Et voilà ! Une nouvelle année, une nouvelle rentrée, donc l’arrivée de nouveaux romans. Certains sont prenants, ébouriffants, étouffants, aussi, délirants, servis par une plume incisive et pourtant pleine de nuances exploratrices de l’âme et du lien au réel.
C’est le cas d’« Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau », de Stéphanie Kalfon, aux éditions Verticales. Le titre intrigue et attire, il faut l’avouer et dès la première page, on est pris.
Un vertige, une obsession, un questionnement, une spirale de désarrois, de doutes, d’interrogations, de vérifications, un texte implacable et prenant sur la fragilité morale, mentale, sentimentale, psychique d’une femme.
Un récit obsédant et vertigineux, les sensations de doute et d’incertitude montent crescendo jouant avec nos nerfs, s’installant en nous, aussi, nous poussant malgré nous à lire d’une traite, haletant, pour mesurer l’écart entre le réel, les sensations, les mensonges, les secrets, les non-dits, la logique fissurée, ouvrir ce faisant des brèches dans son imaginaire et ses pensées…
Une histoire obsédante et déconcertante
Oui, le titre le disait, et dès les premières pages, une fille disparaît. Nina, fille d’Emma, la narratrice, disparaît un instant, juste un instant. Un peu d’inattention, et elle se perd. On panique, on court, on la cherche, on a peur, on perd pied, le cauchemar.
Voilà le point de départ de cette histoire…
Elles se promenaient, se tenant par la main, dans une fête foraine. Le père voulait faire plaisir, sourire. Un instant, juste un instant, Emma lâche la main de Nina pour la laisser s’amuser, un instant, juste un instant, elle a regardé le stand de tir où Paul visait, et quand elle s’est retournée, sa fille n’était plus là.
Y a-t-il pire terreur que ça, un instant d’inattention, un enfant perd sa mère, une mère perd sa fille, un père perd tout ça en même temps, l’épouvante, l’effroi, l’impensable s’installent. Qui/Que perd-on quand on perd un enfant, même un instant ?
Une trame obsédante, un noeud qui se resserre
La panique, l’épouvante, le cauchemar s’installent, tous les faits divers deviennent imaginables, l’horreur étouffe.
Quelques pages se tournent, et la fille disparue est retrouvée. Mais.
La narratrice est persuadée que la police n’a pas retrouvé Nina, sa fille de 8 ans qui a fugué, disparu, qu’en sait-elle, mais une aurtre, car celle qu’on a retrouvée et qu’on lui a ramené a beau lui ressembler étrangement, quelque chose ne va pas.
Ce n’est pas elle, la mère le sait, le sent, même si tout autour d’elle tout le monde veut lui faire croire qu’elle se trompe. Peut-on tromper l’instinct maternel ? Tout ce en quoi elle croyait, tout ce qu’elle aimait est-il encore en face d’elle ? Quelque-chose a changé, mais quoi. L’enfant ? La mère ? Le père, lui, semble absent, comme extérieur à tout ça. Nina, elle-même, reconnaît elle sa mère ? Paul est-il encore ce mari qu’elle aimait ? Et cette Nina qui n’est plus ce qu’elle a été, aime-t-elle cette mère qui n’est plus la sienne ?
Tout se dénoue ou se délite, tout s’éparpille et se perd. Et c’est justement ce qui rend ce livre absolument obsédant.
Quelle est cette brèche, qu’est-ce qui a changé ?
Finalement, tout interroger permettra peut-être à Emma de savoir ce qu’elle a en face d’elle ? Ce réel change tellement de visage au fil des jours que le fil à suivre est de plus en plus tendu, mais vers quoi…
» La dynamique des familles obéit parfois aux mêmes règles que la physique des couleurs. Leurs complicités reposent sur un circuit de résonances et d’interférences, dans lesquelles nous sommes chacun des vases communicants. Nous nous reflétons les uns les autres, question de regard. Moi, je suis face à une énigme : chaque fois que je regarde des photographies de ma fille plus jeune, je suis émue. Mais pas quand je suis en face d’elle, pas du tout. Pour résoudre ce mystère, j’entame une sorte de jeu des sept erreurs grandeur nature dans lequel vont se glisser mes heures vacantes, mes fins de soirée, mes insomnies, mes petits matins, lentement coulisser, la tête penchée sur mon téléphone, à comparer une photo de Nina prise le soir de son anniversaire et une d’elle prise le lendemain. Je m’abîme progressivement dans la comparaison des deux enfants, dans cette oscillation sans butée, cherchant à rassembler entre mes mains les bonnes cartes. Puis je demande au silence : « Dans la famille de vrai je voudrais : ma fille. »
« Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau », Stéphanie Kalfon
Une avancée pourtant lettrée, puisqu’Emma sait regarder, de formation. Professeure aux beaux-arts, elle connaît le secret des formes, des couleurs et des illusions optiques.
« Je repense à la théorie du punctum de Roland Barthes : sur une photographie, c’est la présence d’un petit grain, d’un défaut qui atteste de l’être cher? Ce grain de réalité est un défaut de fabrication, une disgrâce, une sorte de faute dans la texture mais qui permet de ne pas se tromper.Par ce raté qui en fait aussi la beauté, on authentifie la personne qu’on aime. Car ce stigmate produit sur celui qui regarde la photo une émotion si grande qu’il la renvoie à la véracité de leur lien. Mais pour moi, ce grain placé sur le visage de cette petite fille en face de moi la disqualifie. Il est la preuve qu’elle est fausse, que je ne me tiens pas en face de l’originale de ma fille mais de son double mensonger, du report falsifié de celle que j’ai mise au monde »
« Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau », Stéphanie Kalfon
Veut-elle encore de cette vie ? Le cerveau n’essaie-t-il pas d’envoyer un signe ? Et ce cerveau sèmera-t-il le chaos ? Pourtant, Emma sait voir, sait observer chaque détail pour décrypter le réel devant elle.. Mais quelque-chose vacille, se fissure, se fragilise. Elle le sent, elle le voit, elle le mesure, elle se sent partir. Elle doute, interroge, analyse, explore tout. Même la neurologie.
Une histoire cadencée, incisive, obsédante, à lire le souffle coupé
Petit à petit le noeud se resserre autour du cerveau d’Emma. Elle est pourtant lucide, par moments éclairés, mais on la voit sombrer, page après page et s’enfermer dans une spirale où la solitude s’intensifie autour d’elle.
Ses pires cauchemars sont-ils devenus vrais ? On remonte le fil de ses pensée et de son passé, et on comprend pas à pas ce qui se révèlera.
Emmurée dans sa tête, peu à peu, elle nous émeut et nous effraie. Elle déraille, on avance et on sombre, avec elle, dans sa perception ébréchée où s’insèrent des moments de folie, des hallucinations, des moments de conscience de son état, des diagnostiques, des illusions, des peurs primitives ravivées, des cauchemars, et ne plus savoir, parmi tout ça ce qui est vrai prend au ventre.
« La maladie dont je ne soupçonne rien encore est en train de grignoter mes perceptions (…) Dans ma tête mosaïque, je cherche une cohérence au vrac de mes pensées, j’essaie d’en décaper les zones d’ombre. J’utilise en guise de couleur les aplats furtifs de lucidité dont je dispose. Ils me parviennent par pixels, par fragments. C’est tout ce que je possède pour sillonner l’irrationnel, ces tout petits carreaux éparpillés où je questionne le visage radieux de ma fille. Mais les lignes de fuite sont biaisées, comme si Nina bafouait toutes les règles de la perspective et de la géométrie des sentiments. »
« Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau », Stéphanie Kalfon
L’envie de savoir devient pour nous aussi obsession pourtant dissonante. On continue, on ne peut pas lâcher, le coeur serré.
Est-ce un traumatisme crânien ou celui d’un drame familial passé qu’Emma a vécu dans son enfance que l’angoisse de cette disparition a ravivé ? Nina peut-elle encore aimer cette mère qui refuse de la reconnaître, pire, est méchante avec elles ? Paul, son mari, finira-t-il pas comprendre ou rejeter l’incompréhensible paranoïa de sa femme ?
Il faut lire « Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau » pour répondre, et la réponse sera à la hauteur du titre et de la plume de l’auteure.
La langue inventive et incisive du délire prenant
On avance en spirale, en vortex, chaque détail en révélant un autre, plus secret. Un phrasé acéré, décrypte au scalpel, en un effort vital, ce qu’Emma voit. Stéphanie Kalfon a le sens du détail, comme celui de la spirale de folie, comme seule une dramaturge talentueuse pourrait l’avoir.
On se perd dans un vertige Hitchcockien, une folie Lynchienne, un vortex freudien, on arpente les tourments de la perception biaisée, le dédoublement du réel, et le cheminement flou qui étreint Emma.
Elle s’accroche au peu qu’elle peut encore saisir, essaie de ne pas se laisser partir, et pourtant pourtant, à chaque phrase, on sent qu’un grain de sable pourrait tout faire basculer.
On finit par se demander si elle n’a pas plusieurs voix, si elle même le sait, tant la stylistique des phrases nous informe sur la santé mentale, ou non, de la pensée en désordre dans laquelle on est en train d’errer avec Emma. Que (se) cache-elle ? Que ne (se) dit-elle pas ?
Se laisser emporter, au moins par l’histoire
Quelle sera la fin ? On ne peut lâcher ce livre, on voudrait, mais on ne peut pas. Alors, on y plonge sans fin.
Partir, se laisser partir, aller, ne plus savoir, lâcher prise, dans le sens que ça aura, mais comprendre ce que la nuit d’un cerveau peut effacer et faire ressortir.
Refermer le livre. Respirer, surtout. Y repenser. Longtemps.
« Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau« , Stéphanie Kalfon, Éditions Verticales, parution 5 janvier 2023
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