Pour changer, il est revigorant de lire autre chose que de la fiction. De l’histoire, tiens. L’histoire de la fabrication de quelque chose de séculaire, fondateur, qu’on voit partout, soit sans le remarquer, soit sans penser à le voir comme ça.

Un essai tout à fait original, avec des illustrations, des croquis, des gravures, des dessins techniques, de photos, des exemples étonnants, des associations d’idées libératrices, un essai qui se lit comme un très fin et plaisant fil de pensée, largement documenté, sans en avoir l’air, qui laisse tout.e lecteurice ravi.e de pouvoir accéder au savoir de manière aussi inhabituelle qu’efficace : « Les chaînes sans fin », Histoire du tapis roulant.

Une plongée dans les archives pour décrire une quantité affolante de détournement de corps comme de cas d’usage, de détails de fonctionnement qui ne sont pas réellement des détails, puisqu’ils esquissent ainsi une vaste histoire des temps modernes, du productivisme biaisant les vies.

Parmi les machines qui hantent nos vies quotidiennes, le tapis roulant est celle qui traverse le plus insidieusement tous les secteurs d’activité : des tapis mobiles sur chaîne d’assemblage aux tapis de caisse de la moindre supérette en passant par ceux dévolus à l’exercice corporel du fitness. Travail posté, rituel consumériste et souci hygiénique de soi : trois postures qui, chacune à sa manière, nous condamnent à l’éternel recommencement d’une marche forcée.

Cet essai veut en retracer la généalogie, plus sinueuse et méconnue qu’il n’y paraît. Sans s’attarder sur les « grues à tympan » de l’Antiquité romaine, on passe en revue bien des appareils oubliés – le « moulin disciplinaire » des prisons de l’ère victorienne, le « manège à plan incliné » des agriculteurs du XIXe siècle ou le « trottoir mouvant » de l’Exposition universelle de 1900 – avant d’aborder les usages plus récents de cet outil crucial du management fordien, de la consommation de masse et du test d’effort cardiovasculaire.

Un bien délicieux voyage dans le temps du surplace qui nous est proposé là !

Un simple dispositif qui est parvenu peu à peu, pas à pas, au plus absurde détournement de force et de gestes, dont l’objectif nous paraît, au fil des pages, absolument claire, vain et épuisant, une Sisyphation du mouvement perpétuel qui nous démontre que rien n’est jamais linéaire, réintérrogeant incroyablement la notion même d’innovation et de « progrès » qui n’en est réellement pas.

Un dispositif technique qui au final a façonné des mentalités, a instauré des rapports de force et a soumis le corps de l’humain à un rythme qui n’en est pas un, en tout cas pas le sien. 

Le tapis roulant, qu’on ne remarque pas et qui est pourtant partout quand on sait lire le réel autrement, combinant mouvement et sur-place, a donné lieu à une foule d’absurdités dans le monde et à travers les époques, et cet essai le démontre humblement et brillamment.

Associer les idées, mélanger les histoires pour interroger différemment ce qu’on a souvent en face de nous, sans forcément en remarquer la prégnance et ce que sa place prise insidieusement dans nos sociétés dit.

Face à l’hétérogénéité des modèles précurseurs du tapis roulant – promis ici à de fulgurants essors, là à de subites pertes de vitesse, sans que leurs terrains d’application respectifs semblent avoir interagi –, j’ai mesuré combien le storytelling propre à toute invention est sinon mensonger, du moins d’une linéarité suspecte, induite par un agenda rétrospectif qui voudrait que chaque découvreur produise un saut technologique qui améliore le prototype précédent et ainsi de suite, par petits pas qui prépareraient les grands bonds en avant.

Une exploration atypique des sens d’un objet

La fabrication historique, sociétale, de ces « chaines sans fin », émaillée de citations et de schémas illustratifs, une longue histoire qu’on n’avait peut-être jamais pu lire dans cette intégralité.

Tout est parti de l’observation de ces étranges salles de « sport » dans lesquelles des êtres courent machinalement, regard dans le vide, qu’on peut observer en passant devant la vitrine, depuis le trottoir. Ce « running » tellement à la mode, censé apporter bien-être, hygiène du corps et santé, dans ces salles de sport qui prolifèrent partout dans les grandes villes.

Ainsi, par association d’idées, est partie cette exploration des nombreux tapis roulants qui ont vu le jour vers la fin du XVIIIe siècle et ont modulé, évolué, changé de sens mais peu gagné en utilité.

Un essai politico-littéraire qui allie ce qu’on ne pense pas à relier d’ordinair pour ainsi retracer l’histoire et les sens incertains de ces « Chaînes sans fin ».

Une histoire, une absurdité qui a pourtant un sens

Il s’est agi, au départ, de faire rouler des animaux sur des tapis, car il faut bien user de la force animale pour produire, des « grues à tympans » devenant Trépigneuse, ou bien « manèges à plan incliné ». Les noms de ces machines était mouvant, comme leur utilité.

La force ainsi exploitée a été transposée dans les prisons, ces êtres qui ne font rien, utilisons les, surveiller et punir, supplicier ou produire, via les « moulins disciplinaires » victoriens, sur lesquels marchaient les prisonniers pour ne pas qu’ils s’autorisent la moindre oisiveté.

Avec le temps, à force de tatonnements, l’appareil prendra des formes plus stabilisées.

Pour saisir et étudier l’évolution de cet escalier éternel, outil de redressement moral, de « dévalorisation intérieures (d’où) émerge, à leurs dépens un spécimen encore incertain, celui de l’ouvrier déqualifié, privé de conscience propre, réduit a une force », le travail à la chaîne, tout pour produire, une invention qui. « progresse » à grands coups de brevets, d’améliorations, d’hygiène ou d’usines, on passe en revue bien des appareils jusqu’au « trottoir mouvant » de l’Exposition universelle de 1900.

Puis, on fuit en avant vers des usages plus récents pour retomber sur nos pieds et sur le tapis de course qui, mentionné dans l’introduction, nous annonçait ce qu’on allait lire.

« Au terme de cette dévalorisation intérieure, émerge à leurs dépens un spécimen encore incertain, celui de l’ouvrier déqualifié, privé de conscience propre, réduit à une force musculaire acéphale, cheminant sur sa roue comme un canard sans tête. »

Le tapis roulant, cette machine sociétale posée partout pour nourrir l’illusion, « l’espoir secret, sinon inavoué d’avancer, encore, toujours », « Toujours plus fort, toujours plus vite » tout en faisant du surplace. Evidemment, le capitalisme consumériste se nourrit de cela.

Un essai qui réinterroge le sens des choses avec une étonnamment délicieuse perfection

Cet essai mentionne une superbe liste de gens qui nourrissent la pensée et la conscience paradoxales de Wilde à Foucaul etn passant par Duchamp, Frida Kahlo ou Charlot, et ouvre devant nous une vraie joie de savoir inattendus, un délicieux étonnement de lire un « essai » qui n’en est pas forcément un, tellement il regorge de recheches vers autre chose que de la métaphysique mise sur papier.

C’est une histoire foisonnante qui n’avait jamais été décrite avec une telle justesse du détail, dans son paradoxe ET sa globalité, avec des associations d’idées inattendues, des descriptions pointilleuses d’un objet d’(in)attention. Et c’est raconté avec une poésie sans carcan, juste comme ça, parfois posée là, comme un sourire, on sourit, d’ailleurs et on se dit que justement, on n’y avait pas pensé sous ce prisme, en regardant tout ces gens courir sur le tapis de course, comme des « silhouettes côte à côte en train de s’entraîner à petites foulées sur d’indiscernables machines » face à une vitrine qui ne leur montre rien pour faire un exercice qu’ils paient, pour garder la forme.

Repenser en escalier, sans fin et en particulier

Un essai à la fois profond et léger, alors que le sujet historique est lourd, ironique et politique, bien sûr, comme tout savoir juste devrait l’être, une lecture qui partage et diffuse en mots savamment et délicatement choisis l’esprit tordu, biaisé de notre temps dit moderne.

Un raccordement de données contradictoires et le message est clair : c’est tout ce paradoxe qui a fondé le productivisme, le capitalisme, le surconsumérisme et l’épuisement, à la fin de tout ça.

Le cas du tapis roulant ne fait pas exception en la matière, son histoire est nettement plus heurtée que le credo progressiste tendrait à nous le faire croire. Il résiste de prime abord à l’expansion du cheval-vapeur avant de devenir un vecteur d’automatisation à marche forcée ; il cantonne son influence au monde rural avant de redessiner l’espace urbain ; il réinvente un supplice millénaire faussement ­productif avant de baliser les cadences du travail posté ; il ­renverse l’usage du moteur animé des bêtes de somme avant d’ordonner les tâches d’un labeur humain domestiqué. Bref, les splendeurs et misères de son évolution sont traversées par les tensions socioéconomiques d’époques successives.

Perdre la vie pour avancer, avancer pour mieux reculer, inventer pour mieux aliéner, faisons tout pour ne plus rien pouvoir faire, ayant tout épuisé. Le délicieux paradoxe Camusien, Sisyphéen que voilà.

« Les chaînes sans fin » . Histoire illustrée du tapis roulant, Yves Pagès, « Zones », éditions La Découverte, 240 pp., 20€

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