Un livre peut être une découverte, une lutte, un récit très réel, documenté, un moyen de savoir ou de prise de conscience, un chemin vers la connaissance, une communication sensible et constamment ajustée, car écrire est faire dire puis faire lire

Ceux qui trop supportent est tout ça, et plus que ça. Et quand on le lit, on a la sensation de faire partie. Dans ce livre, au coeur d’une lutte, il est question d’honneur, de droit, de fierté, d’honnêteté et de littérature. On y retrouve le sens des mots, dans une situation tragique, emplie de vents contraires à affronter.

On y trouve aussi d’improbables victoires, justifiées malgré elles, car parfois, celui qui perd n’est pas celui qu’on croit, et ceux qui trop supportent sont ceux qu’on soutient, ceux auxquels on croit, auxquels on ne savait pas encore qu’on croyait, parce qu’on ne les connaissait peut être pas. Pas encore. Mais ce livre nous les montre, réels, combattants, militants.

Une enquête très fouillée, des entretiens très humains, des chiffres, des faits politiques, parfois mensongers et dans une même direction, des mots savamment orchestrés pour nous l’expliquer, point par point, contrepoint en avant.

Un livre à lire avec le coeur : un engagement, un combat, et on sent qu’on le saura, quand on le refermera.

Ceux qui trop supportent, parution du 14 octobre aux éditions Verticales.

Une prise de parole collective, portée par un auteur

En 2017, l’écrivain Arno Bertina s’est entretenu longuement avec les ouvriers d’une usine, alors que cent d’entre eux venaient de recevoir leur lettre de licenciement.

Il venait de publier Des châteaux qui brûlent. Un ami lui propose de rencontrer des salariés en lutte sur le site de l’usine d’un équipementier automobile, GM&S, installée à La Souterraine, en Creuse.

Il aurait pu y voir un écho à Des châteaux qui brûlent, car ce roman relatait en effet  la prise d’otage d’un secrétaire d’Etat par les employés d’un abattoir placé en liquidation judiciaire.

Une grève avait donc déjà pris des airs de littérature chorale, ajustée, déclinée, polyphonique, sous sa plume, car cet auteur sait faire dire.

Cet écrivain ayant noué une relation intense et aguerrie avec les mots et avec le réel, il va rencontrer ces travailleurs de La Souterraine, ces hommes et femmes qui creusent leurs vies par le travail. Sans jeu de mot, pourtant.

On est habitué à désigner les lieux par des noms propres (…) le nom d’une ville est aussi un adjectif, les bâtiments, les jardins et les rues peinent à s’imposer nettement ; si vous dites « La Souterraine » par exemple, ils sont contestés ou bousculés par une entité chargée d’ombres et de nuit, de roches et de terre.

« Ceux qui trop supportent », Arno Bertina

Et il va écrire ce livre, sur le combat que ces travailleurs vont lui faire voir, ce qui lui permettra d’ensuite faire voir la crise qui ronge le monde industriel français, et surtout de faire discerner un mal bien plus retors et souterrain, justement : « ce truc économique et politique qui écrase tout le monde et qui lamine les vies de tous ».

Le libéralisme est plus goinfre que ça. Il est goinfre par définition, il ne connaît pas d’autre régime.

« Ceux qui trop supportent », Arno Bertina

Une usine à rencontrer, pour dire le vrai, le juste, le légitime, pour appeler justice ou réparation ?

La rencontre se fait car il n’y a pas de hasard et qu’écrire est parfois savoir et faire savoir, heureusement et malheureusement.

À une AG de cette usine, il prend la parole et invite les ouvriers, les salariés, les militants, les syndicalistes, les hommes et les femmes en lutte à la prendre en retour, la parole. Il sera une oreille pour être une plume.

Les travailleurs sont en colère, épuisés, menacés, n’ont plus rien à perdre, et si un écrivain est mis sur leur chemin, ils pourront, au moins, mieux se faire entendre.

Il recueille leurs témoignages quatre années durant, et rend ainsi vive et réelle, sous ses mots, dans ses pages, la fierté ouvrière, la résistance intelligente, collective, et, heureusement, obstinée.

Ce livre est une explication, non un pamphlet, c’est une démonstration, logique, incontournable, fait par fait.

La fierté : être d’un lieu et d’une histoire (collective). Prendre une part active à l’aventure, prolonger cette histoire dans le présent, le quotidien.

« Ceux qui trop supportent », Arno Bertina

Les informations affluent et interagissent dans ce récit documentaire dense et réel. Les faits sont listés, les chiffres donnés, la réalité, les droits bafoués, les êtres méprisés. Le récit est, de ce fait, haletant et d’une humanité poignante.

« Celui qui combat risque de perdre, celui qui ne combat pas a déjà perdu. » Bertolt Brecht

Ceux qui trop supportent reconstitue la chronologie de cette lutte. Les récits bouleversants s’enchaînent, les colères aussi. 

Le fait qu’il s’agisse d’un simulacre change-t-il quelque chose à la réalité de la colère de ces femmes et de ces hommes ? Je ne crois pas. Ils sont déterminés mais ne feront pas n’importe quoi. leur boussole : rester justes, et honnêtes – qu’on ne puisse pas dire qu’ils ne valent pas mieux que ceux qui se moquent de les réduire à une misère sans solution.

« Ceux qui trop supportent », Arno Bertina

L’intelligence est plus forte quand elle est collective. Car c’est tout ce dont il s’agit : être intelligents face à la bêtise des entreprises, des repreneurs, des DRH, des possédeurs, des manipulateurs, des pseudo-investisseurs, des joueurs politiques n’ayant d’autre but que de se nourrir des vies des autres, sans leur avis, leur volonté, leur droit à être.

Quand on lit ce récit, on construit et reconstruit, nous aussi, ce que ces salariés ont dû traverser. Et à chaque page, on est étonné, choqué, touché, documenté, aimanté, comme l’a été l’auteur, comme il le dit déjà très bien lui-même.

« Fraternité, expertise, pertinence politique… Voilà ce qui se dégage des combats sociaux lorsqu’ils sont vécus de l’intérieur, et non via ces caméras de télévision indifférentes à la joie des ouvriers se découvrant une voix qui porte. (…) Leur intelligence m’a aimanté. »

Le licenciement peut-il sauver l’emploi ?

Un PSE a été mis en place dans cette usine, on l’apprend dès les premières pages. Quel beau mot que ce mot-là : PSE…

Le « plan de sauvegarde de l’emploi », initialement dénommé « le plan social », et sa Loi de modernisation sociale votée le 17 janvier 2002, ce dispositif légal mis en place par l’article L 1233-61 du Code du travail, qui limite les conséquence, notamment par des mesures de reclassement et d’adaptation.

Un bijou de la langue managériale créolisée par les tenants de l’ordre social… arrondir les angles, émousser les mots qui disent trop nettement la réalité, les travailler jusqu’à ce qu’on entende « emplois sauvés » en lieu et place de « licenciement ». Licencier pour sauver l’emploi ! Vider l’entreprise de ses forces vives pour qu’elle se relance… Molière ne s’est pas assez moqué des médecins qui saignaient les malades pour les remettre sur pied s’il se trouve des entrepreneurs-diafoirus pour vendre encore cette méthode !

«Ceux qui trop supportent», Arno Bertina

Est-on sauvegardé, quand on est licencié ? Quand on se retrouve isolé, de fait, puisqu’informé par lettre individuelle ? Peut-on résister, défendre ses droits quand on se sent rejeté, seul ? Peut-on se regarder dans une glace quand on se sent humilié, sans plus aucune dignité ? Quelle liberté, quelle égalité, quelle fraternité nous est laissée ? On a envie de pleurer, d’exploser, de hurler, la colère est justifiée, la peur, aussi, mais on se tait, pour ne pas hurler seul.

« Comment ne pas être déchiqueté par ce double postulat : devoir s’individualiser pour exister vraiment / ne pas pouvoir le faire du fait de la raréfaction programmée des moyens d’individuation (un emploi, par exemple) »

« Ceux qui trop supportent », Arno Bertina

« La littérature a son mot à dire »

Arno Bertina a senti qu’il devait, voulait participer au combat de ces hommes et femmes. Il a écrit pour faire dire ces militants, et les laisser parler devant nous, pour faire parler ce combat, entre colère et résistance.

Ce livre est comme une passation d’intelligence entre eux, entre eux et l’auteur, et entre nous et l’auteur. C’est ainsi que lire ce livre nous permet de nous sentir intelligents, ensemble, face à ceux qui nous manipulent, nous manigancent, se servent de nous pour asseoir un pouvoir coercitif et autoritaire.

Eux, ils savent, donc votent des lois, idiotes parfois, et nous devons obéir, travailler et nous taire.

Au fil des pages, bien sûr, on croise toutes sortes d’éléments nourriciers d’intelligence collective, des artistes, des auteurs, de l’Histoire qui entrent par la grande porte, car nous sommes au coeur d’une grande histoire sociale, dans ce livre.

Liste non exhaustive et en désordre de ceux qu’on croise dans ce livre : Flaubert, Proust, des luttes historiques, des grands événements, le coup d’état de 1851, réussi par Napoléon Bonaparte raconté par Victor Hugo, André Gide ou Julien Gracq, Sartre ou Blanchot, Bouvard et Pécuchet, des grands artistes comme des petits, de Thoreau à John Muir, de Max Weber à Warren Buffet, de Machiavel a Hobbes, de Tacite à Arnaud Desplechin en passant pas La Boétie, de la littérature à Mediapart, de Michael Jackson à Jarvis Cocker…

La liste serait longue et le collectif, pour être juste, n’a pas de limites.

Dans la guerre que se font les classes sociales, le patronat a plus souvent les blancs, il n’est pas cette puissance apollinienne ou souveraine que la base viendrait harceler. La haine des rouges a toujours poussé les forces de l’ordre à prendre l’initiative, pour contrer leur influence au sein des entreprises. Le milliardaire Warren Buffet disait en 2005 : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »

« Ceux qui trop supportent », Arno Bertina

Que faire de cette colère ?

La tension monte au fur et à mesure que les pages se tournent, dans ce récit. Le sentiment de construire un combat possiblement vainqueur car mérité, justifié. La colère n’empêche pas d’exulter, même si elle empêche d’être serein. Elle forge un caractère trempé, si elle n’a pas d’excuses ou de réparation, car c’est le plus fort d’en face qui la forge. Dans ce récit, elle nourrit la lutte, le combat, et elle est apaisée par endroits via les mots éclairants et lucides.

Aujourd’hui, la lutte est toujours présente et vive pour ceux qui ont pu rester sur le site et défendre leur entreprise (soit 120 personnes, encore salariées).

Ceux qui ont été licenciés continuent à faire reconnaître leurs droits. 

Les prud’hommes rendront leur décision le 24 septembre 2021, soit trois semaines avant la parution de ce livre.

«Ceux qui trop supportent», Arno Bertina

Puisque ce n’est pas une fiction que nous lisons, quand on tombe sur cette phrase dans le livre, on va chercher la vérité instillée dans les médias après ladite date, le 24 septembre 2021, à laquelle le conseil des Prud’hommes de Guéret a rendu son jugement : 58 ex-salariés de GM&S toucheront des indemnités pour licenciement illégal, en fonction de leur ancienneté et du préjudice subi. Une étape est franchie. Et l’histoire n’est sans doute pas finie.

Ce long combat juridique pour faire reconnaître l’illégalité du plan social a réussi à dédommager, indemniser. C’est déjà ça. Mais. Ceux qui ont été licenciés continuent à tenter de faire reconnaître leurs droits. 

Sur les 157 licenciés, une cinquantaine n’a toujours pas retrouvé d’emploi et ils se trouvent en grande difficulté. Le combat doit donc continuer. Et ce livre en est partie prenante. Le lire, aussi. Tellement.

La littérature pour détricoter les fausses langues.

Que se passe-t-il, chez les gens, quand ils ont été licenciés et qu’ils rentrent chez eux ?

Ceux qui trop supportent nous amène à découvrir toutes les voix et les voies sans issues concernées par cette lutte pour sauver une usine d’emboutissage.

Devant nous défilent les entretiens, les présentations, les personnages, les citations, les descriptions, s’ensuivent informations et déclarations, points et contrepoints, arguments valables s’ajoutant à des sentiments palpables, lois du marché face aux dures lois de la vie, justesse face à l’injustice, on avance, on marche, avec eux, avec l’auteur.

Dans ces entretiens presque retranscrits, sans modification littéraire, car ils ont la justesse humaine des êtres qu’on a brisés, on peut sentir le rapport humain et organique à l’usine : les sons, les odeurs, les autres.

Quelques détours par la fiction seront faits, bien sûr, ouvertement et honnêtement, à chaque fois, car l’auteur ajuste, affine et adapte ses mots au réel, au collectif, et la littérature est partout. Elle aussi.

La langue française est si riche qu’elle permet de relever le niveau de faits divers très consternants, de faire jouer la malice contre la vulgarité.

« Ceux qui trop supportent », Arno Bertina

L’intelligence, ce n’est pas l’instruction. L’intelligence c’est le partage.

Le mot « chien » ne mord pas, disent les linguistes.

«Ceux qui trop supportent», Arno Bertina

On se représente souvent une usine comme un lieu de souffrance. Ce n’est pourtant qu’un lieu de travail. Un lieu où travailler pour pouvoir manger. Manger pour vivre. Mais le silence fait mal. Enlever le travail d’une vie, c’est lui enlever beaucoup plus.

Pris de haut, par Hollande, par Macron, par Bruno Lemaire, par Benjamin Griveaux, par tous les autres, entre autres, il se sont mis à la hauteur de leurs ennemis. Ils ont parlé, ils ont montré et monté un combat collectif qui saura gravie les marches qu’on leur a interdites, pourtant.

On cite souvent La Boétie – les tenants et les aboutissants tiennent parce que nous sommes à genoux. Sans notre soumission, le système s’effondrerait. le combat des GM&S invite à reconsidérer cette lecture ; les puissants ne tiennent pas tant parce que nous sommes dociles, ou parce que nous avons la trouille, mais parce que nous sommes honnêtes et que nous tenons à cette honnêteté. C’est un tout autre paradigme, il rend le problème plus épineux.

«Ceux qui trop supportent», Arno Bertina

Lutte collective, lutte devenue trop rare dans notre monde où être est être seul, isolé, être en compétition contre les autres, être polyvalent et remplaçable.

Pourtant, on peut entremêler les savoirs, les colères, les justesses et les lucidités, et les combats, de ce fait, peuvent avancer, doivent avancer, vers un collectif mieux pensé.

Et ensemble, on pense mieux, on pense plus large, on se bat contre l’ennemi qu’on connaît, et la peur est amoindrie par le courage collectif : « On se bat pour plus large » contre les puissances qui veulent séparer les individus.

Ce que nous montre ce livre : une voie, des voix.

On rencontre, dans Ceux qui trop supportent, des politiques et les humains que ces politiques économistes, capitalistes, non collectivistes ont tenté d’effacer.

Les entretiens nous amènent à connaître Vincent Labrousse, Yann Augras, Yannick Richert, Stéphane Ledormand, Jean-Yves Delage, Michel Martin, Michel Prudhomme, Marie Brun, Patrick Brun, Eric Beynel, Michel Voignier, Elodie X, Olivier Leberquier, Laurence Pache… Et cetera, et cetera, car ils sont nombreux, ceux qui trop supportent, ceux que lutte a emportés, aimantés, brisés.

On découvre au passage les noms que l’usine a dû porter depuis sa création Socomec, Sepesa, Euramec, SER, Aries, Wagon, Sonas, Halberg, Transatlantic Industries, GM&S, GMD

On lit une présentation très précise, la lutte devient nôtre, celle contre la désindustrialisation/réindustrialisation/réindividuation/déshumanisation de « notre » pays.

« On va tout péter »

Ce combat est aussi un film Lech Kowalski , »On va tout péter« , présenté en 2019 au festival de Cannes. Un long métrage qui retrace la lutte de ces travailleurs, ces humains, pour sauver leur usine. 

L’auteur nous en parle dans le roman, bien sûr. Il mentionne aussi d’autres films, d’autres moments à regarder pour compléter la lecture, pour participer. Lire est participer. « Enfin ! », oserait-on peut-être penser.

Et l’on pourrait se dire, en refermant ce livre, que le mélange de personnes, comme les omelettes, devraient échapper au règne de la compétitivité économique biaisée, masquée, hypocrite et aveuglée.

Surtout les omelettes aux cèpes.

L’omelette que ces hommes savourent dans le train qui les mène à Paris, et au combat, centralisé et Quichottien.

Et la recette devient métaphore… « Macron ne saurait pas faire une omelette aux cèpes – ni avec les mains, ni avec le coeur. »

Les cèpes, ce n’est pas ce qui manque, en Creuse, en cette saison, et comme l’auteur nous amène à voir comment faire une omelette précieuse à déguster, à la saveur est unique, avec une écriture juste, fluide, directe et sans biaisage, sans commentaire, sans fausse objectivité, avec des notes de bas de page explicatives, référencées et ajustées, profitons-en.

Tous les savoirs se mélangent, savamment et humainement, dans ce livre.

Quelle période plus parfaite aurait pu être choisie pour le publier ?

Lisons-le, partageons-le, parlons-en, partout.

Et réjouissons-nous de pouvoir encore le faire ensemble.

Donner, partager. Je ne suis heureux qu’à condition de voir les autres se réjouir, aussi.

«Ceux qui trop supportent», Arno Bertina, p.181.

Un événement télévisé relaté dans ce livre, et un sourire, encore, apparaît :
« Plus cynique, ou humble, ou réaliste, ou désespéré, Jarvis Cocker réagissait à l’emphase de la pop-star, quitte à passer ensuite pour le méchant, le vulgaire ou le drogué. » p.217

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