Un martyr parmi les autres ?

Le destin tragique d’un habitant de Milwaukee. Un enfant du ghetto, un jeune homme que son talent pour le football américain promettait à un riche avenir, malgré cela, mais le réel n’est parfois que ce qu’il est, et le racisme fait, encore et toujours, partout, des victimes.

C’est une fiction en partie, car celle-ci est très détaillée, documentée.

Inspirée par le réel tel qu’il est, elle va plus loin : elle donne le sentiment de remonter aux racines du mal, pour tenter de décrypter le passé qui ronge le présent, pour raconter un monde que, finalement, on devrait connaître, reconnaître mieux. 

C’est toute la force de ce roman : sa profondeur, son inventivité sans manichéisme et sans aucune naïveté.

« Je ne peux pas respirer ! » 

Jean-Louis Dalembert a écrit son livre durant un an, à la suite de la mort dramatique de George Floyd. Cette histoire, il l’avait déjà en tête depuis au moins 2014 juste après la mort d’Eric Garner.

Ce cri étranglé, personne ne l’a oublié. Il a été prononcé à New York, en 2014, puis le 25 mai 2020 à Minneapolis. Tous deux étaient noirs, tous deux sont morts par asphyxie après avoir été interpelés puis maintenus au sol par le genou d’un policier.

Les circonstances de ces affaires sont toutes similaires. Un policier blanc tue un homme noir sous couvert de bavure policière, la scène est filmée et les médias ont fait tourner ces images et on se souvient tous de ce basculement du monde et de nos regards tournés vers la colère d’un peuple hurlant «Black Lives Matter» , ensuite.

En France, nous pouvons notamment penser à l’affaire Théo.

L’auteur s’empare de ces bavures policières, et dresse le portrait fictif d’un martyr, transposé à Milwaukee, au coeur pourtant du rêve américain.

« Ici, il y a toujours un endroit où aller planter sa tente pour essayer de changer son rêve en réalité. Même si, à l’arrivée, tu te fais carotter par plus malin que toi, que tu crèves la gueule ouverte, sans jamais y parvenir. Au moins, tu meurs avec l’espoir en étendard. Il n’y a pas pire que crever sans espoir. »

« Milwaukee blues », de Louis-Philippe Dalembert

Milwaukee ou le blues d’un peuple

Un martyr est malheureusement un exemple, un symbole plus qu’une personne.

Et Louis-Philippe Dalembert nous montre qu’un homme tout à fait ordinaire, Emmett, 46 ans, peut être un symbole d’ampleur internationale, car victime de racisme, de violence, d’injustice.

Emmett, comme Emmett Till, adolescent lynché dans le Sud par des racistes en 1955. Mais aussi Emmett comme Emeth, « Vérité » en hébreu.

Milwaukee Blues, c’est aussi le titre d’un titre devenu un classique. Datant du début du XXe siècle, il raconte le spleen de personnages qui désirent rentrer chez eux.

Milwaukee, c’est le nom de la ville où se déroule l’histoire. 

Et c’est ainsi que le livre s’ouvre.

 « Call nine-one-one ! »

Le roman s’ouvre sur un numéro, une suite de trois chiffres comme référence incontournable, « un prolongement naturel des doigts », ce numéro que l’on compose justement quand on se sent menacé ou est en danger

On entre dans la tête du gérant d’une supérette qui a appelé le 911, parce qu’il a soupçonné un jeune homme de l’avoir payé avec un faux billet. 

« JE N’AURAIS JAMAIS DÛ composer ce foutu numéro. Si je pouvais, je supprimerais définitivement le 9 et le 1 du cadran de mon smart phone. Comme un cyclone, ou une inondation raye du jour au lendemain un village entier de la carte du monde. » 

« Milwaukee blues », de Louis-Philippe Dalembert

Appeler la police pour un billet suspect tendu dans la pénombre par un type grand et baraqué, pourtant aurait pu être compréhensible, car c’est la loi…

Mais s’il avait pensé qu’il avait simplement, en face de lui, un humain, Emmett, l’ancienne gloire locale du football américain, s’il avait reconnu, il se serait abstenu. Il sait aussi qu’appeler la police est bien trop souvent source de problèmes inévitables. Surtout quand on n’est … pas blanc. Car ce gérant est pakistanais.

« C’est la loi du quartier : ne jamais balancer aux flics. »

« Milwaukee blues », de Louis-Philippe Dalembert

Et pourtant, pourtant, les dés sont jetés.

« En tant qu’Oriental, musulman qui pis est, on n’est pas dupe de ce qui se passe entre la police et les Noirs. »

« Milwaukee blues », de Louis-Philippe Dalembert

La police arrive. Emmett est tué. Une vidéo du meurtre est prise par les passants, vidéo qui va être diffusée à l’échelle planétaire. 

ll est trop tard, et c’est par les médias du monde entier que lui a été révélée l’identité de son client de passage, de même que les circonstances de sa mort : étouffé par le genou d’un policier. 

L’image de la mort atroce de son client hantera le vendeur toute sa vie. 

Le roman choral, sur cette base, peut dès lors commencer.

Sa vie comptait !

Le roman remonte le cours du temps, et tous les proches d’Emmett racontent leurs souvenirs en sa compagnie. Ses amis d’enfance racontent qui il était. On remonte ainsi le fil de sa vie jusqu’à sa mort. 

Son institutrice reconnaît avec stupeur dans le visage apparu à l’écran les traits du gamin grassouillet et empoté qu’elle avait pris sous son aile. Et se souvient d’un petit garçon agréable qui aimait beaucoup le football américain. Il l’avait vite attendrie, dans cette école du ghetto noir où elle avait préféré enseigner plutôt que dans le quartier propret de ses origines.

Authie, l’amie d’enfance d’Emmett, née comme lui en 1975, ainsi que Stokely, le copain dealer, se souviennent du trio inséparable qu’ils formaient jusqu’à ce qu’Emmett parte étudier ailleurs : on les appelait les trois mousquetaires. 

Emmet a été élevé par une mère très pieuse, après que le père a quitté la ville pour ne plus y revenir. Il n’a jamais cédé à l’argent facile, malgré les difficultés matérielles. Emmett, d’après Authie, qu’il surnommait « Shorty », sa sister, a toujours été un bon gars dont elle a toujours été un peu amoureuse… Emmet filait droit, tout à sa passion pour le football. 

Et grâce à son talent pour ce sport, il obtient la bourse d’une université du Sud-Ouest. Il pourra, grâce à cette bourse faire des études d’informatique, lui qui n’a jamais été doué pourtant pour les mathématiques, il pourra surtout intégrer l’équipe universitaire et espérer passer professionnel.

Et le coach de l’équipe l’accueille comme un fils, l’encourage, lui donne confiance en lui. 

Le manque d’assurance de ce grand gaillard, cet homme timide, si touchant et sensible, devenu malgré cela populaire au sein du campus a marqué sa fiancée de l’époque, une gracieuse jeune fille, blanche aux cheveux clairs.

Un destin qui bascule

La chance lui sourit, jusqu’à l’accident qui l’immobilisera quelques mois.

Son coach lui conseille de redoubler son année, mais il prend une autre décision. La mauvaise, sans doute… Et la chance cesse de sourire.

Ses études perdent leur sens, sa fiancée s’éloigne de lui. Commence ensuite une période de succession de galères, de précarité, jusqu’à ce soir-là, devant l’épicerie.

Des années plus tard, de retour à Milwaukee, c’est un homme contraint de collectionner les petits boulots, toujours harassé, que décrit son ex-femme, qui l’a quitté, pensant qu’elle méritait mieux. Et c’est sa mère toujours aimante, loyale et fidèle qui doit élever ses trois enfants. 

« Il traînait aussi la honte d’avoir échoué à réaliser son rêve de footballeur professionnel, qui l’aurait érigé en modèle pour des millions de jeunes du pays. En particulier, ceux du quartier où il dut revenir, la queue entre les jambes, vivre dans la vieille baraque où il avait vu le jour et grandi. Et ce n’était pas fini. Après être reparti de la maison pour fonder foyer avec une amie d’Authie, le temps de fabriquer la troisième fille, il y était retourné une deuxième fois, en étant contraint, qui pis est, de compter sur la chiche pension de sa mère. Il avait échoué sur toute la ligne; ne serait-ce qu’à montrer aux plus jeunes une voie autre que celle de la rue, du business, de la violence qui gangrenait Franklin Heights et tant de quartiers comparables dans le pays. Il traînait cet échec comme un boulet, alors que plus personne n’en parlait. Les gens avaient tourné la page. Abonnés à une vie de déconvenues, ils avaient l’habitude de chasser une chimère par une autre pour tenir jusqu’au bout de la vie. Cela s’appelait le rêve américain. »

« Milwaukee blues », de Louis-Philippe Dalembert

Une marche des humains vers la lutte

« Dans cette lutte longue comme l’humanité, nous subissons à coup sûr des défaites, comme nous en avons déjà subi. Nous en subirons peut être des plus lourdes. Peut-être même aurons nous à boire le calice jusqu’à la lie. Au point de nous laisser aller parfois au découragement. D’avoir le moral à plat comme un vieux pneu mille fois rapiécé, où il n’y aurait plus de place même pour une seule rustine. de croire que nous avons reculé de trois pas après avoir avancé de deux. Mais nous saurons nous relever »

« Milwaukee blues », de Louis-Philippe Dalembert

Après la vie reconstituée de la victime, nous assistons à la naissance d’un combat universel. Une vie, une mort qui soulève un mouvement, un bataillon de militants, un « vivre ensemble » essentiel, vital, pas viral, VITAL. Pour tous, pour nous tous.

Et l’on reste troublé, vraiment, aux mots de la pasteure Ma Robinson, ancienne gardienne de prison devenue unificatrice du quartier… Lors des obsèques d’Emmett, elle prendra la parole, une parole pour rediriger la foi vers une humanité meilleure, avant d’organiser une marche…

Cette marche dégénèrera-t-elle vers une nuit de violence, trop pleine de rage justifiée ?

Seul livre ce livre vous le dira.

Un combat, une lutte, une traversée

On plonge, avec l’auteur, avec la vie d’Emmet, avec les voix de ses proches, au coeur du racisme systémique, et à travers lui dans la pauvreté et la ségrégation. Une ségrégation dont on nous dit qu’on l’a combattue, déjà mais qui a changé de visage avec le temps. À la fois invisible et palpable, ce roman nous montre qu’elle est pourtant toujours là.

Proches, famille, ex-fiancée blanche, amis, coach, anciens professeurs nous racontent touche par touche un homme, malgré lui triste symbole d’une Amérique incapable d’avancer et de régler ses comptes avec un passé esclavagiste et ségrégationniste.

Transposable, avec nuances et variants, de ce côté-ci de l’Atlantique ? Malheureusement, oui. C’est ce qu’on se dit et dont on a peur, quand on lit ce roman.

L’auteur interpelle et dénonce aux sons savamment distillés du blues (des blues de ses personnages), du jazz, du reggae et même de la country music bien plus puissamment que ne l’aurait fait un pamphlet politique.  Il propose même en fin de l’ouvrage une playlist pouvant accompagner le livre.

Ce roman, sur la fin, devient un chœur universel, un gospel littéraire et émouvant et, c’est bien le problème, encore présent, actuel et convainquant, quel que soit le côté de l’Atlantique où l’on se place.

Un auteur humaniste et sans frontière

Louis-Philippe Dalembert est un auteur francophone et créole. Né à Port au Prince, il habite Paris. Il a travaillé comme journaliste à Port-au-Prince avant de venir terminer un doctorat de littérature en France. Enseignant chercheur, il a été invité à enseigner dans divers pays, et notamment à Milwaukee, dans le Wisconsin, en 2013.

Ses écrits portent les traces des continents par lesquels il est passé, mais aussi de son premier déracinement, à l’âge de six ans, quand sa famille déménage loin de sa mère et de lui, orphelin de père. De là naîtra Le Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, son premier roman paru en 1996 aux éditions Le Serpent à Plumes.

Protéiforme, sensible, homme de lettres universelles avant tout, il écrit aussi bien des romans que des nouvelles, de la poésie ou des essais.

Un plaidoyer d’une logique implacable

Citations en exergue de la troisième partie…
La marche, la lutte, la colère sincère d’un peuple

Sous la plume talentueuse et visionnaire de son auteur, n’ayons pas peur des mots, plus jamais peur des mots qui nous montrent la voie, ce livre sonne comme un plaidoyer collectif, magistral, d’une logique implacable qui questionne la place assignée par les peuples aux origines, à la couleur de peau, à l’être.

Il semble de surcroît questionner la place assignée par le peuple américain aux Noirs. Et nous amène à comprendre que le problème n’est pas qu’américain, mais planétaire, malheureusement.

Un texte fort, combattif, collectif, incisif, qui présente le pire de l’humanité pour faire ressortir l’espoir d’une humanité meilleure.

Un hommage aux destins brisés, un immanquable de cette rentrée littéraire 2021. 

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