Bertina prises lors de ses séjours, certaines à la demande des jeunes filles.

Il permet de voir ce qu’on a lu, sans connaître les noms, savoir est voir, savoir n’est pas nommer.

Les photos sont belles, comme l’auteur sait les faire, la photographie ayant été une de ses passions premières, les jeunes femmes ont un visage et le roman une seconde lecture possible, démultipliant les sens.

Arno Bertina y explique sa démarche et le travail relaté dans l’Âge de la première passe, la boucle est donc bouclée.

Faire la vie , Un certain jour de décembre deux mille dix-sept
ttps://www.editions-sometimes.com/faire-la-vie
Faire la vie , Un certain jour de décembre deux mille dix-sept

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