Un roman d’anticipation, une dystopie écologico-familiale, un grand texte d’Emmanuelle Salasc aux éditions P.O.L.

L’autrice, qui a toujours montré un attachement vivace à la question environnementale, signe, encore une fois, un brillant roman qui entremêle avec brio exigences littéraires et scientifiques. Ce roman est, cette fois, signé sous son vrai nom, car elle avait déjà signé de nombreux romans, eux aussi talentueux et éclairants, sous des noms de plume, d’Emma Schaak à Emmanuelle Pagano.

Hors gelqu’est-ce que ça veut dire ? C’est ce sur quoi il faut mettre les chauffages, dans une maison pour lutter contre le froid, quand on n’y habite pas.

Notre père, préoccupé par le hors gel, laissait couler l’eau été comme hiver.

« Hors gel », Emmanuelle Salasc

Dans ce roman, on habite le réel, dans une vallée de haute montagne, où le torrent et le glacier sont proches.

Un danger en approche

Dès les premières pages, une sirène retentit. On plonge, on tremble, et on ne sait pas de quoi. De froid, de peur, de faim, de désir de savoir la suite ? Car quand une sirène retentit, le danger semble en approche et les questions affluent…

J’entends l’alarme.

Dans cette hypervigilance qui me lie à Clémence, j’entends l’alarme. Comme si l’alarme venait d’elle. Comme quand elle venait d’elle.

J’entends Clémence.

« Hors gel », Emmanuelle Salasc

On continue la lecture, on avalera les pages s’il le faut mais on veut savoir.

L’alerte des premières pages pourrait être une fausse alerte. Ou pas. Jusqu’à présent, il s’était agi d’un exercice, quand cette alarme sonnait. On l’entend dès les premières pages, et l’on demande à quelle époque elle se situe.

La vallée porte les traces d’une catastrophe survenue un siècle et demi auparavant. La menace s’est-elle à nouveau installée ? Elle restera en arrière-plan tout au long du roman, et c’est au lecteur d’identifier ce qui menace.

Le roman s’inspire d’un fait historique, la catastrophe de Saint-Gervais-les-Bains, la rupture d’une poche d’eau sous le glacier de la Tête-Rousse en 1892. Et il nous amène, à partir de ce fait, dans un futur qui n’est réellement pas lointain.

Hors-gel nous permet, à nous aussi d’écrire, l’an 2056 sous différents aspects, différents regards et sous la plume acérée, ajustée et majestueuse de l’auteure.

Face au glacier, les eaux s’emmêlent

Comme dans certains précédents romans d’Emmanuelle Salasc, l’eau est partout présente, porteuse de rédemption et de destruction.

On marine et navigue entre les mots, on fait corps avec la nature et les éléments qui nous entourent. Comme le fait Lucie : on habite et on vit entre les mondes, entre les eaux, les terres et les montagnes, à la fois en retrait et au coeur du monde.

Je n’ai pas peur de l’altitude. Je me sens, je me suis toujours sentie, plus en sécurité plus haut, le plus haut possible, malgré le glacier, malgré sa menace d’eau. Tout en haut, autour et au-dessus du glacier, l’eau est pure, trop pure pour être bue. En bas, l’eau est magique, amenant guérisons et bien-être. Entre les deux, la circulation souterraine accroche à ses molécules, frottées aux roches, des minéraux qui la rendent potable. J’y habite entre les deux, au seuil de la potabilité. Au-dessous de la pureté. Au-dessus des vertus minérales, saupoudrées d’oligo-éléments, émergeant à presque quarante degrés : la rivière médicale.

« Hors gel », Emmanuelle Salasc

J’aime ce torrent , il avive mes jours dès que j’ouvre les grandes baies vitrées, à l’est comme à l’ouest, puisqu’on l’entend de tous les côtés. Il calme mes nuits quand je me concentre pour entendre son bruit derrière les portes et les fenêtres fermées, sa vivacité devient une berceuse au pouls irrégulier. Son eau est une part de moi. Elle est une part de tous les riverains. La montagne se confond avec nos corps, et l’eau qui suit ses flancs coule dans nos veines.

« Hors gel », Emmanuelle Salasc

Deux soeurs en face à face

Lucie vit dans la ferme familiale, car son père est décédé et sa mère a été placée en Ehpad. Elle vit dans la nature, dans sa vallée montagneuse, comme en phase avec ce qui l’entoure, elle essaie, en tout cas.

Sa soeur jumelle, Clémence, surgit après 30 ans d’absence et sa réapparition fait vaciller peu à peu toutes les certitudes.

Trente ans, c’est le temps qu’il m’a fallu pour me déshabituer de Clémence.

« Hors gel », Emmanuelle Salasc

Clémence se terre chez sa soeur, elle a peur, et ce faisant, elle ravive des douleurs dont Lucie se tenait hors de portée. Nul ne doit savoir que Clémence est revenue. Lucie prend elle aussi peu à peu peur et se remémore une enfance mouvementée qui avait transformé la vie de la famille en violences, souffrances, peurs déjà omniprésentes.

Clémence, la revenante, est fantasque et effrayante, admirable et violente, magnifique et destructrice à la fois, vrillante ou vrillée, il est difficile de le déterminer. Elle souffre de troubles que nous découvrons au fur et à mesure des souvenirs, elle terrorise son entourage, et l’on se demande si elle ne dévorerait pas sa soeur Lucie, si elle le pouvait, si celle-ci ne résistait pas autant : « Je suffoquais de ma sœur. »

S’enclenche donc pour Lucie le vortex des angoisses, de l’enfermement, sans autre échappatoire que la folie : « Je ne sais plus ce que je fais là, à attendre la pluie, la lave, la colère de ma sœur. » 

On pourrait faire un parallèle entre les eaux du glacier et les limites de la sœur jumelle, qu’il faut elle aussi maîtriser, prévoir, contenir. L’équilibre des vies des deux soeurs semble sans cesse au bord d’un chaos menaçant de toutes parts, pouvant laisser s’échapper à tout moment des torrents de lave ou d’eau engloutissant tout sur leur passage.

Lucie et Clémence, symétriques ou opposées ?

L’écriture fluide de l’auteure nous permet de rencontrer et regarder se percuter deux soeurs à la fois fusionnelles, jumelles, et opposées. En effet, elles se présentent à nous comme deux faces, deux images inversées de la montagne qui les surplombe. Avec elles, on oscille entre raison et folie, entre modération et excès, entre normalité et débordements est peut-être être, vivre et vouloir dire.

Cette histoire familiale se déroule dans une société futuriste, mais il s’agit d’un futur pourtant loin d’être lointain. Le roman oscille et vacille entre deux univers. C’est un roman du double, des doublons, de la gémellité, des relations complexes entre gens et lieux, entre lieux et éléments, des rapports forts entre les humains, non humains des effets miroir et dédoublements de toutes parts…

Nous suivons ainsi ces deux soeurs face au réel, l’une face à l’autre comme dans un miroir ébréché. Leur vie nous est distillée au présent comme au passé, dans une famille souffrante, ébréchée elle aussi par le réel, par la montagne et le glacier encore et toujours menaçant.

Je ne voulais pas admettre que guérir Clémence signifiait l’éteindre. Pas plus que nos parents, je ne saurais jamais ce qui chez elle nous attirait, nous repoussait. Je ne voulais pas le savoir.

« Hors gel », Emmanuelle Salasc

C’est ma sœur qui a emporté nos parents, dans la vieillesse, dans le désarroi, depuis sa naissance.

Lorsque j’entendais mes parents dire que Clémence était « invivable », je me demandais si être invivable c’était rendre invivable la vie des autres ou est-ce que c’était elle, ma sœur, qui invivait ? Et qu’est-ce qu’invivre alors voulait dire ? Invivre, est-ce que c’était plus difficile que vivre, que vivre qui est déjà si difficile ? Pour invivre, fallait-il s’épuiser et souffrir plus encore que pour vivre ou survivre ?

« Hors gel », Emmanuelle Salasc

Parle-t-on d’un cataclysme de demain, d’hier, familial ou planétaire ?

Le roman s’interroge, nous interroge en tout cas, en nous décrivant une catastrophe imminente ainsi que la relation chaotique de deux soeurs lâchées dans le réel, secouées dans un monde lui aussi secoué, peut-être sans perspective, sans demain prometteur de meilleur.

Tout est, dans cette histoire, fait d’allers-retours perpétuels entre présent et passé, entre humains, non humain et éléments, entre écologie, autoritarisme et dépassement des limites, entre voies de la raison et chemins au-delà des garde-fous, démesure, dépassements et brisures.

Le monde décrit, dans ce proche futur, semble pris en étau entre les contradictions. Parfois, le lecteur se demande réellement si le futur si proche qui est décrit dans ce roman est notre réel déguisé pour mieux nous alarmer. Et, au final, au fil des pages, la réponse s’infiltre et insinue qu’on sait peut-être déjà sans se l’avouer…

Nous sommes, dans ce roman, en 2056. Mais sommes-nous réellement dans le futur ?

Grandes pandémies, dérèglements climatiques accélérés, désastres écologiques démultipliés, la sixième extinction de masse s’affirme et les conditions de vie se sont dégradées partout sur la planète. Il semble donc crucial d’imposer des règles strictes et d’installer au pouvoir une « écologie radicale » plutôt qu’une écologie de surface.

L’écologie au pouvoir peine à préserver l’équilibre du vivant, entre productivisme et endettements, populations menacées et services publics dégradés. Si bien que le prix à payer semble être une surveillance généralisée de la population, de ses déplacement et une limitation drastique de ses libertés de vivre.

Ce roman semble, au final, plus tenir de la vision prédictive que de la science fiction, même si la science est elle aussi bien présente pour lire le réel, l’expliquer tel qu’il est et dire ce qui est en train d’arriver.

Un roman impressionnant de maîtrise

Laissons-nous emporter dans un tourbillon gigantesque d’émotions extrêmes et de tension croissante.

Dans ce drame intense et poignant, ce huis clos en altitude, la couleur de l’écologie semble être non le vert mais le noir, et les menaces omnipotentes. En effet, la peur et la menace se nichent partout dans cette vallée d’altitude, paysage pourtant grandiose sous la plume d’Emmanuelle Salasc.

Il est des romans visionnaires et futuristes qui savent nourrir l’esprit et l’inquiétude…

« Hors gel », Emmanuelle Salasc

Un roman dont on ne ressort pas indemne, un grand texte dans et sur lequel se jeter pour ne plus le lâcher une fois commencé, tant sa lecture semble essentielle, vitale, si ce n’est obligatoire pour la vision pure, juste et la beauté des mots !

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