Comment et quand devient-on qui on est ? En quoi notre histoire familiale peut-elle nous constituer en partie et se transformer en questionnement voire enquête personnelle ? Dévoiler le passé, les non dits, les souvenirs, les photos…

Dans Hôtel de la folieDavid le Bailly nous invite à regarder avec lui son passé familial, sa construction, à tenter de décrypter ce qui n’a pas été pleinement dit, dans un travail d’introspection documenté, journalistique, aussi. Un défi salvateur.

Un souvenir, douloureux comme un méandre, un point de non retour mais aussi de (re)départ

Le 7 décembre 1987, une vieille dame se défenestre du 6e étage. L’enfant est là. Il vivait dans la peur de ce geste fatal.

« La fenêtre de la cuisine, ses battants grands ouverts ; Le vent glacé ; Tes pantoufles sur le rebord du balcon. Tu t’es jetée et je hurle. Quelques minutes après, — que s’est-il passé pendant ce laps de temps ? — j’aperçois par l’entrebaillement du portail ton corps chétif étendu dans la courette. Je n’ai pas le courage de m’approcher, de regarder. Il fait nuit et s’imprime à jamais cette date : sept décembre mille neuf cent quatre-vingt-sept. »

Tu m’as quitté, Pia Nerina. Tu m’as dit

débrouille-toi, tu es un homme à présent

« Cette lettre est ma déposition », écrit David Le Bailly à sa grand-mère, Pià Nerina, sa pierre angulaire. qu’il aimait mais qu’il a vue tomber.

Trente-six ans plus tard, en s’adressant à elle, il revient sur cet événement et sur tous ceux qui ont précédé, et met cette vie sur papier, d’une plume remarquablement sensible. Ainsi, il (re)construit un tryptique de souffrances, de peines, et de sensibilités diverses.

Une triangulation à démêler, avec au sommet du triangle une grand-mère tant aimée, une atmosphère saturée d’anxiété, tentant de décrypter l’amour malgré tout, malgré le nom de l’hôtel, malgré l’histoire familiale.

Car l’amour est là, aussi, au fil de ces pages. beaucoup d’amour pour Pià Nerina, cette femme admirée par son petit-fils, entre autres, une femme réellement hors du commun, qui a tenté, malgré les aleas et deboires d’élever son petit-fils du mieux qu’elle pouvait.

De Naples à Paris en passant par la Riviera, ce livre raconte un besoin, une quête personnelle pour remonter aux origines. Photos et souvenirs à l’appui. 

Une intense et très émouvante enquête intérieure, en huis clos

Il ressort des décombres les secrets familiaux, entre sa mère et sa grand-mère aussi, les ressentis du passé, ce qui n’a pas osé être dit mais qui le travaille encore, en corps, pour comprendre mais aussi avancer, construire et continuer à vivre, comme libérés desdits secrets.

L’auteur et sa grand-mère vivaient comme un couple, s’entraidant, prenant soin, pleins de tendresse l’un envers l’autre, d’attentions, mais cette paix tendre était troublée par la mère. Une mère difficile à aimer, même après sa mort, tant elle était insaisissable, insultante, rageuse, furieuse, déjantée, virulente voire violente. Insaisissable et obscure, cette mère troublante s’appelait Victoria, nom ironique, vus les secrets gardés autour de sa naissance et la vie menée par sa mère cette grand-mère que l’auteur aimait tant.

Pour poursuivre l’enquête, l’administration et ses archives sont une piste à suivre, il faut rechercher des documents, des actes de naissance, de divorce, de décès, des traces dans les journaux et établir des faits. David journaliste de formation, le sait et retrace pour nous le chemin parcouru : de date de naissance incohérente, de fausses adresses en faux mariage : l’auteur découvre une vie aventureuse mais aussi une fuite, emplie de mensonges.

On avance avec lui, observant des photos avec parfois des visages effacés, grattés de rage, parfois un visage figé, un corps masqué par un bras (im)posé devant lui, comme une possession non-dite, mais présente par le geste. . On saisit qu’un colère sourde et indicible est présente. Partout. Des insultes aussi. Colère, désarroi, désamour ou haine. ?

Qui était Pià Nerina ? Par quels moyens cette Napolitaine sans le sou mais jeune femme dégourdie et rayonnante est-elle arrivée, sans formation, sans travail déclaré, à quitter son Italie natale, à émigrer en France dans les années 30. à arriver à ses fins et à finir par vivre dans les beaux quartiers de Paris ? Par quels moyens financiers, administratifs s’est-elle construit une identité et un patrimoine ? A-t-elle eu des secrets, voire une ascension sociale par le biais d’un protecteur, d’un mécène, d’un amant, d’un souteneur ?

Car un nom revient, celui d’un homme : Pyrrhus. David Le Bailly va fouiller, il va arpenter, il va relier, il va peut-être trouver.

Une enquête personnelle, une carte intérieure à recréer, une plongée documentée pour enfin savoir, une clé à décoder

Pyrrhus va transfomer le triangle en carré, le questionnement en quête réelle. Il est omniprésent dans la vie présumée de Pià Nerina mais absent de l’histoire familiale.

« Toi, tu as eu de la chance, tu avais Pyrrhus »

Cette phrase a été de celles que j’ai le plus souvent entenues à la maison. Maman ne cessait de la répéter et toi tu ne répondais rien. Je ne savais pas qui était ce Pyrrhus, je ne l’avais jamais vu et tu ne m’en avais jamais parlé. Mais je comprenanis à la façon dont maman prononçait cette phrase, un ton à la fois admiratif et envieux, qu’il avait joué un rôle déterminant dans ta vie. Plus précisément, le sens de ces mots s’éclairait chaque année un peu plus, il n’était paspour rien dans notre situation matérielle. »

Pyrrhus… Pyrrhus. Je ne me souviens pas l’avoir imaginé, son viage, son allure. Ai-je été jaloux ?

Pyrrhus qui revient, encore toujours.

Il a toujours été acquis dans mon esprit que tu avais élevé maman seule. Mais après avoir cherché dans ton passé, dans celui de Pyrrhus, je ne sais plus. Tu comprends, tant de mensonges…

Un nom seulement pour m’éclairer : Neuilly.

Tu as accouché dans une clinique privée, à Neuilly.

Tu as inscrit ta fille dans une école privée, à Neuilly.

Deux adresses de la haute société.

On t’a donc conseillée. J’ai d’abord pensé que ce on, c’était Pyrrhus. J’ai pensé, oui, mais sans la moindre preuve, le moindre élément. Jusqu’à la découverte, aux archives de la préfecture de police, d’un dossier consacré à ton amant. Dans un rapport des renseignements généraux, il est écrit qu’à partir de 1954, Pyrrhus, qui continuait à revenir très souvent à Paris, s’était domicilié à Neuilly, au 148 boulevard Bineau. À quatre minutes à pied de Sainte-Marie, l’établissement où maman était inscrite. Ne m’a pas échappé non plus la coïncidence entre la date de son installation et la scolarité de maman, qui entre au collège la même année ?

Quatre minutes à pied.

Cette phrase, encore et encore.

toi tu as eu de la chance, tu avais Pyrrhus

Ce tu avais Pyrrhus pour moi, ça voulait dire l’argent, la pension, peut-être l’appartement.

Me suis-je trompé ?

Devant nous une vie se reconstruit, comme un puzzle qu’on évitait de voir tel qu’il était

Un tableau familial inévitable car comprendre est devenu vital. Imaginer sans inventer, écrire le probable, le plausible, le possible avec comme seul béquille pour avancer l’incertitude mais le besoin de dire, enfin.

Roman de la folie, comme un grain dû au nom d’un hôtel, un basculement qui va transformer une vie familiale en cauchemar. Une prise de conscience, pourtant, un besoin de défaire l’engrenage, avec ou sans psychogénéalogie un pas nécéssaire pour vivre, survivre, continuer à avancer. Une enquête déchirante et émouvante, du point de départ à la révélation finale.

« La folie est irrémédiable. Elle est partout, dans toutes les familles, viols, incestes, meurtres. Hommes et femmes. La folie est banale, contagieuse »

Mais le savoir est salvation, et l’amour reste, même après la révélation. Car ce livre en est étonnamment plein. Des moments fins de tendresse émaillent l’enquête. La tendresse, l’admiration, la curiosité, l’envie, le besoin de savoir qui e, comment, pourquoi on a aimé. La vie, au final. Simplement la vie.


« L’hôtel de la folie », David Le Bailly, aux éditions du Seuil, 208 p., 18.50 €

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