C’est l’hiver, et on peut avoir envie de voyager dans le grand nord, dans le grand froid, à cette occasion.
La littérature du froid, des pays glacés et glaçants au coeur chaud fait envie. Il y a tout un pan de la littérature à explorer. Dans ces pays nordiques, beaucoup ont des auteurs que nous aimons lire. Les auteurs suédois, norvégiens, islandais, danois…. et au milieu de tout ça, il y a le Groenland.
On a tous lu des romans qui s’y passent, qui y passent aussi, des légendes, des récit d’expédition, de voyage, des récits sauvages, glacés ou tribaux, inuits ou Nuukois.
Il est étonnant, pourtant, que le Groenland ne compte que peu d’auteurs publiés, que ce pays et ses habitants soient essentiellement racontés par des étrangers. Il y a une auteure, considérée comme « la nouvelle étoile du Nord » depuis son premier roman.
Une voix du nord qui manie une langue crue, sensible et indomptée.
Née en 1990, Niviaq Korneliussen a grandi à Nanortalik, au sud du Groenland. C’est une auteure remarquable et l’a été, remarquée, dès son premier roman, Homo sapienne, publié lui aussi aux Éditions La Peuplade, roman qui a marqué un tournant dans l’histoire littéraire groenlandaise en rejoignant un lectorat en dehors de la terre natale.
Elle affirme le désir universel d’être soi, socialement, intimement, car les cœurs et les corps doivent savoir se dire, se montrer et être vrais.
Et dans ses livres, elle nous permet de sentir, entrevoir ce qu’être gay au Groenland peut signifier, au coeur d’une population qui a longtemps été colonisée, sur une terre éloignée, loin des regards, de surcroît.
Après Homo Sapienne, Niviaq Korneliussen réitère une plongée, via sa plume incisive, au coeur de la jeunesse groenlandaise désorientée ou désœuvrée, et nous ouvre les portes d’un Groenland moderne, bien loin des cartes postales, une terre qui traverse des problématiques universelles.
La vallée des fleurs, plonge le lecteur dans une dépression contemporaine, en explorant justement et en détails les spécificités locales et féminines.
« Il ne savait pas que c’était contre la lumière, et non contre l’obscurité qu’il fallait me protéger. »
« La vallée des fleurs », de Niviaq Korneliussen
La vie d’ici, la tentation de l’ailleurs, le grand nord dans toute sa splendeur
Viens me chercher, je pense. Emmène-moi. Laisse-moi me jeter dans la mer obscure.
« La vallée des fleurs », de Niviaq Korneliussen
La narratrice aime la vie, elle aime les femmes, aussi, elle aime sa famille qui l’accepte telle qu’elle est ou croit être. Elle vit au coeur de la nuit et du sauvage, au coeur de la vie et de la ville, aussi, dans un pays froid, rude et pourtant délicat.
Elle est ici, elle est là-bas. Inuite, lucide et observatrice, encore vive, jeune, révoltée, marginale, elle cherche sa voie. Enfant, elle avait sauté d’une fenêtre pour s’envoler, et sa vie est vouée à cela : trouver un lieu où elle pourrait se sentir pleinement libre d’être « elle » et retrouver à tout prix sa liberté perdue.
Nuuk, capitale du Groenland, où sévit un hiver sans fin, où les jours ternes s’enchaînent sans chaleur, où la vie est terne, elle aussi, dans joie, sans éclat.
Aarhus, que l’on prononce « Or-hoose », deuxième ville du Danemark, la plus ancienne des villes scandinaves, fondée par les Vikings et leur froideur colonisatrice et guerrière, sur la péninsule de Jutland, où les universités proposent des études anthropologiques, attirantes, pour comprendre qui on est, d’où on vient, donc où on pourrait aller.
« La vallée des fleurs » dans l’Est du Groenland, où des fleurs multicolores étoffent et décorent les tombes des cimetières.
Un cri dans la nuit
« Je n’ai pas de nom, je ne suis qu’un numéro »
La vallée des fleurs », de Niviaq Korneliussen
La narratrice est perdue, et pourtant sait qui elle est et ce quelle veut. Elle désire partir mais revenir à ses racines, à la femme qu’elle aime et continuer pourtant à se chercher.
On la sent dès les premiers mots singulière, on la sent non dérangée, mais dérangeante, ou dérangée par la souffrance autour d’elle, et par les jugements. On la sent hypersensible et globalement atypique, aussi.
Elle est amoureuse, mais elle a envie de partir, voir ailleurs qui elle est, elle veut de la lumière, du savoir, du réel, d’autres frontières du réel. Sa famille l’accepte, mais elle est pressée de la quitter.
Sans fuir, elle affronte les vents contraires et tente tant bien que mal de pouvoir se trouver, de trouver sa « grotte ». Elle quitte tout, réellement impatiente de laisser derrière elle la maison de ses parents, mais déchirée par le fait de laisser son amoureuse derrière elle.
« Je prends ma valise, et je m’envole hors de l’aéroport, plus je m’éloigne, plus je m’allège, et plus je m’enfonce dans la foule, plus je m’y fonds. »
« La vallée des fleurs », de Niviaq Korneliussen
Mais même ailleurs, même au Danemark, en tout cas, elle n’arrive pas à s’intégrer, elle se heurte aux préjugés des Danois envers les Groenlandais, peuple que le Danemark a colonisé, elle cherche une place où s’épanouir car elle ne se sent nulle part chez elle. Elle ne peut vivre sans Maliina.
Errance et douleur, perte de soi pour se trouver
Un drame foudroie son coeur. Pour soutenir son amoure qui fait face à la douleur du suicide à 17 ans d’une cousine, la narratrice interrompt ses études anthropologiques et revient sur sa terre natale, et rejoint Maliina dans sa famille, dans La Vallée de fleurs, dans l’Est du Groenland , près du cimetière qui donne son titre au roman.
Elle fait face à la douleur, dans la vallée des fleurs, et affronte la réalité groenlandaise, le destin d’un pays abandonné à lui-même. Tout le monde connaît quelqu’un qui s’est suicidé au Groenland, quelque soit son âge ou son genre, son orientation ou son être : » Le suicide est devenu une culture », écrit un journal danois sur la question.
La quintessence de l’exil va la rattraper, même si elle aime Maliina et désire l’aider, l’accompagner, lui tenir la main dans sa douleur, elle peine. Elle n’affronte pas la douleur de son amoureuse, ni celle de sa famille, son propre mal-être, alors elle décide de partir à nouveau.
De retour au Danemark, elle cherche un lieu où elle pourrait vivre en paix avec elle-même. Et là, à l’image de ce et ceux qui l’entoure.nt, elle sombre dans la noirceur et sa voix, son être, le livre bascule dans le lancinant des désespérances.
Implacable, d’une beauté douloureuse, des phrases et des mots radicaux, magistralement ordonnés
Dans ces pages, on sent, on palpe quasiment, le mal-être et l’exil, et les être perdus, sombres et errants, les suicidés sont charriés comme des blocs de glace dans un lieu solitaire où le gris est la toile de fond.
Le suicide est un fléau. La vie, aussi. Les moyens pour contrer ce fléau sont dérisoires, ordonnés, aveuglément normalisés. Comme si la mort était l’ultime issue de secours. Et dans ce roman, nous écoutons la voix de tous ceux qui n’en ont plus.
L’obscurité hivernale fait que nous manquons de vitamines, l’hiver, alors beaucoup sont dépressifs, dis-je d’un air intelligent.
« La vallée des fleurs », de Niviaq Korneliussen
Un roman contemporain et puissant qui vient réaffirmer l’importance essentielle et vitale de reprendre le contrôle, des destins ou des territoires.
Porté par une écriture vibrante, à fleur de peau, une plume acérée et un regard vif, ce roman aborde la réalité dure et violente à laquelle se heurtent les jeunes Groenlandais, la difficulté de s’intégrer au monde et l’impossibilité ou la menace de ne pouvoir réussir à croire en soi.
Le joug douloureux et infini de la colonisation, aussi, quel que soit le lieu où elle est imposée et subie.
Une lecture crue, touchante, émouvante et cruciale, réelle et sombre sans jamais être sordide, car le réel regardé en face peut faire mal mais permet d’avancer.
Un roman puissant qui donne une voix à ceux qui n’en ont pas, fait écho aux déchirements de tout peuple autochtone écrasé par la colonisation, sans retour possible.
Un livre lumineux, lucide et dur comme une tige, qui nous cueille comme une fleur.
« La vallée des fleurs » de Niviaq Korneliussen aux éditions La peuplade,
publié le 20 janvier 2022.