Mathias Énard a publié un nouveau roman en cette rentrée littéraire, et quel roman !

Un titre déjà porteur de sens multiples, de ligne à ne pas forcément suivren de cheminement à resaisir. « Déserter », chacun le fait à sa manière et pour des raisons qui lui sont propres. Et pour ce dernier titre, Mathias Enard a réussi, une nouvelle fois, avec maestria, savoir et nuances, distiller les vies divergentes dans la grande Histoire.

Un récit empli de parallèles et de tangentes, de logique qui jongle entre les lignes du temps, les sentiments, les sensations, tout cela comme une mosaïque de voix travaillées, littérairement, logiquement, sciemment, scientifiquement par la question de l’éternel retour de la guerre et de la violence, comme une observation, des mots sur les maux et sur ce que la guerre fait au plus intime de nos vies.

Un regard qui embrasse plusieurs vies, regard vif, alerte, comme un temps suspendu. Nécessaire, ces temps-ci.

Une histoire qui oscille et zigzague tout en avançant, sensoriellement et intérieurement

Une certaines forme de logique intériorisée, redigérée, sans frontières imposées, sans ordre ni morale faussée, et la logique redevenant pensée en ressort aussi juste que sensorielle, on ne sait où on va, on déserte aussi les dogmes imposés pour (se) repenser, sortir du sens de la marche, volontairement, et voir, ressentir, attendre ce qui (ad)viendra, ce faisant.

Le lecteur, si. Et il continue, prévenu qu’il va délicieusement être revigoré par une logique différente, il se dit… Enfin

L’histoire, les histoires ou l’Histoire logiquement mosaïcale, comme un choeur de solitaires

« Déserter » alterne les voix intérieures et nous fait entrer comme à l’aveugle mais confiant, dans un flou spatio-temporel, mais logique, on le ressent à chaque paragraphe, à chaque voix mise en mots, poétiques, bruts, émotionnels ou scientifiques, un chaos à réordonner à l’instinct, car ce qui semble ne pas aller de soi suit pourtant un fil instinctif, sensoriel, alternatif mais éminemment logique.

Car les voix de « Déserter » sont lointaines, multiples, mais logiquement reliées.

Il y a celle d’une historienne des mathématiques, Irina, « que lisent ni les historiens ni les mathématiciens », fille d’un grand mathématicien du temps des camps et du rideau de fer, dans l’Allemagne de la social-démocratie triomphante, celle Paul Heudeber, éminemment intense, celle de Maja, la femme de Paul, orpheline devenue une des plus importantes figures du SPD, cette voix étant profondément humaniste par choix.

Paul et Maja séparés par le Mur de Berlin, l’un resté à l’Est et l’autre partie à l’Ouest, chacun par convictions. Mais l’amour entre eux est intense, pur, même séparés il s’aiment. Des mots. Des lettres.

Chaque élément de ce polyèdre semble avoir déserté quelque chose 

Maja l’Allemagne de l’Est du mari et de l’enfant pour une carrière politique, Irina pour le Caire et sa carrière d’historienne des mathématiques, elle fuit à sa façon pour se frayer un chemin dans le passé et les racines, entre l’algèbre d’Omar Khayyam et les nombres irrationnels de Nasiruddin Tusi, et Paul, par savoir empli de convictions politiques et scientifiques, « communiste fervent jusqu’à la déraison ».

En parallèle, on suit la voix/voie d’un homme sans nom ni nationalité , un soldat qui fuit une guerre contemporaine, on entre dans sa tête et dans son corps, le récit devient poésie brute et sauvage, sensorielle, l’enjeu de cette fuit se ressent intensément : retrouver son humanité, ce qu’avoir déserté lui permettra peut-être. Une désertion ardue, puissante et violente, jalonnée de rencontres : avec un âne, le sens de la couverture se fait pour nous aussi, et une femme, entre autres.

Un plaisir de lire inattendûment éclairé et ouvreur de conscience humaine

On avance, on est pris sans savoir où tout ça va mener, mais chaque voix/voie résonne en nous, et nous libère de quelque chose, notamment de l’envie indicible de savoir où ce chaos va mener. Notre voix intérieure lit, émue (haaaaa ces lettres), menée à tambour battant, par la logique et les émotions.

Et des pointes délicieuses d’humour et d’ironie, parsemées par ci par là.

On ressent, intensément, toutes les questions que ce roman nous pose, et on veut avancer, nuancer, justement ce que la polyphonie permet, re plurialiser les vérités, ne pas en chercher une, mais les ressentir toutes.

Se demander, cheminement lisant, la fin qui adviendra peut-être, porté par cette écriture somptueuse et pure à sa façon, très poétique, étonnamment, vu ce qui est narré, et se dire, emporté, que parfois la raison ne suffit plus, mais il est d’autres pistes à réinterroger, à faire se (re)croiser, tangenter, pour appréhender ce qui nous arrive.

On entre dans ce livre étonné, on continue, comme réhabité, et on attend, en avançant au fil des voix et des temps.

On lit, on se laisse emporter par la plume de l’auteur, et son savoir scientifique, historique et émotionnel. On lit et on aime slalomer au fil du siècle, revisiter d’une certaine façon l’histoire du XXe siècle, tous ses fantômes et non dit pourtant profondément ancrés en nous, aussi.

Une érudition qu’on sent, qu’on pense même partager, ce qui est éminemment jouissif pour le lecteur, émaillée de sensations brutes, celles de ce déserteur qu’on ne connait pas, ne comprend pas mais qu’on suit pourtant, car cette alternance entre les narrations soulève des questions toujours essentielles : la géopolitique, celle de l’Europe centrale, Europe si spéciale et encore si méconnue, puisque toujours et encore changeante, l’actualité nous le prouve, mais aussi l’engagement et le rôle du mot juste dans le monde scientifique.

Car il y a tout ce qui a fondé la pensée occidentale, voire intercontinentale : les guerres, mondiales, locales, chaudes ou froides, la logique implacable parfois trop moraliste et manichéenne, la liberté réelle encore espérée, si ce n’est l’autonomie impossible, mais le spectre d’un éternel retour, un empêchement.

Une lecture nécessaire comme un choeur singulier mêlant la poésie des mathématiques, les non-dits répétitifes de l’histoire et la fragilité

Car « Déserter », par la logique, tente de dévoiler les indicibles, l’attachement, l’arrachement, les liens inhabituels et pourtant tellement éclairants.

Alors, nous aussi, on lit, on vibre ce faisant, puis, on regarde la mer poétique qui s’étale devant nous, avec ses vagues, ses flux, ses reflux, on comprend à demi mot, et nous aussi, on attend. Admiratifs de cet amour, aussi. Ces lettres.

Virevoltant de la musique logique et profonde des mathématiques au vortex malheureusement cyclique et sempiternel de la (voire des) guerres, Mathias Enard ne cesse d’approcher la tragédie malheureusement infinie de l’Histoire et nous offre « Déserter » comme une éventuelle voie de libération(s).

Comme une désobéissance (civile mais pas que) nécessaire et sans frontière, temporelle, personnelle et physique, une question elle aussi sempiternelle restant en suspens, mais de plus en plus urgente, mais que cette lecture a fortifiée.

Déserter, de Mathias EnardActes Sud, 254 p., 21,90 €

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