Cet hiver, les éditions de la Peuplade nous proposent encore un roman nous permettant de nous regarder autrement…

La couverture est troublante, on ressent dans les yeux et dans les ficelles aperçues qu’il va être étonnant. Et oui, c’est le cas, encore une fois.

Ce livre s’inscrit dans la nuit la plus floue de l’histoire. Une poussière l’inquisition, si longue, une histoire dévorante, triste et implacable, pourtant, un tour de force stylistique et poétique, un étonnement permanent.

Anna Thalberg est un roman qui se lit avec une grande émotion et un grand suspense, écrit avec une virtuosité formelle impressionnante, et qui, tout en nous plongeant dans une époque lointaine, fait un lien avec le présent.

Une histoire démoniaque, poétique, historique, européenne ou universelle ?

Alors qu’elle a débuté au milieu du XVe siècle, la chasse aux sorcières en Europe s’est intensifiée entre 1550 et 1650, des décennies après que d’autres événements historiques importants (la Réforme protestante, la révolte des paysans) aient influencé son développement.

C’est au beau milieu de ces cent ans d’infamie que se déroule l’histoire d’Anna Thalberg

Son auteur, Eduardo Sangarcía est né en 1985 à Guadalajara, au Mexique. Il a consacré son doctorat à l’étude de la littérature latino-américaine de l’Holocauste. Anna Thalberg est son premier roman, lauréat du prestigieux prix Mauricio-Achar.

Anna Thalberg nous plonge dans la folie meurtrière des procès des sorcières de Wurtzbourg qui virent périr par les flammes près de 900 personnes à la fin du XVIème siècle. L’histoire, les continents, on ouvre ces pages justement attirés par ce croisement.

Qui est Anna ?

Anna est une jeune femme de 22 ans et d’une beauté singulière qui mène une existence tranquille auprès de son mari, le paysan Klaus. Mais c’est aussi l’étrangère du village, belle qui fait envie, à redouter par peur de se faire piquer les hommes, car elle les attire un peu trop les regards, elle est la carte à abattre.

« La rousse, l’étrangère aux yeux de miel comme ceux d’un loup, à la peau saupoudrée de rousseur comme un serpent venimeux. »

« Anna Thalberg », d’Eduardo Sangacia

Carte à abattre par jalousie ? Oui, car alors qu’elle prépare le dîner de son mari Klaus dans leur chaumière d’Eisingen, elle est brutalement tirée de chez elle par deux hommes, à la demande de l’évêque local, sa tête recouverte d’une capuche, car elle est accusée de sorcellerie et emmenée de force à Wurzbourg pour y être jugée.

Son crime ? Diverses « malfaisances », jure sa voisine Gerda, qui s’avère être celle qui l’accuse, entre autres, d’être de mèche avec Satan. D’être aussi probablement trop belle, trop attirante, avec ses « yeux de miel », au point d’attirer tous les hommes du village, même ceux qui sont mariés. Car elle est rentrée, un soir, « trouvant son mari appuyé contre la barrière, contemplant cette intruse avec des yeux brillants qu’il n’avait jamais eus pour elle ».

Alors elle a marché jusqu’à Wurtzbourg pour l’accuser par jalousie à l’examinateur Vogel, un ogre sadique qui s’enorgueillit de ne céder à aucun.e des hommes et des femmes qui sont accusés de sorcellerie et qu’il prend plaisir à voir brûler vifs sur place publique.

Un embrasement où se mêlent les voix de tous les acteurs ou témoins de la tragédie

Klaus, son mari, apprend après l’avoir cherchée partout qu’elle a été emmenée dans la tour sombre, accusée de sorcellerie. Il va donc s’y rendre avec Friedrich, le prêtre du village, là où Anna a été incarcérée en attendant son jugement.

Alors qu’Anna est soumise à toutes les tortures possibles, elle tient bon dans sa foi et rejette les accusations que l’examinateur Vogel aura récolté contre elle. Tandis que son corps souffre et que son esprit résiste, Klaus tente l’impossible pour la sauver de cet enfer avec l’aide du père Friedrich.

« la douleur et la peur de la douleur étaient les instruments qui avaient serré la vis aux paysans pour qu’ils ne recommencent pas à se rebeller contre l’évêché et pour nettoyer la région de toutes sortes d’indésirables
le mendiant qui s’alimentait de la sueur d’autrui
le vagabond, qui n’a pas de racines et ne donne donc jamais de fruits
le honteux, qui vit le visage tourné vers le passé
et la femme, surtout la femme, qui est ennemie, peine, mal, tentation, calamité et danger
un palais construit sur un bourbier »

« Anna Thalberg », d’Eduardo Sangacia

Ils utiliseront toutes les ressources disponibles, cherchant à arrêter la bête aveugle de l’Inquisition, qui est inexorable en essayant de traîner la femme au bûcher, « au risque de tomber dans les griffes des nombreuses bêtes qui rodaient la nuit au coeur de la forêt / l’ours et le loup-garou, le caracal également appelé lynx et dragon ».

Sorcières, loups-garous, bêtes à cornes, démons et esprits de la famille se côtoient dans ces pages, mais leur présence ne suffit pas à cacher la véritable horreur, hier comme aujourd’hui : l’inhumanité des institutions, les manipulations et la fabrication de la peur, et le mal arbitraire, humain, trop humain ?

« personne ne verra la jeune femme avant l’après-midi où, les bras luxés, le dos brisé, le ventre gonflé et les doigts brisés, elle se déclarera coupable et dénoncera les autres villageois ayant participé au sabbat, livrant leur nom aux autorités personne ne l’écoutera avant qu’elle ne soit emmenée sur la place du marché et qu’on ne l’attache au pilori installé précisément à l’endroit où se dressait au printemps l’arbre de mai coiffé d’une couronne verte »

« Anna Thalberg », d’Eduardo Sangacia »

Un roman incroyablement marqué par sceau du temps et atemporel, pourtant

Une histoire de femme pieuse et amoureuse accusée de sorcellerie, par jalousie, mépris, folie, et de persécution qui acquiert une validité contemporaine toujours choquante et qui nous tient en haleine grâce à une combinaison de virtuosité formelle avec un rythme absolument captivant.

Un roman très absorbant, montrant des mécanismes de pouvoir, malheureusement encore en vigueur aujourd’hui, et où la beauté stylistique de la narration se transforme en atmosphère incandescente et en sentiment pur.

Jouant avec la langue et la disposition du récit, ce texte sort de ce qu’on a l’habitude de lire, via des à la ligne, des agencement de lignes étonnants : le dialogue entre Anna et son « confesseur » étant mis en colonne, pour d’autant mieux nous faire réaliser le paradoxe.

On lit une fresque d’errances, de tortures, mais aussi de sentiments, de pensées, de poésie, tout cela tissé avec une logique ébouriffante et troublante, une remarquable prouesse littéraire qui livre un récit aussi cruel qu’émouvant.

Impossible de rester insensible à cette lecture. On est nous aussi comme comme possédés et solidaire de la sorcière ainsi torturée.

On éprouve pour Anna cette incroyable admiration-solidarité, elle qui affronte Melchior Vogel, le bourreau qui attend les aveux d’une sacrifiée. Elle se tait. Endure jusqu’à l’insoutenable. Refuse ses accusations, elle qui tentait de passer inaperçue, de s’intégrer auprès des habitants d’Eisingen, son village. Mais quelle est la société dans laquelle elle essayait de s’intégrer ?

« la douleur et la peur de la douleur étaient les instruments qui avaient serré la vis aux paysans pour qu’ils ne recommencent pas à se rebeller contre l’évêché et pour nettoyer la région de toutes sortes d’indésirables

le mendiant qui s’alimentait de la sueur d’autrui

le vagabond, qui n’a pas de racines et ne donne donc jamais de fruits

le honteux, qui vit le visage tourné vers le passé

et la femme, surtout la femme, qui est ennemie, peine, mal, tentation, calamité et danger

un palais construit sur un bourbier »

« Anna Thalberg », d’Eduardo Sangacia

Qui est le diable, la sorcière, quel est la voix et la voie à suivre pour s’en échapper ?

Le visage du diable est la prison de Wurtzbourg. Le visage de ceux qui feignent d’ignorer ce qu’endure l’accusée à tort. Et Melchior Vogel.

« son orgueil abominable; sa jouïssance devant la souffrance d’autrui, l’absence totale de modération se reflétant dans son monstrueux embonpoint »

« Anna Thalberg », d’Eduardo Sangacia

La cruauté, l’infamie, l’indicible, le machiavélique ne sont pas des imagination, c’est un système aux instruments incroyablement affutés qui résisteront aux tentatives d’humanité et de magnanimité. Le détail ne nous est pas épargné, dans ce roman, le geste, la torture, jusqu’à la description des instruments de cette inquisition et de leurs odieux effets, dignes fruits des cruels manipulateurs au pouvoir de l’époque.

Anna résiste pourtant, clamant son innocence face à l’inquisiteur, son bourreau ou son confesseur, elle se sait accusée à tort et ignorée par les habitants de son village, elle se sait aimée par Klaus qui essaie, accompagné, de la sauver. Au coeur de sa souffrance, restent l’innocence, sa chevelure, sa droiture, son exemplarité.

Le père Friedrich essaiera de rendre raison à Melchior Vogel. Car il sait combien Anna est pieuse, sage, intègre, dévouée à une religion et son amour pour Klaus.

Anna restera droite et honnête, pure, même quand bercée par le regard du moine à qui elle doit confesser son crime, « qui porte à ses lèvres une cuillère de bouillon, et du fond de ses yeux étonnamment bleus la regardera avec compassion, le premier regard de compassion que quelqu’un porte sur elle depuis qu’on l’a enlevée chez elle il y a mille ans. » à qui pourtant elle n’avouera pas ce qu’elle n’est pas.

« cette femme a raison, c’est inutile se dit-il, après avoir remis au serviteur les restes de bouillon et être descendu jusqu’à la grande cour où la lumière du soleil lui embrassa le visage et lui fit penser à la bonté de la nature, si étrangère à l’homme, comme si lui seul était un nouveau venu, un arriviste dans le monde auparavant parfait, maintenant perturbé par la présence de cet intrus capricieux qui l’énervait et détruisant son délicat équilibre, le fragile ordre naturel des choses. »

« Anna Thalberg », d’Eduardo Sangacia

Les sensibilités rendues palpables par la poésie, on croirait vraiment lire un conte, mais on sent pourtant qu’on lit un texte historiquement très documenté, même si Anna, elle, est fictive. Fictionnelle, plutôt, car elle existe tant dans ce roman qu’elle en devient une figure historique. Et on sent venir les flammes vers cette femme criante de sincérité et de justice.

Et l’on maudira Vogel, grâce à Hahn, le confesseur, l’équité, le laïc clairvoyant qui « sera de plus en plus convaincu par le dernier témoignage d’Anna Thalberg », qui fera en sorte que les accusateurs d’Anna soient jugés et punis, car « tout se recoupait ».

La puissance médiévale, démoniaque sortie du couloir du temps pour venir à nous : un sortilège littéraire !

Une plongée, un tour de force, de nous faire nous attacher à une héroine jusqu’au bûcher, et ce faisant nous faire sentir sous nos yeux la folie meurtrière du procès des Sorcières de Wurtzbourg.

On arpente ce livre comme portés par une voix clairvoyante, par un chant vaudou et mystique, aussi, éclairant, éclairé, nous sentant documentés et touchés, profondément, par l’impressionnante et envoûtante puissance évocatrice de ce roman.

On revit aussi l’évolution de la pensée, de la philosophie, l’histoire des religions, le feu et à sang que lesdites religions ont imposé, tout ce qu’elle ont détruit, brûlé, au nom de dénonciations, de croyances, pouvoirs bestiaux et barbares, au nom de la prétendue civilisation.

Une rage nous prend au ventre, on revit aussi les lâchetés humaines et sociétales, les jalousies sourdes et viscérales, les mensonges, les méprises, les croyances aveugles, violentes et néfastes, car il y a dans le coeur même de ce récit tout le bien et le mal de l’humanité. On revit, indirectement, tous les contes médiévaux qui nous ont nourris, littérairement, et on retrouve dans la langue de l’auteur une créativité sortie des dogmes et carcans qui enferment parfois le sens, on pense librement donc on ressent viscéralement.

Et on observe, grâce à cette verve les pires horreurs comme les plus belles attitudes, les magnanimités sincères et les plus machiavéliques postures. Le diable du pouvoir est devant nous, et son visage n’est pas celui des croyances, il est réel, il se retourne dans le paradoxe, s’en nourrit.

« Anna Thalberg », Eduardo Sangacia, dans une traduction de Marianne Millon paru le 12 janvier 2023 aux éditions La Peuplade.

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