Chapitre 1 : Je sais d’où je viens

Mellionnec (racines)
Nom. Prénom. Date de naissance. Lieu de naissance.
Ces informations font d’un individu un être unique. Votre homonyme, s’il existe, n’est pas né au même endroit que vous.
Les racines.
On peut les arracher, les couper, expérience douloureuse, parfois salvatrice et nécessaire, mais toujours douloureuse. Avec un peu de chance, il en restera des brins planqués au fond du sol, qui nous rappelleront à revenir. Les brins germeront en nostalgie.
Les mots migrant, réfugié, immigré, ne sont pas justes.
Le mot, c’est déraciné.
Celui ou celle qui quitte son sol natal, par choix ou par contrainte, pour trouver un autre sol.
Par bonheur, les enfants des nouveaux arrivants s’enracinent naturellement dans une autre terre que celles de leurs parents.
Il suffit de les poser par terre, dès qu’ils en ont l’âge.
Une fois l’enfant posé par terre, nul n’a plus le droit de lui dire qu’il n’est pas d’ici.
L’ailleurs de ses parents devient une histoire.
Le sol se touche avec les mains, avec les pieds, avec le corps, tous les jours.

C’est ce qui m’est arrivé, dans un village du centre de la Bretagne, Mellionnec.
Quand on évoque la Bretagne, les gens parlent de la mer, pourtant de nombreux Bretons sont des terriens, des paysans. Ils ne vont pas souvent sur le littoral.
Mes parents étaient des paysans.
Des paysans de la ville certes, qui avaient acheté un bout de terre pour la cultiver, faire de l’élevage, fabriquer des fromages bio.
Le sol et les habitants du coin étaient plutôt hostiles de prime abord, l’élevage intensif avait pollué toute la nappe phréatique, infestée de pesticides.
On se méfiait de tous ces « hippies » qui voulaient réformer le système bien en place.
Il faut de la ténacité et du courage pour s’intégrer dans un village et faire de l’agriculture,  surtout quand on n’y connait rien de rien.
Mes parents ont fait leur trou mais, au bout de 40 ans, les paysans du coin, les appellent encore les « marginaux », ce qui est tout à fait comique.
Je suis née au milieu des arbres et des animaux dans l’endroit le plus vert qui soit. Il y pleut pas mal, soyons honnête.
C’est mon Far West. On peut y arriver de quatre directions, par des routes désertes tout en virage.
Il y a une église, une école, longtemps fermée, et dans laquelle je n’ai mis que quelques mois les orteils et trois bars, tout au moins quand j’y suis née. Il n’en reste plus qu’un et une épicerie bio, boulangerie, bar.
Dans ce village, car c’est un village, vivent peut-être 300 âmes, moins de 500 sur toute la commune. Aux élections municipales, chaque voix compte.
Nous ne vivions même pas dans le village, mais à 2 kilomètres, dans une maison isolée. La plus belle du monde. Ma maison.
Un ancien presbytère réhabilité au fur et à mesure des années, ce qui lui donne un air de bric et de broc.

Je devais bien avoir 9 ans quand nous avons eu des toilettes à l’intérieur de la maison. Je sais ce que c’est de se geler les fesses en hiver croyez-moi, et je garde le goût de pisser en plein air.
Je vivais dans l’étable avec les vaches et, celles que je considérais comme mes sœurs, les chèvres. Je nourrissais les petits au biberon, car, sachez-le, pour avoir du lait pour vos fromages, un fois que les petits sont nés on les enlève à la mère et on les nourrit avec du lait artificiel.
Je lisais dans les champs.
J’étais sale et mal peignée, les frais de toilettes étaient inutiles, je n’allais pas à l’école. J’étais heureuse pour autant que je m’en souviens.
Il y avait mes parents, mon petit frère et tant d’autres gens qui passaient par là, s’arrêtaient pour des durées plus ou moins longues, pour apprendre et travailler la terre, refaire le monde. Presque uniquement des adultes.
Je vivais un moment historique, la suite de mai 68, le retour à la terre des intellectuels, mais je ne m’en souciais guère, j’avais trop à faire dans la nature.
C’était un mouvement collectif, on y allait pour changer le monde, par pour se changer soi et se développer personnellement. C’était dur le travail de la terre, beaucoup s’y sont cassé les dents.
L’année dernière, mes parents ont vendu la maison, ma maison, qui était inhabitable depuis des années.
Mais j’y retourne tous les ans au moins une semaine chez de vieux amis.
Un appel irrésistible que je ne m’explique pas. Je suis une voyageuse enracinée.
Mes enfants connaissent les lieux depuis leur naissance, c’est de là que vient leur mère. C’est le bled comme on dit.

Sans cesse, depuis 50 ans, des femmes, des hommes viennent s’installer à Mellionnec, des hippies, des grunges, des anarchistes, des alternatifs, des néo-ruraux, des décroissants… Leurs noms changent, leurs courants profonds également.
Ils viennent là, achètent et retapent de vieilles maisons en pierres avec des toits d’ardoise, des plafonds bas, de l’humidité en veux-tu en voilà. L’immobilier est assez cher, les anglais, très nombreux à une époque, ont fait monter le cours du marché, qui n’est pas non plus mirobolant.
S’ils survivent au froid humide du premier hiver et du premier été, ils restent. Pour l’ambiance, les ondes telluriques, la faible densité humaine.
Et ils y enracinent leurs enfants.
C’est un endroit pour naître libre.

Pourquoi je vous raconte ça ?
Parce que c’est précisément dans cet endroit que j’ai pris le goût des histoires, des livres, de l’écriture. Parce que je peux écouter de la bombarde plusieurs heures d’affilées sans avoir mal aux oreilles. Parce que, là-bas, j’avais du temps pour rêver à un monde que j’imaginais grand et merveilleux. Parce que, quand il pleut, on a le temps de lire. Parce que les arbres.
Pour le comprendre, il a fallu partir.
A douze ans, j’ai quitté mon enfance.

Crédit : Eurgen

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Je suis conteuse, clowne et photographe. De plus en plus souvent, j’écris aussi. Je vis près de Strasbourg.

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