Sensible, délicat et magnétique, Malik Djoudi magnifie tout ce qu’il touche. Après deux albums électroniques « Un » ( 2017) et « Tempérament » ( 2019), le chanteur poitevin revient avec « Troie », un opus doux et fluide, plus organique, sur lequel il pose sa voix éthérique, chaleureuse et sensuelle. L’effet est toujours aussi hypnotique. Dans ce monde à l’arrêt, la musique lui a permis de continuer à se tenir droit : elle l’a sauvé physiquement et moralement. Sur cet album, on retrouve des duos avec le génialissime Philippe Katerine, la planante Lala&ce ou encore … l’inspirante Isabelle Adjani.
1/Votre troisième album s’intitule « Troie » accentuant probablement le jeu de mots avec trois, et renvoyant au cheval de Troie, celui qu’on introduit dans la cité. Est-ce le cheval qui permet de gagner une guerre, laquelle ? Ou est-ce celui qui permet de diffuser son monde ? A quel personnage mythologique de ce conflit vous identifiez-vous ?
D’abord, il m’est venu l’idée d’un cheval qu’on introduit dans la ville comme une offrande et donc après, l’intérieur de ce cheval se diffuse partout. Avec du recul, je pense que ça a été une période difficile à traverser pour tout le monde et notamment beaucoup pour la culture et pour ma part, ça a été aussi difficile pour la création. J’ai été très peu inspiré en ce début de confinement. Et la musique, la création m’a permis d’aller chercher vraiment au plus profond de moi-même et de m’accrocher pour passer cette période-là. Souvent, la musique m’aide à passer des périodes difficiles. Pour moi, « Troie », ça a été un peu comme une bataille pour passer cette période et aussi une bataille pour moi-même pour plusieurs raisons.
Je m’identifierais peut-être à Achille parce que j’ai eu de gros maux de dos et il a fallu que je me relève.
2/Sur la pochette, on vous voit dans trois positions différentes sur les hauteurs ensoleillées de la Villa Noailles à Hyères et une quatrième version de vous s’esquisse sur le côté droit. On sent le plaisir d’être le même et un autre, de ne pas se cantonner à une seule existence, d’aller dans plusieurs directions, d’avoir plusieurs vies en même temps. Cela reflète exactement le renouvellement artistique de votre dernier album, cette envie d’aller vers de nouvelles tendances. Pouvez-vous nous dire comment s’est exprimée artistiquement cette réinvention de vous-même ?
J’ai fait deux albums assez électroniques. Mais j’avais envie d’aller voir un peu ailleurs. J’ai tourné quatre ans en format électro, et j’avais besoin de m’entourer de musiciens, de sentir la musique autrement. Et il y a ce grand producteur, Renaud Letang, qui m’a contacté et m’a dit : « J’aimerais beaucoup qu’on travaille ensemble sur ton prochain disque ». Moi, j’aime beaucoup son travail, et notamment, son travail acoustique, ses prises de batterie. Ça m’a conforté d’aller voir vers l’acoustique et de faire des chansons moins électroniques, tout simplement. L’électro, ce n’est pas une facilité du tout, mais j’aime bien le fait de se mettre en danger. Alors, je ne sais pas si ça marche très bien aujourd’hui de se mettre en danger mais j’aime bien cette idée-là de ne pas aller vers la facilité. C’est quelque chose auquel je tiens beaucoup de ne pas rester dans son train-train créatif, aller explorer et découvrir d’autres choses, aspirer à d’autres choses. Cela n’empêche pas qu’il est possible que je revienne vers l’électronique, que je mixe des choses.
3/A l’écoute de votre album, on se rend compte que vous faites allusion à la crise sanitaire. Dans « 2080 », vous dites : « Destination vers le bal pour se croiser, sans se toucher, masqués jusqu’aux cervicales. » ou dans Saatchi, on entend « Rendez-vous à Saatchi Pour des accolades…Moi, j’te préviens on préfère l’amour ». En quoi votre album exprime-t-il le besoin de l’autre ?
Oui, je crois que cet album c’est le besoin de l’autre, c’est tout simplement ça. Ces chansons, c’est le seul besoin de l’autre. Elles ont été écrites dans une période où on n’avait plus accès aux autres, on n’avait plus accès au corps des autres, au toucher. La chose que je préfère, c’est ressentir les autres. Ne serait-ce que même si on ne se voit pas, on peut se ressentir. Pour ma part, j’étais assez dans une bulle et en manque des autres, surtout avec l’interdiction de ne plus se voir, et de ne plus se toucher. J’ai essayé de retranscrire le fait que sans les autres, on n’est rien. Et encore une fois, j’ai la chance d’avoir la musique pour ça. Pour moi, c’est une personne aussi, une belle compagnie.
4/Dans le morceau « Saatchi », galerie d’art à Londres, vous citez Versace et Milan, et vous évoquez des choses qu’on ne pouvait plus faire pendant le confinement, qu’on faisait « dans le monde d’avant » : aller à un vernissage, boire un verre… La musique est-elle pour vous une manière de voyager en restant immobile, comme un voyage intérieur ?
Oui, totalement. C’est voyager dans les émotions que cela nous procure, dans les émotions d’écoute. J’ai eu la chance de faire de la musique dans d’autres pays où l’on n’a pas le même rapport à la musique. Ecouter beaucoup de musique pour moi est aussi une manière de voyager. J’avais beaucoup aimé le titre de l’album de Jamiroquai « Travelling without moving ». Donc, je ne peux que vous répondre oui, la musique est une manière de voyager mais dans tous les sens : le toucher, l’odorat, l’ouïe.
5/A l’écoute de l’album, on est marqué par le fait que l’amour soit un fil d’Ariane, exprimant l’aspect autant sensible que puissant de ce thème. On pense notamment à la chanson « Point sensible » dans laquelle vous dites : « Montre-moi ton point sensible, je te dirai qui tu es ». Cela est aussi à l’image du clip de Renaud Letang où l’on vous voit à une table sur laquelle un verre bouge tout seul comme tiré par une force invisible ». On y voit aussi des cartes qui s’envolent comme s’il y avait des fantômes, des énergies. L’amour et l’invisible vous révèlent-ils ?
L’amour m’anime, j’ai eu de la chance d’avoir de l’amour autour de moi, par mes amis, ma famille. Mais mes déceptions d’amour m’animent aussi. Ça m’inspire aussi beaucoup. Avec du recul, j’ai été parfois heureux d’avoir des échecs amoureux parce que ça m’a appris des choses. L’amour m’anime, oui. Une vie sans amour, ce serait étrange.
Est-il ensuite nécessaire pour vous de les transmettre dans vos morceaux à vos auditeurs et auditrices ?
J’écris des chansons et j’aime bien l’idée que les gens se les approprient à leur façon. Je pense que j’écris ces chansons pour me parler mais surtout pour parler aux autres et j’écris ces chansons en espérant qu’elles résonnent chez eux…on a tous traversé des échecs amoureux ou des manques d’amour ou des trop pleins d’amour et je fais ça pour qu’elles parlent aux autres. Alors, oui, c’est sûr, l’amour est un fil conducteur dans mes chansons, et cela le sera toujours. Mais je les écris comme un réconfort. Ce sont mes expériences qui je l’espère iront réconforter les autres. Les autres n’ont pas forcément besoin de moi pour se réconforter…oui, c’est un réconfort pour les autres et pour moi-même.
Et l’invisible, j’y fais très attention, cela fait partie de ma vie. L’invisible, je le croise souvent, notamment sur scène : les choses impalpables que l’on ressent. Et je fais attention aux signes de la vie, parfois, ils nous montrent des choses invisibles. J’y fais attention aussi dans la vie.
6/Dans le morceau « Douleur », vous évoquez votre mal de dos. C’est une très belle chanson dans laquelle vous vous adressez à elle comme à une personne. On a l’impression que vous vous êtes inspiré de la vie comme elle est, comme elle vient. On sent chez vous ce désir de trouver de la beauté partout, de la faire jaillir des émotions positives et négatives, de tout en fait, pour créer une belle harmonie. Cela renvoie-t-il à votre propre vision de la vie ?
Oui, je pense sincèrement que les choses n’arrivent pas par hasard et que les victoires comme les échecs sont là pour nous apprendre des choses, pour nous mettre sur un chemin. Et je m’en suis servi de cette douleur, j’ai essayé de la dépasser, la surpasser, l’oublier. Encore une fois, la musique a été là pour que que je me raccroche à quelque chose, et elle m’a aussi aidé à traverser cette période-là. Et mes douleurs au dos ont été là pour plusieurs raisons. Et, aujourd’hui, je ne sais pas si je suis content qu’elles soient venues mais elles m’ont appris pas mal de choses. Pour moi, elles m’ont servi à faire une chanson. C’était très important pour moi d’en faire une chanson parce que c’était une période très marquante et j’ai vraiment personnifié cette douleur. C’était important pour moi de l’enterrer.
7/Dans la chanson « Vis-la », poésie, art de vivre et danse se mêlent :« Tester le tempo, me faire bouger / Se jeter à l’eau, rester léger / Chercher la rime, garder l’élan / En porte de sortie, sortir à temps ». L’élaboration d’une chanson est-elle pareille à une danse, danse avec les mots et les sons ?
Cela dépend des danses. Si je pouvais comparer mes chansons à une danse, ce serait une danse douce, fluide, sans trop d’à-coups. Pour moi, une chanson, c’est un tout, une danse, c’est un tout. Une danse, c’est surtout sur de la musique, mais s’il n’y en a pas, on peut se l’imaginer. Si ma musique devait être comparée à une danse, ce serait une danse en douceur où l’on se sent léger.
Chaque chanson correspond-elle à une nouvelle manière de danser avec les mots dans votre album « Troie » ?
Non, chaque chanson pour moi est une nouvelle danse, une nouvelle histoire. Chaque chanson n’est pas un style différent tout le temps, mais il y a des styles différents, je pense. J’aimerais qu’on ne danse pas de la même manière sur chaque chanson.
8/La chanson « Quelques mots » est composée d’un duo avec Isabelle Adjani. Que représente-t-elle pour vous ?
Tout d’abord, c’est une icône, une muse…pas la mienne. Mais c’est une personne très inspirante, qui pour moi magnifie chaque chose qu’elle touche un peu quelque part. Mon premier souvenir d’Isabelle Adjani, c’est cette chanson écrite par elle-même et Serge Gainsbourg « Pull marine » qui pour moi est un exemple de chanson française magnifiquement écrite. Et puis, c’est aussi, une très grande actrice et quelqu’un aussi d’assez rare, d’impalpable, d’intouchable, un peu. Vous savez c’est un peu un rêve de faire ça pour moi, un rêve inaccessible. En fait, elle m’a inspiré ce morceau, cette basse et ces mots que je lui ai écrits. Et je ne voulais la faire avec personne d’autre. Je ne pensais pas qu’elle allait accepter mais elle a accepté que l’on fasse ce morceau ensemble. Ce sont des choses parfois inexplicables, pourquoi on a envie de faire une chanson avec telle ou telle personne. Mais voilà, pour moi, cela pouvait être une très belle alchimie. J’espère que ça l’est.
9/Dans le clip onirique de ce morceau, Isabelle Adjani apparaît magnétique et mystérieuse sur la scène du Silencio à Paris, rappelant la séquence poétique du film de David Lynch « Mulholland Drive ». Les images sont hypnotiques. Considérez-vous la musique comme un moyen de créer du rêve, du mystère, comme un art de nous hanter par la douceur et la profondeur ?
Complètement. Je fais de la musique pour créer des émotions chez les gens et chez moi-même. La musique pour moi est un moyen de s’évader, de partir, de s’oublier.
Est-ce que c’est de la douceur ? Non, en musique, on peut provoquer et retranscrire toutes les émotions possibles. La musique, c’est un partage incroyable. Plus ça va, plus je me pose la question : « pourquoi je fais ci ou ça? » Mais ce qui me fait plaisir, c’est de pouvoir le faire pour les autres. Le plus important pour moi, c’est de créer de belles émotions, de ne pas tromper, de ne pas mentir. Je trouve qu’aujourd’hui c’est parfois difficile de faire exactement ce qu’on ressent, de bien le faire, de faire de belles choses. J’essaie de le faire et j’essaierai toujours de le faire, et de ne pas mentir aux autres musicalement. Plus ça va, plus j’ai envie d’aller dans cette voie, même si c’est de plus en plus difficile d’exister en essayant de rester authentique. Rester authentique, c’est subjectif, je pense aussi. Mais c’est une démarche que j’avais, et que j’ai de plus. Je pourrais vendre plus de disques, faire autre chose, mais non, je n’ai pas du tout envie.
10/Dans cet album, vous chantez un duo avec Philippe Katerine intitulé « Eric ». Vous avez des points communs tous les deux : vous représentez une pop française rêveuse, décalée, poétique et fantaisiste. Vos chansons sont délicates. Vous avez tous les deux une belle énergie et une conception similaire atypique, plus sensible de la masculinité. Un dialogue s’installe entre vos deux univers. On n’est donc pas étonné de le retrouver dans votre album. Qu’est-ce qui vous inspire chez lui ? Comment s’est passée votre collaboration ?
Philippe Katherine, c’est quelqu’un d’indéfinissable. Tout ce qu’il touche, il le magnifie aussi, je trouve. Il est comédien, musicien, chanteur, dessinateur, sculpteur aujourd’hui. C’est quelqu’un que j’adore vous savez. J’adore tout son travail, ce qu’il dégage, ce sérieux sans être sérieux, sa poésie. C’est comment ressortir le premier degré quand on fait du deuxième ou du troisième degré en musique. Parfois, il ne le fait pas, il peut être au premier degré. Mais vraiment pour moi, il est indéfinissable. C’est comment rassembler les contraires, je trouve ça très beau. Pour moi, c’est un peu un génie.
11/Renaud Letang, mixeur et ingénieur du son, a réalisé votre dernier album, laissant l’énergie des musiciens s’immiscer dans les morceaux. Qu’est-ce qui vous a plu dans votre travail avec lui ?
On s’est rencontrés et on a commencé à travailler ensemble, ça s’est très bien passé. On a passé beaucoup de temps ensemble. Passer beaucoup de temps ensemble en studio, c’est comparable à une histoire d’amour, c’est très intime. Renaud Letang m’a appris beaucoup de choses. C’était un vrai travail collaboratif. J’ai beaucoup aimé. Avant de commencer, il m’a dit : « Avant le studio, on va aller plus loin que ce que tu ne penses ». Cela a été un vrai voyage. C’est quelqu’un de très touchant, de très sensible, comme moi, je pense. Cela a été un très beau voyage avec Renaud Letang.
12/Vous avez commencé votre tournée en novembre 2021. Sur scène, vous êtes entouré d’Ed Mount aux claviers, Maxime Daoud à la basse et Arnaud Biscay à la batterie. Comment abordez- vous le lien avec ces musiciens ? Dans quel esprit avez-vous vécu cette série de concerts ?
J’ai beaucoup joué en groupe plus jeune. C’était un peu les retrouvailles de musique en groupe. Une chose que j’adore. C’est quelque chose de très empirique. C’est un plongeon, mais ça se passe. On s’est cherché les uns les autres les premiers concerts et maintenant on s’est trouvé. Je pense que maintenant on fait des concerts où l’on est content. C’est ce qui est génial en musique, quand on joue en groupe, c’est de se chercher les uns les autres. C’est essayer d’arriver vraiment à une alchimie. Et voilà aujourd’hui, je pense qu’on a des moments où cette alchimie opère.
13/ Vous avez plusieurs fois rendu hommage à Christophe. Vous êtes tous les deux inclassables dans le paysage de la musique française : votre façon de poser votre voix, l’utilisation de la musique électro-pop, votre sensibilité. A quel point vous sentiez-vous proche de son univers ?
Je pense que je me sens proche dans l’utilisation de ses mots et, sans prétention, dans le fait d’essayer de faire de belles choses simplement, sans démonstration, sans artifice. J’ai eu aussi la chance de le rencontrer…
14/ Vous faites partie du « Cabaret de l’Espace », c’est un spectacle qui va se jouer notamment le mardi 15 mars à La Filature de Mulhouse, avec Sofiane Saidi, qui en est l’instigateur, Flèche Love, Oum, et Acid Arab. Comment avez-vous intégré ce projet?
Tout simplement, Sofiane Saidi, qui est un ami, m’avait parlé de ce projet-là, il y a quelque temps, et cela faisait un moment que l’on voulait faire quelque chose ensemble. Et, il a trouvé l’occasion pour que l’on joue ensemble et j’en suis très content.
15/ Est-ce que vous pouvez nous présenter le projet de ce « Cabaret de l’Espace »?
C’est tout simplement la rencontre de plusieurs univers.
16/ Qu’écoutez-vous en boucle en ce moment ?
Cleo Sol.
17/ Qu’avez-vous comme livre de chevet actuellement ?
« La Puissance de la douceur » d‘Anne Dufourmantelle.
18/ Qu’est-ce qui vous fait vibrer en ce moment ?
Pas grand chose. Si, peut-être, la recherche de nouvelles choses. Mais, je ne me sens pas à l’aise dans ce monde dans lequel on vit. Je ne comprends pas qu’on soit autant dépendant de cerveaux malades. Je ne suis pas du tout à l’aise avec la politique de mon pays. Il n’y a pas grand chose qui me fait vibrer.
19/ Quel est le titre auquel vous ne pouvez pas résister de danser ?
« All Right » de Kendrick Lamar.
20/ Notre association s’appelle Cultures Sauvages, qu’est-ce que cela évoque pour vous ?
L’ouverture d’esprit.
Malik Djoudi, Troie (Cinq 7/Wagram Music)
Sortie le 24 septembre 2021