Parfois, on pioche un livre, et on se laisse aller à le lire sans savoir s’il va nous plaire, ou pas. On est curieux.

Mike Brant, on le connaît, comme toute une génération et même au delà. Il suffit de dire son nom, et on chantonne déjà… Qui saura ? Laisse moi t’aimer ? Laquelle choisir ?

Ce roman, car il est écrit « roman » sur la couverture, est-il une biographie en hommage à cette « star » que les générations d’après les années 70 ne connaissent pas aussi bien que les précédentes. Les plus jeunes pourraient peut-être même se demander de quel Mike il s’agit, si ce n’est pas Mike Tyson…

Pourtant, Mike Brant a été une étoile dans les années 70, invité de beaucoup d’émissions de variété. Un tube de Mike Brant ? L’auteur se remémore une chanson intitulée Un grand bonheur. L’un des vers de cette chanson est devenu le titre de ce livre.

Si maintenant j’oublie mon île
Si je regrette le soleil
Et si les brunes ou bien les blondes me sourient
Un Grand Bonheur est dans mon cœur

Effectivement, Mike Brant était un soleil, un chanteur célèbre mais fulgurant, un artiste céleste, un météore, une étoile filante.

Les vies et la mort d’une étoile, un saut dans le vide comme trajectoire

Serge Airoldi se retrouve, par un hasard qui n’en est sans doute pas un, puisqu’il n’y a pas de hasard, obsédé par la vie du chanteur et par sa mort, son suicide à 28 ans.

Et c’est en se remémorant l’histoire autour de l’histoire de ce chanteur, de cet enfant de la Shoah, qu’il écrit ce livre, multiple, détaillé, documenté, historique, poignant et instructif, non un roman mais un bien bel essai gorgé d’éruditions et de points de fuite poétiques.

On se souvient, parfois de façon brumeuse, de la silhouette de ce jeune brun sexy, moulé dans des pantalons rutilantes et vêtu d’une chemise à col large qui laissait entrapercevoir son torse velu.

Ce qu’on connaît moins de lui, c’est qu’il s’appelait Moshé Brand, qu’il a eu un parcours meurtri, qu’il était le fruit du rêve de ses parents d’aller trouver refuge et paix en Israël, mais qu’il est né à Chypre. Et Chypre est peut-être l’île qu’il aurait pu oublier, dans sa quête d’un grand bonheur

Son destin est un tir au sort, marqué par le sceau d’une histoire tragique, il est un rescapé de l’anéantissement des juifs d’Europe, grâce à ses parents juifs polonais et survivants.

Un livre qui ouvre les portes du passé

Moshé Brand est le premier-né d’une mère rescapée d’Auschwitz et d’un père ayant combattu les nazis et perdu sa première femme et fils.

Son père a rencontré cette deuxième femme sur le quai d’une gare. Elle courait, elle est tombée, il l’a rattrapée. Ensemble, ils désiraient fuir jusqu’en Israël. Ils ont dû s’arrêter et c’est dans un camp de réfugiés à Chypre que Moshé Brand est né.  

Moshé Brand deviendra le célèbre Mike Brant, star des années 70.

Cette mort et les questions autour de cette vie, ces vies, sont la toile de fond d’un récit érudit et poétique. Il y est question d’histoire, d’esprit, du sens de la vie, d’héritage, et du poids de cet héritage.

Nous entrons, avec ce livre, dans un essai géopolitique du malheur, de la vie si courte de Moshe Brand, une tentative de psychogénéalogie détaillée et documentée.

Les paroles d’Un grand bonheur ont amené le titre de ce livre, car le « bonheur » a pris fin un 25 Avril 1975, à Paris, rue Erlanger.

Qui sait, qui savait, qui saura ?

Qui sait ce que cachait sa mort ? Cette mort qui a été dite volontaire, cette mort par chute, par solitude insupportable, par poids incommensurable pesant sur soi, par abandon…

Qui sait ce que la pesanteur et la gravité, au sens propre, fait à un corps ? Quel sens donner au renoncement au monde face au vide qu’on rejette et qui nous attire, pourtant ? 

N’y a-t-il pas, sous le suicide de ce chanteur usé jusqu’à la corde par ses producteurs, le spectre d’une famille décimée ?

« La vie est une errance, Moshé. Comment l’ignores-tu, toi dont les parents ont achevé leur périple européen dans le port de Marseille ? Ils voulaient partir, quitter cette première terre de maudissements, reconstruire, ailleurs. Que reconstruit-on qui a été détruit à ce point ? Laminé ? Désintégré ? »

« Si maintenant j’oublie mon île », Serge Airoldi

Nous avons beau connaître le chanteur, nous découvrons entre les pages le petit Moshé, l’enfant qui a gardé le silence jusqu’à ses cinq ans et dont le premier mot fut « glace » alors que son nom, Brand, veut dire « feu » en yiddish.

Moshé qui est revenu d’un coma, après une première tentative de suicide, hanté par des images de camps, se voyant avec sa famille, défiguré, torturé, amputé… Comment se l’expliquer ?

Une vie ou des vies ?

Tout au long du récit, nous plongeons dans les vies du chanteur Mike Brant, ce « Si maintenant j’oublie mon île », sous-titré « Vies et mort de Mike Brant« , vie est au pluriel, la mort est une.

« Tu es mort ce 25 avril 1975. Tu t’es jeté dans le vide, à Paris. Des témoins disent avoir entendu un cri inhumain, une voix qui hurlait « non », quelque chose comme « non », et un choc violent. Et pendant toutes ces années, j’ai laissé sédimenter en moi une collection de possibilités. »

« Si maintenant j’oublie mon île », Serge Airoldi

Tout au long du texte, de l’essai, l’auteur crée des liens entre lui et le chanteur, s’adressant directement à lui tout au long du récit, se demandant même pourquoi il lui écrit.

« Je te dirai que nous n’écrivons jamais ce que nous voulons écrire, que nous n’écrivons qu’un vague mystère qui nous échoit , qui sait comment, qui sait d’où, de quelle source, de quel ruisselet.» 

« Si maintenant j’oublie mon île », Serge Airoldi

« Et toi, Moshé, toi qui es né si vieux – tu avais déjà 10 000 ans à Famagouste – as-tu vu aussi, dans le ventre de Bronia, ce qu’on avait dévoyé à Auschwitz ? »

« Si maintenant j’oublie mon île », Serge Airoldi

Sous la plume de Serge Airoldi, Mike Brant n’est pas un prétexte pour écrire. C’est une enquête vers un sens, profond, intense, à partager, c’est un récit historique, humain, politique, tragique, pour faire face, comme on devrait tous le faire, quel que soit le prétexte, à ce que nous sommes : des humains, déracinés car nous ne sommes pas des arbres, juste des humains.

Nous cheminons dans l’obscurité, l’inconnu, les recoins oubliés, le propre du savoir.

Des liens entre Moshé et l’Histoire ?

Dans cette quête, non des origines mais des déracinements, des arrachages, l’auteur n’avance pas seul. Et on erre, à ses côtés, comme on cheminerait aux côtés d’un paléontologue dans la caverne de l’histoire, du passé, de la culture ou de la langue.

Bien sûr, il nous parle du chanteur, de son Olympia, de Sylvie Vartan, de son impressario, Wajntrob, mais il nous emmène plus loin, plus profond, dans ces vies que nous ne connaissons pas toutes.

Avec lui, nous explorons en novice le yiddish, on rôde entre art, mythologie et peinture, on regarde Thétis plonger son fils Achille dans le Styx, on entre dans l’atelier du peintre Zoran Music, on rencontre aussi Salvador Dali, on croise le banquier allemand Émile d’Erlanger, qui donnera son nom à la rue où le chanteur a terminé ses vies, Helene Riefenstahl, dite Leni Riefenstahl, une inconditionnelle d’Hitler, Chaim Rumkowski, aussi, on découvre, retrouve le sens des événements, on arpente le passé la seconde guerre mondiale ou encore l’histoire de Chypre, on cherche à ne pas oublier cette île, en effet.

Des questions impossibles ?

Serge Airoldi convoque aussi la littérature. Il nous fait entendre des voix, il nous montre des ombres, de Novarina, à Blanchot, de Rilke à Babel en passant par Musil.

Je relis ces mots de Robert Musil, où il est question de « la nature ambigüe de la vie qui alourdit toute grande aspiration plus vulgaire ». Musil écrit encore, et cela ne doit pas nous rassurer : « A tout progrès, elle lie une régression et à toute force une faiblesse ; elle ne donne à personne un droit qu’elle n’ait enlevé à un autre, elle n’ordonne aucun chaos sans créer de nouveaux désordres, et elle semble ne provoquer le sublime que pour décorer la platitude ».

Je souffre de lire ces mots et, hélas, tout autour de moi, je ne leur trouve que de cruelles confirmations

« Si maintenant j’oublie mon île », Serge Airoldi

Il nous emmène aussi vers l’intrigant et inquiétant « lait noir de l’aube » de Paul Celan.

La tangente du réel pour comprendre la vie

Ce livre est nourri par ces voix trop longtemps tues qui sortent enfin au grand jour, et hurlent le vrai. Nous explorons les cassures, les failles, les fêlures dont nous sommes tous et toutes faits.

Chaque chapitre commence de la même façon, car la vie est plurielle.

« La vie est une fable, Moshé. » (…)

« La vie est une guerre, tu le sais, Moshé. » (…)

« La vie est une méchante frontière, tu le sais, Moshé. » (…)

« La vie est un malentendu, Moshé. » (…)

« La vie est dévorante, Moshé. »

« Si maintenant j’oublie mon île », Serge Airoldi

Ce livre, oui, on l’ouvre et on ne peut plus s’empêcher de le dévorer une fois qu’on l’a commencé !

Et ce livre est, au final, une tangente, une belle ligne de fuite pour mieux connaître un personnage que tout le monde connaissait, mais dont personne n’avait exploré la vie de cette façon là.

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