On voit un livre de Denis Lachaud sur une table de librairie. On se souvient avoir aimé lire, étonné « J’apprends l’Allemand », pour son sujet et son exploration du dire, comment et pourquoi. On se souvient aussi avoir été impressionné par son jeu pour dénouer le réel avec « J’apprends l’hébreu ». Entre autres.
Le silence d’Ingrid Bergman, d’abord le nom, « Bergman », Ingrid ou Ingmar ? On pense à « Cris et chuchotements », ou « Pour qui sonne le glas », et on se dit que ça doit pas être un livre joyeux-joyeux. Mais on le prend, on l’ouvre et… On le lit sans le lâcher.
Divulgâchage assumé : non, en effet, c’est pas joyeux-joyeux. Pourtant, l’ouvrir est être happé, nourri, viscéralement et littérairement, psycho-géographiquement et linguistiquement.
Quelle est l’histoire ?
On découvre une femme dans un pavillon caché au fond d’un jardin arboré. Face à elle, s’installe pour le petit-déjeuner un certain Roland. Les gestes, la mécanique, la voix, la façon de toucher les cheveux d’Ingrid, tout semble être un rituel auquel elle se soumet inlassablement.
Au sol, un trait de peinture, une frontière droite qui délimite l’espace de la cuisine. Un trait blanc que cette femme ne franchit jamais pour s’avancer dans le couloir le temps d’accompagner Roland chaque matin jusqu’à la porte d’entrée. Un trait qui semble tracé dans sa tête…
Elle pense par bribes, et ce sont ces bribes qui nous font entrer dans son réel. Ingrid Bergman. Elle pense souvent à une série qu’elle regarde en boucle, comme pour occuper son esprit, son temps sa vie : « Six feet under« . Le réel est ce que notre cerveau en fait.
Qui sont Ingrid et Rosalie ?
Ingrid reste à l’intérieur de la grande maison. Elle arpente, regarde, pense pense, pense. Rosalie est là aussi, et pense avec d’autres boucles.
Autour du lit de Rosalie, les livres sont des murs. Les livres forment une antre, une caverne où elle est retranchée. Il n’y a pas de fenêtre dans sa chambre. Les livres sont sa fenêtre vers l’extérieur, ses livres sont tout ce qu’elle sait, mais elle en sait, des choses, car les livres sont porteurs de tant de sens qu’on se demande parfois qu’ils ne sont pas plus instructifs que le réel, celui des autres.
Que se passe-t-il dans la tête d’Ingrid, cette femme au léger accent nordique ? Pourquoi demeure-t-elle ainsi immobile, retenue, enfermée, empêchée ? Quel trouble relationnel peut ainsi régir deux vies jusqu’à l’invisibilité ?D’où vient-elle et d’où tient-elle cet accent ? Quel est l’âge d’Ingrid ? Est-ce qu’Ingrid est son vrai nom ? Quel est l’âge de Rosalie ? Et qui est Roland, pourquoi est-il le seul à sortir de la maison et à voir le « dehors » ?
Et quand elles vont sortir de la maison, on va courir avec elles dans la rue, sans tout comprendre, mais rencontrer d’autres êtres et affronter, découvrir, apprendre à être dehors, déjà, puis peut-être simplement à être. On va comprendre, aussi, l’horreur longue qu’elles ont peut-être traversée avant de pouvoir être en liberté.
On lit, on découvre, pas à pas, chaque éclair est une révélation, chaque information est une réalité inacceptable pourtant acceptée, car il faudra bien retrouver un basculement vers une vie « normale ».
Mais le « normal » peut-il exister, quand on doit vivre, être alors qu’on n’a pas été construit ? Qu’est-ce que signifie renaître à la vie et se construire quand tout nous a été ôté ? Peut-on commencer à vivre à 35 ans ? à 55 ans ?
Le récit de deux constructions forcées d’essayer d’exister
Le livre démarre sur cette urgence de secours et ne dévoile que très progressivement la situation au lecteur.
Car les personnages nous sont montrés sans explications, dans ce roman. C’est troublant et ça attise l’envie de continuer à tourner les pages. Et sans rien dire, l’auteur dit beaucoup, pourtant : chaque détail, partout, est une pièce de ce que les deux personnages voient du réel.
On avance pas à pas sans vouloir aller trop vite. La situation est au départ inacceptable, comme un fait divers éventuellement glauquissime qu’on n’oserait pas lire puisqu’on ne veut pas se dire que c’est possible. La claustration, la séquestration, la réclusion impossible.
Mais on avance. Et Denis Lachaud, l’auteur, n’insiste absolument pas ni sur la souffrance ni sur le pathos et ne franchit pas la ligne du concevable en basculant dans l’horreur, non, il nous laisse avancer pas à pas, lucidement en pleine conscience avec les deux héroïnes.
Car ce qui importe, au final, c’est l’après : la découverte, l’accusation l’enquête pour comprendre, la reconstruction, la reconquête, voire la conquête pour un des deux personnages.
Alors on se laisse prendre par le réel et on observe, on pressent ce qu’on peut en respectant les temps, celui du passé et celui de ses conséquences au présent.
Un explorateur des âmes à l’écriture vraie, juste et observatrice
Denis Lachaud est un auteur, metteur en scène et comédien français : après des études de langues étrangères et un séjour en Allemagne, il a créé la compagnie Téatralda en 1990.
Pour écrire, créer, il poursuit un chemin d’observation, d’écoute et d’écriture du réel, de la prison à l’hôpital, de l’université à l’entreprise, du lycée à l’école.
Il a écrit quatre pièces avant J’apprends l’allemand, paru chez Actes Sud en août 1998 et très chaleureusement accueilli par le public et la critique. Par la suite, il a publié plusieurs autres romans chez Actes Sud, notamment La Forme profonde, Comme personne, Prenez l’avion et J’apprends l’hébreu, comme un chemin de traverse en clin d’oeil à son premier roman.
Il faut avouer que le langage est un monde à explorer, car ce qu’on dit est souvent aussi révélateur qu’éclairant sur qui on est. Comment on choisit de dire ou pas, aussi. Le sens d’une phrase est-il le même que celui de l’amalgame de mots choisis ? Et le silence est-il porteur de sens, aussi, puisqu’il s’agit parfois d’une impossibilité de dire, et ce, jusqu’à ce que « La parole » puisse exister.
Le féminin mis en exergue de ce roman
Le Silence d’Ingrid Bergman est le neuvième roman de Denis Lachaud publié aux éditions Actes Sud.
Et, étonnamment les femmes y occupent la place principale. Peu d’hommes sous la plume de Denis lachaud.
Denis Lachaud entre dans la tête de deux femmes dans ce roman, et vraiment c’est étonnamment vraisemblable, comme documenté. Serait-il un écrivain féministe ?
Car dans ce roman, les deux héroïnes sont aidées par des femmes et les hommes jouent dans leur histoire un rôle assez menu voire honteux, violent, destructeur à part le bourreau et un de ses amis : les deux héroïnes, la voisine qui les sauve, la journaliste, l’enquêtrice, une libraire, aussi, puisque Rosalie a grandi grâce, aux livres qu’elle a lus et d’autres femmes qui aideront le « qui-je-suis » à être retrouvé.
Des auteures nourrissent aussi la plume de l’auteur, dans ce roman, et le cheminement des héroïnes : Marie NDiaye et Virginie Despentes sont proposées comme cheminement salvateur par une libraire, on croise aussi Annie Ernaux, Marguerite Duras ou encore Jane Austen, et les sœurs Brontë…
La lecture sauvera la jeune fille et l’écriture réconciliera la plus âgée avec le monde.
À quelles questions ce roman répond-il ?
C’est un roman intensément rêche, dur, sec, mais qui nous enrichit, une histoire de femmes et de paradoxes intrigants, inquiétants et envoûtants.
Car le récit est plein de suspense et de tension, de douleur et de non dit, on comprend donc vraiment phrase après phrase, comme elles, les héroïnes, mère et fille, qui sortent d’enfermement et d’inhumanité sans candeur aucune, avec une hyper sensibilité clairvoyante, happant le lecteur.
On a du mal à lâcher le livre tant le récit est fort et l’écriture assez fulgurante, directe, donc efficace, surtout pour dire ce qu’elle veut dire, par cette histoire proche du fait divers malheureusement vraisemblable.
Celle qu’on appelle Ingrid, mais ce n’est peut-être pas son vrai nom, et sa fille Rosalie, semblent avoir vécu sur sur le très long terme une situation d’une violence extrême à l’issue de laquelle elles essaient de renouer avec le monde et avec les autres.
Ce roman est un nœud d’interrogation. Et dans ce livre, on découvre aussi, ébahi, ému, tendu la capacité incroyable à s’accoutumer à des situations impossibles, qu’on pourrait penser insupportables.
La question restera peut-être en suspens : des femmes qui ne sont jamais sortie « dehors » parfois même enfermées dans une caisse depuis si longtemps pourront-elles accepter, comprendre les limites que la vie « sociale » impose à tout être que la société a, ou pas, formé ?
Et une fois ces deux femmes libérées, quelle sera leur vérité ? Les médias, la société, la justice et la langue laisseront-elles la vérité éclater ? Avec enquête, analyse, reportage, arrestation, interrogatoire procès ? Pour savoir, il faut lire, on est habitués.
Un roman déconstructif-reconstructif troublant et étouffant, mais vibrant
Un roman structuré par une très grande précision, très ancré, géographiquement. Et cette fiction s’approche vraiment de la vraisemblance, à tel point qu’il est parfois difficile de continuer à lire. Mais. Le besoin de savoir l’emporte.
Un livre qui nous offre une réflexion empathique et émue sur la vie qu’on ne choisit pas et qui parfois nous emprisonne : la contrainte et ses effets pervers, la soumission au réel qu’on ne comprend pas, alors on attend et on se plie à ses règles, car pour pouvoir choisir il faut comprendre, et c’est aussi toute la dialectique du maître et de l’esclave qui est nuancée et interrogée dans ces pages. La force d’exister aussi, envers et contre tout et tous. Car vivre est malheureusement simplement survivre, parfois.
Un roman inquiétant, des personnages envoûtants que l’esprit de Denis Lachaud interroge et explore à l’extrême pour tenter de cerner la révélation de soi, quelle que soit le contexte de cette révélation.
Un roman vertigineux, funambule sur le fil de la violence, qui peut déconstruire l’individu mais ce faisant laisser entrer un passage insoupçonnable vers la sortie de soi pour la reconstruction du moi, des mois, car ici le moi s’est dédoublé sans être clôné.
Car tant qu’on ne sait pas nommer le réel, on est coincé dedans. Et quel que soit le traumatisme subi malgré soi, la capacité de le nommer est une mise à distance salvatrice. Et c’est ce que lire fait, parfois, dans l’inconscient : nommer l’indicible, l’oublié, le refoulé, le réfuté. Bien sur, ça ne règle rien, mais ça fait avancer.
Et lire est une porte de sortie, un outil pour nommer grâce au talent des auteurs qui savent explorer le dire, les mots, les pensées, les vies.
Denis Lachaud, Le Silence d’Ingrid Bergman, Actes Sud, mars 2022, 304 p., 21 €