Helmut et Raoul, duo fondateur de La Maison Tellier, nous ont accordé, quelques jours avant leur concert au Noumatrouff à Mulhouse le samedi 26 juin 2021, une interview où il est question de leur dernier album Primitifs Modernes, de leurs projets à venir, de la nécessité de création, de leurs rapports à la langue et aux mots ou encore de leurs manières de travailler et de composer.
1. Le confinement a-t-il été pour vous une source de création ? Avez-vous pu composer et travailler sur un nouveau projet d’album ?
Oui, nous avons énormément travaillé. Nous avons composé et enregistré un nouvel album, écrit le spectacle « 1.8.8.1 », avancé sur nos projets annexes à LMT, plus personnels. On a aussi fait un gros projet d’action culturelle avec des élèves de primaire, collège et lycée, mêlant danse et musique. Et nous avons également profité du confinement pour travailler la technique instrumentale comme jamais. Carton plein.
2. Cette période incertaine a-t-elle changé ou influencé votre musique ?
C’est tout à fait possible. Outre le fait qu’on a eu plus le temps que d’habitude pour peaufiner nos compositions et nos arrangements chacun dans notre coin, il est certain que cette période nous a donné envie de revenir à l’essentiel, se retrouver à 5 dans une pièce pour faire de la musique ensemble, réduire les artifices de production, livrer quelque chose de plus cru, à l’os, comme on voulait le faire aux débuts du groupe, mais sans savoir le faire vraiment à l’époque.
3. Il a fallu attendre plus de 3 ans pour voir la sortie de votre sixième album, mais au final vous n’avez pas chômé : création de la B.O. du court métrage Je n’ai pas tué Jesse James, réalisé par Sophie Fortier Beaulieu, spectacle autour de vos chansons les plus inspirées par la littérature avec la comédienne Marina Hands, création du spectacle chorégraphique avec la compagnie de danse Etant donnés. Qu’est-ce qui détermine vos souhaits de collaboration ?
Essentiellement les rencontres, les opportunités qui se présentent. Et puis nous sommes plutôt curieux et friands de nouvelles expériences. Nous avons toujours eu envie de composer de la musique à l’image, les BO ou la danse sont les supports idéaux pour ce genre de choses. Le projet avec Marina Hands vient d’une volonté de donner un nouvel éclairage à certaines de nos chansons, à travers le regard de quelqu’un d’extérieur au groupe, qui partagerait la scène avec nous. Plutôt un(e) comédien(ne), de préférence. Des connaissances communes nous ont présenté Marina Hands, ça a tout de suite bien pris entre nous, et voilà.
4. Vous composez vos chansons ensemble. La musique est-elle une manière différente de communiquer et de se comprendre ?
Nous n’avions jamais vraiment pensé en ces termes, mais c’est tout à fait possible, oui ! Le fait de créer quelque chose ensemble sublime la relation. On sait que le produit de notre travail commun est plus puissant que la somme de nos travaux séparés.
Faire de la musique en groupe, de nos jours, c’est une anomalie, un vestige du passé, presque un acte de résistance.
La Maison Tellier
Et puis l’écriture à deux impose aussi une sorte d’échange silencieux : il faut apprendre à reconnaître les forces et les faiblesses de chacun, contourner les écueils et profiter des courants porteurs pour amener la chanson là où elle s’épanouira le mieux, à deux. Comme on touche à l’intime et que nous sommes de grands pudiques, le dialogue se fait le plus souvent sans parole, ce n’est pas toujours évident, mais on finit toujours par aboutir.
5. Votre dernier album est résolument différent, à la fois plus sauvage (retour aux guitares et aux amplis) et plus moderne (utilisation de synthés). C’est ce qui justifie son nom « Primitifs Modernes » ?
Oui, entre autres ! Le Rock, se retrouver à plusieurs pour faire du bruit dans un lieu clos, un local, une salle de concert, une cave, communier en musique, ça a tout de la cérémonie vaudou. Il y a quelque chose d’un peu primal et chamanique dans tout ça. On recherche un état de transe, qu’on ne peut pas atteindre autrement. Mais avec des outils contemporains, parce qu’on est tous des animaux du 21ème siècle. Faire de la musique en groupe, de nos jours, c’est une anomalie, un vestige du passé, presque un acte de résistance. La norme aujourd’hui, c’est une personne seule sur scène avec un smartphone ou un laptop.
Nous ne jugeons évidemment pas ces choix, mais, nous, nous ne savons pas faire ça, et nous n’en avons aucune envie. Mais nous ne sommes pas pour autant des dinosaures, on fait de la musique d’aujourd’hui, par définition, puisqu’avant qu’on ne la compose, elle n’existe pas. Elle est, par essence, « primitive moderne ». Au-delà de tout ça, les textes de cet album se sont également nourris de l’époque, des sentiments ambivalents qu’on éprouve tous face à l’accélération généralisée du monde qui nous entourent : on a tous un jour ou l’autre l’envie de calmer le jeu, mais nous en sommes incapables, tant collectivement qu’individuellement.
6. Vous avez enregistré ce disque dans les conditions live en deux sessions et vous laissez des plages musicales assez importantes. Est-ce un format dédié à la scène pour permettre à tous les musiciens de s’éclater ? Comment l’avez-vous élaboré ?
Exactement comme ça ! On avait envie de tailler nos chansons pour la scène, d’arriver directement avec un répertoire prêt à partir sur les routes, sans avoir trop à se creuser la tête pour l’adapter, comme ça a pu être le cas sur certains de nos albums précédents. On ne voulait pas se retrouver avec des titres qu’on ne jouerait jamais parce qu’ils n’avaient pas été pensé pour le live en amont. De fait, on peut jouer tout cet album en concert, dans l’ordre, si on veut, sans avoir à modifier grand-chose dans ce qui a été enregistré.
7. Dans le 1er titre « Primitifs modernes » vous parlez de Génération « à enchanter ». Est-ce que c’est ce qui vaut le clin d’œil à la reprise de “Désenchantée” de Mylène Farmer que vous avez repris sur Scène lors du concert au Trianon ?
Bien sûr ! On a redécouvert ce titre en écrivant l’album, on a tous été surpris par la profondeur de son texte, qui résonne étrangement et de manière pertinente aujourd’hui. Et puis la composition est assez dingue, bien sûr la chanson est dans ses habits des années 90, il y a certains tics de production qui la dissimulent, mais si on gratte un peu c’est un titre très très bien écrit.
8. L’album est résolument teinté des couleurs des 90’s. Souvenirs d’Adolescents ? Par qui étiez-vous influencé musicalement à cette époque ? Vous étiez plutôt Dum, Zelda, Super Mario ou Street Fighter ?
Nous n’étions pas trop gamers, mais on a un peu pratiqué Super Mario ou Worms. Bien sûr que la musique des années 90 a façonné nos goûts, l’adolescence est cet âge béni où toute découverte prend des proportions gigantesques et vous marque durablement. Nous étions des aspirants musiciens, on se cherchait beaucoup, comme tout le monde. On est passé par plein de phases, diverses, variées, … et parfois très audacieuses. On a évidemment été touché par Nirvana, RATM, Noir Désir, Les Pixies, Cake, Pavement, etc… Mais aussi par des artistes plus obscurs et/ou moins contemporains, le rock des années 60/70, le folk anglais et l’americana, le jazz, la musique de film, la musique classique… C’était un joyeux bordel chamarré, qu’il a fallu élaguer patiemment avant d’arriver à la « patte » Maison Tellier. On y bosse encore aujourd’hui, c’est un boulot sans fin.
9. Vos chansons parlent très souvent de rencontres entre êtres humains, traduisant ainsi l’angoisse ou la joie qu’on peut ressentir face à l’autre. Le spectacle que vous allez présenter le samedi 26 juin au Noumatrouff, errance musicale et littéraire, rappelle cette idée de rencontre : rencontre entre vous deux, rencontre avec une année charnière (1881), rencontre avec des auteurs marquants. Ce terme est-il pour vous à l’origine de La Maison Tellier ?
Comme on le disait plus haut, on sait que ce qu’on fait ensemble est plus puissant que la somme de ce qu’on fait chacun de notre côté. On a quasiment tout de suite su en se rencontrant qu’on avait besoin l’un de l’autre pour faire quelque chose de meilleur. La réponse est donc oui !
10. Stevenson a écrit un court texte qui s’intitule « Les porteurs de lanterne » dans lequel il raconte comment des enfants se rassemblent « chaque automne du côté d’un village de pêcheurs de la côte est, où ils s’enivraient de la splendeur de l’existence. Vers la fin de septembre, quand approchait la fin des classes et que les nuits se faisaient noires, nous sortions de nos maisons respectives, équipés chacun d’une lanterne sourde. La béatitude suprême était de se promener, simplement, tout seul dans la nuit noire : le volet fermé, le pardessus boutonné, pas un rayon ne devait s’échapper, que ce fût pour éclairer le chemin ou pour proclamer votre gloire – de n’être qu’un simple pilier de ténèbres dans l’obscurité, et à tout instant de savoir, dans l’intimité de son cœur de nigaud, que l’on avait une lanterne sourde à la ceinture, et d’exulter et de chanter de le savoir. » La Maison Tellier est-il pareil à ce groupe d’enfants qui parcourt les territoires musicaux, porteurs d’une lanterne musical, afin d’éclairer des chemins obscurs, convoquant l’idée de curiosité et de plaisir ludique et enfantin ?
Dans la musique, dans la création, de manière générale, il y a en effet quelque chose de très enfantin : tu fabriques toi-même tes jouets, tu as envie de les montrer à tout le monde quand tu viens de les terminer, tu as envie de partager combien tu les trouves chouettes, tu as envie de les utiliser tout le temps, puis tu commences à les trouver un peu moins attirants, et vient le moment où tu as envie d’en fabriquer des tous neufs, inédits, pour éprouver à nouveau ce sentiment unique et fort que seule la création peut te procurer.
C’est ça l’art, ça n’a rien de raisonnable, c’est comme l’enfance.
La Maison Tellier
Tant que cette envie est là, tu ne peux pas vraiment t’arrêter, ça aussi c’est assez enfantin, ce n’est pas quelque de chose de raisonnable. On ne peut pas réprimer notre envie/besoin de fabriquer de nouvelles chansons. C’est à double tranchant d’ailleurs, parce que des fois, on se plante, les nouveaux jouets ne sont pas si chouettes que ça, l’album n’est pas à la hauteur de ce qu’on a fait avant (c’est arrivé à la plupart des artistes qu’on idolâtre, quels qu’ils soient, pour notre plus grand désarroi, et en même temps, c’est profondément humain et ça fait partie de la démarche artistique). Mais on ne peut tout simplement pas s’en empêcher. Comme un enfant ne peut résister au bonbon de trop, à la curiosité, à la bêtise qui va un peu trop loin. C’est ça l’art, ça n’a rien de raisonnable, c’est comme l’enfance.
11. C’est lors de l’un des derniers jours d’août 1881, que Stevenson trace une carte d’une île au trésor, à la demande de son beau-fils de 12 ans, Lloyd, pour ensuite débuter la rédaction du grand roman d’aventure éponyme. Est-ce que vous composez des plans précis avant de composer un album ? Y a-t-il toujours une structure précise ou rencontrez-vous des surprises ou des accidents qui vous amènent à de nouvelles chansons ?
Ça dépend. On aime bien border les choses en avance, généralement. Du moins avoir une ligne directrice, un phare, au loin, pour nous guider, et vers lequel on oriente notre travail. On arrive en pré-production avec des chansons déjà bien avancées qu’on arrange à 5. Puis en studio avec des maquettes souvent très précises, qu’on va chercher à réaliser « en mieux » avec les outils et les compétences de notre ingénieur du son.
Si on passe sa vie à ne rien créer, quel est l’intérêt ?
La Maison Tellier
Mais on laisse aussi la place au hasard, à ce qui peut naître spontanément quand on se retrouve tous ensemble avec nos instruments. Et puis il faut aussi savoir défaire ce qu’on vient de fabriquer parce que finalement, malgré toute notre bonne volonté et nos plans plus ou moins élaborés, ça ne fonctionne pas. Ce n’est pas simple, mais c’est parfois nécessaire. C’est peut-être même ce qu’il y a de plus difficile à réaliser, quand on travaille à plusieurs. Il faut savoir mettre son ego de côté pour servir au mieux la chanson et la présenter sous son meilleur jour. Ce n’est pas toujours évident !
12. Dans Le Monde d’hier, Stefan Zweig, lequel naquit en 1881, donnait cette définition de la création :« Des innombrables énigmes insolubles de l’univers, c’est quand même le mystère de la création qui demeure la plus insondable et la plus mystérieuse. »
Pensez-vous comme Zweig qu’avec la création on touche à quelque chose ineffable ? Arrivez-vous à expliquer la raison pour laquelle vous composez une chanson ou faut-il aussi garder cette part de mystère ?
La création, c’est ce qui fait l’homme se sentir comme un surhomme, une sorte de divinité, non ? C’est fabriquer quelque chose qui n’existait pas avant. Parfois à partir de rien, en ce qui concerne une chanson. C’est jouer au Big Bang, en gros. C’est certainement le truc qui fait qu’on s’échappe, temporairement, à notre condition de bestiole, un être vivant qui naît un jour, quelque part, sans raison, qui mange, dort, déambule un peu autour de son nid, se reproduit, et puis qui meurt, un jour, autre part, sans raison.
La création, c’est ce qui fait l’homme se sentir comme un surhomme, une sorte de divinité, non ?
La Maison Tellier
C’est ce qui donne du sens à notre vie. Si on passe sa vie à ne rien créer, quel est l’intérêt ? Tout le monde peut créer, un jour ou l’autre, quel que soit l’objet de cette création. C’est quelque chose de précieux, qu’il faut chérir soigneusement, et qu’on a en effet peur de trop analyser, de trop décortiquer, par crainte de briser le mécanisme fragile qui le constitue. Parfois il faut savoir ne pas chercher à savoir. Ce n’est pas du tout évident, non plus, ça demande beaucoup de travail sur soi, de lâcher prise.
13. Dans un fragment posthume d’Aurore, en 1881, Nietzsche définissait de la manière suivante sa propre activité de lecteur et d’interprète : « Je lis les penseurs et chante après eux leurs mélodies : je sais que derrière tous ces mots froids se meut une âme de désir, et je l’entends chanter, car ma propre âme chante quand elle est émue. » Avez-vous dans vos lectures ce même rapport à la musicalité de la langue ? Quand vous composez vos chansons, êtes-vous sensible à la musique des mots utilisés ?
Bien sûr. Et c’est d’autant plus vrai quand on écrit en français. On le sait, ce n’est pas une langue très musicale, sa prosodie n’est pas très rythmique, elle manque d’accent tonique, elle est plutôt plate, ce n’est pas simple d’étirer des syllabes, de les infléchir selon les notes qu’on veut utiliser, il y a des sonorités qu’il faut proscrire parce que pas belles du tout dans un contexte chanté… Alors bien sûr, certains mots, certaines phrases sonnent mieux que d’autres. Le but étant de conserver la signification tout en lui donnant les plus beaux atours.
14. On a tous été privé de sortie depuis des mois, c’est le retour des festivals et des concerts. Enfin ! Idéalement quel serait le premier que vous souhaiteriez voir et avec quel groupe souhaiteriez-vous partager la scène ?
Premier concert… Black Pumas ou Sharon Van Etten.
Partager la scène avec… Black Pumas ou Sharon Van Etten.
15. Qu’écoutez-vous-en en boucle ce moment ?
Le duo Sharon Van Etten/Angel Olsen… Et Black Pumas.
16. Qu’avez-vous comme livre de chevet actuellement ?
Watership Down, de Richard Jones Adams, un roman des années 70 un peu étrange, de la fantasy animalière qui raconte l’épopée d’un groupe de lapins à la recherche de leur Terre Promise. Et l’autobiographie de Mark Lanegan, Sing it Backward and weep.
17. Qu’est-ce qui vous fait vibrer en ce moment ?
Le retour du beau temps.
18. Notre collectif s’appelle Cultures Sauvages, qu’est-ce que cela évoque pour vous ?
La chaîne YouTube Passé Sauvage, consacrée à l’archéologie. Et sinon, évidemment, le journal Terre Sauvage. Plus sérieusement, « Cultures Sauvages » emploie le pluriel et le qualificatif sauvage, comme pour nous dire : il y a un monde derrière la culture mainstream qu’on nous propose en prime time, un monde multiple, protéiforme, varié, parfois difficile à observer, parfois effrayant, mais toujours enrichissant, riche en sensations fortes et intenses. « Cultures Sauvages », c’est un peu comme « L ‘appel de la forêt », ça veut dire : « allez-y , sautez le pas, oui, parfois ce sera difficile, oui parfois vous aurez peur, mais promis, ça vaut le coup, vous ne regretterez rien ».
Retrouvez La Maison Tellier le samedi 26 juin 2021 au Noumatrouff. Pour plus de renseignements :
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