Début janvier, les fêtes sont passées. C’est la rentrée littéraire hivernale et les librairies vont regorger de lectures attirantes. Comment choisir ? On va en librairie, et on regarde les nouveautés. Un livre est là, posé sur une table. On lit le titre, surtout un mot, et on sent qu’il faut le prendre, ne pas se demander pourquoi, le sentir et entrer dedans. Et le dévorer, le lire d’une traite, financière aussi, oui, car le titre dit quel est le monde que ces pages vont nous ouvrir et nous laisser parcourir, hagard.e, sidéré.e comme habité.e par un étrange et juste « ha mais, non, mais…wouahou ».
Un roman à la fois original et fondamental pour comprendre la perte de repères réelle, actuelle, celle d’un personnage, mais peut-être celle du réel, universel.
Les logiques de marché ont-elles encore la moindre logique ?
Sommes-nous des Sisyphe condamnés à rouler des rouleaux de fric ou à mourir ? Sommes-nous tous devenus de simples valeurs marchandes qui ne repose sur rien ?
L’auteur et éditeur Hugues Jallon, qui est aussi le président des éditions du Seuil et de ses filiales, militant revendiqué par ailleurs, aborde dans ce texte fou et pourtant incroyablement documenté l’emprise néfaste des marchés et le mal-être infini que ce détournement de sens construit, induit, détruisant le sens même de l’être.
Une emprise folle et destructrice de logique qui ne l’est pas, celle des marchés, entre autres, celle du réel où le nous n’en est plus un. Sauf si.
« Le capital, c’est ta vie, il te ronge, il te brise, il t’abîme. Tu n’échapperas pas à sa domination qui est la mesure de toute chose et de toute existence. Tu paniques, n’arrives plus à respirer, tu ne t’appartiens plus. L’empire de la valeur a fait de toi son esclave. Dans ce monde, tu es devenu ton propre bourreau. «
« Le capital c’est ta vie », Hugues Jallon, quatrième page de couverture
Le capital, mais lequel ?
Le mot est évocateur, mais peut avoir des sens multiples. On peut parler richesse, finances, économie, histoire, sociologie, essai sur le monde actuel ou sur les conséquences de l’industrialisation. Peut-être de tout ça, puisqu’on nous rabâche depuis toujours qu’il faut travailler pour vivre, gagner sa vie, sa croûte, que le temps c’est de l ‘argent et que la libéralisation serait nécessaire pour continuer à vivre. Pourtant, pourtant.
On suit un personnage, un narrateur, et la narration se fait à la première personne. Ou a la deuxième. Car parfois, quand on panique, quand on angoisse, quand on ne sait plus quoi ni comment penser, on se voit d’au dessus et on tente de se parler à soir pour se rassurer. On regarde les autres, aussi, pour les voir cloués au sol, comme on se sent l’être.
Dans « Le capital, c’est ta vie« , dès les premières pages, une angoisse est là. Et on avance de crise en crise de panique, au rythme du néolibéralisme. On cherche, on est informé, documenté, même si on sait qu’on ne lit pas un essai sociétal, mais plutôt l’histoire et la tentative de maîtriser un problème, un piège, une menace, un gouffre qui pourrait bien tous nous emporter.
On relie l’intime et l’international, le privé et le collectif, Karl Marx et Kim Kardashian, et grâce à ces liens inattendus, on comprend.
Néolibéralisme fou ou existentialisme chiffré ? D’où viennent ces angoisses capitalisées?
Le monde libéral fait peur et donne envie de fuir. Les raisons ne manquent pas, la liste est longue. De longues listes folles peuplent la pensée du narrateur, et celle du lecteur. Tout est chiffré, documenté, certifié, avéré. C’est ce qui effraie encore plus et touche, au cœur et juste.
Cette impression de lire un inventaire dystopique qui est pourtant devenu vrai, réel et… Et… Prendre conscience. Chiffres et faits historiques à l’appui.
« Et moi qui me croyais si fort dans ce monde, je suis là où je n’existe plus, dans une contrée hostile, douloureuse. »
« Le capital c’est ta vie », Hugues Jallon
On lit page après page le cyclone intérieur provoqué par le fait de ne plus savoir à quoi se vouer, si ce n’est le capital avec sa violence. Les pensées errantes de « Le capital c’est ta vie » sont une révision nécessaire, voire un apprentissage vital de ce monde qui nous oppresse.
Il y a du cours d’histoire, d’économie, de sociologie, de neurologie, aussi, une théorisation renouvelée de ce que signifient les mots « valeur » et « vie« .
Car il semble au narrateur, mais aussi à nous, lecteurs, qu’il est grand temps de revoir la définition de ce qu’on entend par ces mots là. Alors il revient sur sa vie, son cheminement, il résume sa vie dans ces pages, reliant la panique subie au monde tel qu’il a évolué, vers le toujours plus, le capital érigé comme unique morale, valeur, religion, graal, espérance, paix.
Ces attaques de panique sont datées, dans sa vie. Mais il ne les a pas toujours saisies comme angoisses, paniques, malaises… Il s’est renseigné, a consulté pour comprendre et les faire cesser ou au mains les apaiser, les maîtriser. Livres, médecins, manuels de neurologie, neurologues, psychiatres… saisir c’est peut-être pouvoir les faire cesser. Donc avancer.
La notion d’attaque de panique faisait son apparition dans la troisième édition du DSM, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, qui a définit comme une période « bien délimités » où survient soudainement une « appréhension intense d’une peur ou d’une terreur », qui peut être associée à une sensation de catastrophe imminente ». La définition précise que les symptômes doivent atteindre leur intensité maximale en moins de dix minutes et être au nombre minimum de quatre parmi treize possibles.
« Le capital c’est ta vie », Hugues Jallon
Comprendre une société pour mieux comprendre ses angoisses, un prisme inattendu, quand on ne se situe pas dans les classes sociales menacées.
Tu as de la chance, comme beaucoup de gens autour de toi, la question ne se pose pas de ta survie, ici-bas ou dans l’au-delà — savoir si tu vas manger à ta faim ou si tu survivras à ta propre mort, cette condition n’a jamais été la tienne. Qu’as-tu en commun avec celui ou celle, dans tant de pays du monde, qui doit trouver de quoi se nourrir chaque jour et prie chaque soir pour le salut de son âme ?
Tu appartiens à la classe moyenne, ta condition n’est pas ta survie c’est ta vie, c’est à dire tes projets à moyen terme : prévoir les vacances, déménager, arrêter de fumer avoir un enfant, changer de travail, trouver une maison à la campagne avec un petit jardin, etc;
Et pourtant. Pourtant. Il semble avoir tout pour être heureux, pour avoir une vie pleine de valeur, enviable, admirable, négociable, non?
Un inventaire dystopique mais capital
Comprendre, c’est aussi parfois lister pour étaler devant soi les faits, pas seulement les statistiques absolument facilement manipulables, puisque sorties du système pour lequel elles ont été faites. Non, lister le réel qu’on connait, qu’on essaie de connaître, pour lutter, survivre, avancer, répondre aux question néo existentielles qu’on se pose, lister avec minutie.
Et ces pages en sont remplies de listes folles, pures et vraies, donc qui touchent, au cœur et juste.
Les listes, les faits, car il s’agit de comprendre pour répondre à des questions devenues existentielles, il est temps de le comprendre et de tenter de retrouver une réponse commune, pour lutter.
« Le marché c’est le monde et le monde c’est le marché »
« Le capital c’est ta vie », Hugues Jallon
Alors, dans ce livre, on va réviser ou apprendre comment ce monde a pu devenir ce qu’il est. On va remonter le fil historique de la création de ce réel néo-libéral capital pour saisir cette transformation du monde monétaire, des bulles spéculatives, la libéralisation du commerce, le culte de la rentabilité, on va croiser le sociétal et l’intime avec des personnalités, des chiffres, des faits, des dates.
William Rappard et son « incurable indolence, la création du Gatt pour supprimer tout obstacle au libre-échange, le « Centre William Rappard », Gary Becker, Walter Lippmann et Le colloque Walter Lippmann, ce rassemblement de 26 économistes et intellectuels libéraux organisé à Paris, où le mot néo libéralisme aurait été inventé, redéfinissant « notre » capitalisme, loin de celui de Marx. Et ce qui a suivi pour arriver à aujourd’hui. On va croiser Theodore Levitt, inventeur du terme « globalization », et Kim Kardashian. Surtout, Kim Kardashian. Et ce qui gravite autour.
Un narrateur angoissé et Kim Kardashian en face à face
Car l’autre personnage clé de ce roman, c’est Kim, fille de Kris, soeur de Kourtney ou de Kloé, une famille K, comme un cas modèle sociologique, lié à tout ça, ne serait-ce que pour et par le K de Das Kapital de Karl Marx.
Kim Kardashian, cette star brillante montée au firmament de la notoriété sans culture, le ciel à atteindre étant l’argent.
Un personnage à la vacuité absolue dont la vie se construit autour de l’exhibition vulgaire, kitsch, qui est millionnaire en n’étant rien en particulier, sans talent, « une notorious non-dancer », car elle ne peut pas danser, en revanche elle « make the money move ».
On assistera même à une étrange mais éclairée mise en parallèle de la danse et de la théorie Marxiste…
La forme du bois, par exemple, est changée, si l’on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre, affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser.
Livre 1 du « Capital » de Karl Marx / « Le capital c’est ta vie », Hugues Jallon
Et on suit Kim Kardashian, aussi, dans ces pages, on l’observe vivre avec effarement, ainsi que quelques figures monétairement pesantes qui gravitent autour d’elle… Paris Hilton, par exemple.
Un Puzzle pour comprendre, avancer, affronter
« Le capital c’est ta vie » est une liste, un inventaire, un puzzle dont chaque pièce est un outil de compréhension.
On va remonter, délayer, arpenter, nuancer ces angoisses liées à la (dé)condition humaine actuelle, lier les réel à la pensée intime, le collectif au personnel, relier tout savoir possiblement éclairant, que ce soit le fonctionnement du cortex, de la zone préfrontale, des autres victimes de ce type d’attaques ou de malaises vagaux, des mouvements de mode, de la communication, de la société, du droit, de la bourse, des dynasties familiales capitalisées, des amygdales, thalamus, ou de l’évolutionisme.
L’angoisse surgit n’importe où, n’importe quand, comme un délire, le délire sociétal, la perte de tout sens du réel, le lâcher prise libéralisé quand le mot n’a plus aucun sens.
En suivant le besoin de fuir, se retrancher du narrateur mais aussi de tout un chacun, au final, ce livre nous offre un puzzle mosaïque, intime et collectif, de la société telle qu’elle est devenue : un libéralisme délirant, un enfermement, une oppression, un autoritarisme monétaire.
Le cheminement sera émaillé de questions essentielles. Les nôtres, aussi.
– « La question qui doit être celle de ta vie : quelles sont tes options ? »
– « Comprendras-tu qu’il n’y a aucun endroit où aller Il n’y a pas de refuge, il n’y a pas de point où diriger sa fuite.«
– « Comment faire pour laisser les choses se faire ? »
– « Et toi, qu’est-ce que tu peux bien valoir à la fin ? »
– « Et maintenant, qu’est ce que tu vas faire ?
Qu’est-ce que tu vas faire en attendant de mourir ? »
Et pourtant, lire ce livre fait se sentir plein de sens, relié, avec une tentative de moignon de « et on fait quoi, maintenant ? »
Refermer ce livre à la tombée de la nuit après l’avoir littéralement dévoré, laisser reposer ces phrases trouver quoi en dire à ceux qui viendront le chercher en librairie… Car il est disponible dans toutes les librairies qui sentent ce vent à saisir, à partager.
« Le capital c’est ta vie », Hugues Jallon, Éditions Verticales