Vous avez envie de lire un bref roman de 112 pages, un roman underground américain, à contre courant, un bijou étonnant et novateur dans la noirceur absolue, en détail et sans détour ?
D’une lecture saisissante, troublante, inconfortable et de découvrir un héros de roman d’une espèce singulière, absolument solitaire, qui ne touche personne, ne parle à personne et dont l’existence est d’une froideur implacable, mais dont on accompagne, presque malgré soi, la descente aux enfers ou au vide ordure ?
Quidam éditeur vous offre ça sur un plateau, en ce joli mois de janvier en publiant un très court roman américain publié il y a quelques années, devenu une légende urbaine, de bouche à oreille, pour les passionnés de romans différents, divergents et horrifiants, enfin traduit en français par Stéphane Vanderhaegue.
C’est grâce à Gordon Lish, grand déceleur de talents littéraire masqués, qu’Eugene Marten a pu voir Ordure publié en 2008 aux Etats-Unis. D’abord refusé partout, ce récit a grâce à cela acquis une réelle notoriété pour tous les lecteurs de textes subversifs, à se passer de main en main, sous le manteau.
Ordure : une légende américaine enfin traduite en français
Le héros de ce livre, c’est Sloper. On le suit, à la troisième personne, mais c’est par ses yeux qu’on regarde le monde, dans un entre-deux mondes rempli d’ordures, de silences, d’incommunicabilités, d’ellipses, de descriptions cliniques et froides.
Son corps, grand et massif, laissait présager une force prodigieuse mais Sloper refusait les obligations que cela semblait conférer, comme certains tempéraments refusent d’endosser une beauté physique. Lorsque les agents de sécurité apprécièrent cette réticence à sa juste valeur, ils n’eurent plus peur de lui. Ils lui en faisaient parfois voir de toutes les couleurs au moment de lui donner ses clés, quand il prenait son service.
« Ordure », Eugene Marten
Sloper est agent d’entretien dans un immeuble de bureaux situé au coeur d’une ville américaine. C’est un être singulier. Dans tous les sens du terme.
Avant d’être agent d’entretien, Sloper a travaillé à la morgue. La mort, les ambiances putrides, morbides mais à observer d’un regard acéré et cisailleur, il connaît.
Désormais, il est un de ces invisibles qui nettoient nos déchets. Il collecte, nettoie, vide les poubelles et garde les restes de repas, tout ce qui n’a pas été entièrement consommé et a été jeté pour se nourrir. Un soir, qui aurait dû ressembler à un autre, Sloper balance un sac poubelle dans un conteneur et il constate que le vide-ordures est obstrué.
Il découvre alors le cadavre nu d’une employée. Contre toute attente, il ramène le corps chez lui, dans la cave de la maison de sa mère, qu’il ne voit jamais, même pour lui payer son loyer, glissé sous la porte.
Avant d’être agent d’entretien, Sloper a travaillé à la morgue. Pour lui, rien n’a vraiment changé, redevenir poussière est le lot de tout un chacun, et la poussière est faite « de minuscules fragments de peau morte ». Tout est dit ?
Le reste, il faut aller le chercher dans ce livre pour justement pouvoir en sentir l’indicible palpabilité de l’horreur ordinaire, celle qu’on ne veut pas voir mais dont on sait, bien, sûr qu’elle est là, partout, car la mort y fournit des ordures, des déchets comme n’importe quel humain, étant donné que chacun « génèr[e] son propre style de détritus ». Il serait dommage de divulgâcher pas gâcher l’atroce effet de surprise
Mais c’est aussi que le romancier raconte sans jugement ni émotion les faits les plus sordides, se complaisant parfois à répéter les scènes nauséeuses. La préface de l’écrivain Brian Evenson nous prévient : « Ordure est un livre dont il faut faire l’expérience – pas un livre qu’on aime. Il faut le traverser, le vivre, le subir même : ce n’est pas quelque chose pour lequel on éprouve du plaisir. »
Une écriture unique, minimaliste, un équilibre précaire savamment maintenu entre les extrêmes
Ce récit dépouillé et effrayant explore l’expérience quotidienne de Sloper et l’importance du rebut – pour ceux qui le génèrent, ceux qui s’en débarrassent et ceux qui sont eux-mêmes mis au rebut.
Il observe, Sloper, depuis l’humble perspective de son poste, et il découvre des possibilités inquiétantes dans des vies qu’il effleure à peine, dans lesquelles il est invisible.
Et ces possibilités atroces sont mises bout à bout dans une succession de “tableaux” étranges, atroces et fascinants à la fois. Le décor se plante dans une ambiance ensorcelante et endiablée, la folie émerge de partout, mais personne ne le voit, car le monde est trop plein d’ordures, ça n’a jamais été un secret, pour qu’on en remarque la trop grande quantité.
Les phrases son précises, austères, minimalistes, comme des pensées pures et immondes, débitées froidement et simplement, où chaque détail est décortiqué, sec, coupant et léger à la fois, comme pour nous livrer en pâture un monde monstrueusement cruel.
Et pour dire cet infâme, Eugene Marten n’a pas recours à un narrateur froid et sociopathe comme dans America Psycho (de Bret Easton Ellis) ou Un enfant de Dieu (de Cormac McCarthy), ni à un abject déchet humain qui pourrait susciter l’empathie du lecteur : ce n’est pas Sloper qui raconte ce qu’il observe. On entre dans sa tête, oui, mais à la troisième personne et de façon froide et clinique, en le regardant faire.
Il est raconté à la troisième personne, mais la narration est ponctuée régulièrement de « tu ». « Toute la nuit tu entendais tonner les vide-ordures au loin, comme des tirs d’artillerie. » et l’on comprend que peut-être il s’adresse à nous pour nous faire comprendre que, peut-être, peut-être…
Il va y avoir des déchets, de la saleté, de l’argent, des immondices, de la putréfaction, des vols, de la violence, des produits illicites, du harcèlement involontaire, du célibat subi, de l’érosion intérieure…
Pourquoi lire ce bref et intense roman des bas fonds ?
Ce pourrait être un pur roman d’horreur, mais non. C’est beau, artistique, littéraire, les phrases sont ciselés et les mots sont taillés. Pourtant, les pages sont remplies de détails laids, sales, corrompus comme dans certains romans de Ballard ou films de David Lynch ou Abel Ferrara.
Cette histoire se déroule aux États-Unis, mais pourrait se passer dans n’importe quelle mégalopole où les déchets et les rebuts s’amoncellent loin des regards.
On se demande, tout au long du livre, si on n’est pas en train d’être pris sous le feu du portrait d’un pervers rebus de la société à laquelle on appartient, si le titre ne le dit pas : l’ordure, c’est ce qu’il doit nettoyer, mais au final, c’est peut-être lui, l’ordure. Ou nous.
Un livre à lire pour savoir si on en a le courage !
Car il est traduit de l’anglais par Stéphane Vanderhaeghe, auteur de son côté de « P.R.O.T.O.C.O.L », qui sortira en février, lui aussi aux éditions Quidam !