L’enfant en littérature est pareil à une passerelle. Entre l’ombre et la lumière, le dicible et l’indicible. Il fait l’expérience du langage, éprouvant le monde comme une chose informe dont il faut dire quelque chose.

Dès les premières pages de Notre part de nuit, la figure de Gaspar apparait comme un médium, lequel possède un pouvoir encore étrange dont il a hérité de son père Juan. Ce qui frappe aussitôt le lecteur, c’est que cet enfant va être la porte d’entrée vers une nouvelle perception de la réalité.

A travers lui, le registre du fantastique est convoqué. Il semble apercevoir des figures étranges, telles des fantômes ou des monstres. Il est celui qui est capable de voir, malgré l’obscurité du réél. Il est l’héritier d’un don étrange qu’il va devoir apprivoiser.

Il convoque ainsi une sidération, un ravissement du voir, d’où le fait d’échapper avec son père à une entité non encore révélée au début du roman. Notre part de nuit imprime chez son lecteur une fascinante cohorte d’images sensitives et mentales, à l’image d’un bolide roulant dans la nuit.

On pense ainsi au film Midnight Special de Jeff Nichols. Dans ce film, Roy et son fils Alton sont en cavale depuis que le père a appris que son enfant possède des pouvoirs surnaturels. Lucas, un ami de Roy, se joint à l’échappée. La première scène du film semble répondre à notre geste de lecture lors de la traversée de Notre part de nuit. On y voit une voiture rouler dans la nuit sans aucun feu afin d’échapper à la surveillance : le véhicule, tel le lecteur, traverse la nuit du sens pour se laisser happer par l’obscurité du monde et de sa signification.

L’affiche est d’ailleurs étonnante car elle montre la lumière qui émane des yeux de l’enfant. Cet enfant-lumière convoque dès lors toute la cohorte de tous ces enfants de l’obscurité qui produisent leurs propres lumières, à l’image de Gaspar dans Notre part de nuit mais aussi de Danny, l’enfant-lumière dans Shining de Stephen King. Cet enfant qui possède aussi un don très particulier.

Ainsi à la figure de Gaspar dans le roman de Mariana Enriquez répond une autre figure, convoquant les fantômes de la nuit et de l’écriture poétique : Gaspard de la nuit. Ce recueil de poèmes, publié en 1842 à titre posthume, influencera Baudelaire et Rimbaud par l’originalité de l’inspiration et de l’écriture du poème en prose.

Le personnage de Gaspar, avant d’être l’héritier de son père Juan, n’aurait-il pas comme héritier fantôme cette figure nocturne qui enfante une prose poétique ?

Il était nuit. Ce furent d’abord, – ainsi j’ai vu, ainsi je raconte, – une abbaye aux murailles lézardées par la lune, une forêt percée de sentiers tortueux, – et le morimont grouillant de capes et de chapeaux.

Ce furent ensuite, – ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte, – le glas funèbre d’une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule, – des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque feuille le long d’une ramée, – et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnaient un criminel au supplice. Ce furent enfin, – ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte, – un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, – une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d’un chêne, – et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue. Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d’innocence, entre quatre cierges de cire.

Mais moi, la barre du bourreau s’était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s’étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s’était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, – et je poursuivais d’autres songes vers le réveil.

Gaspard de la nuit, Aloysius Bertrand

Elisabeth Vénard rappelait dans un article consacré à Aloysius Bertrand l’importance de l’imaginaire nocturne :

La Nuit est souveraine dans les poèmes d’Aloysius Bertrand ; elle permet seule une descente dans les profondeurs de l’être. C’est pourquoi le poète recherchera le lieu clos, baigné de nuit. Mais c’est aussi dans l’intimité de cette nuit que les visages du temps se déchaîneront. Le lieu clos est transgressé et envahi par les forces des ténèbres. La Nuit est alors profondément ambivalente, à l’image de ce poète qui vit sous ce régime chaotique.

On retrouve cet imaginaire nocturne dès les premières pages du roman de Mariana Enriquez :

Gaspar est pareil au lecteur qui apprend à lire et brave l’interdit de minuit pour traverser la nuit de nos lectures tardives.

Terminons en musique.

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

Laisser un commentaire