Que lire en ce mois de février ? Une nouveauté Rivages Noir ! Le nom de la collection annonce la couleur : on va entrer dans ces pages pour apprendre, dévorer, trembler, palpiter. On peut, bien sûr, lire la quatrième page de couverture pour se faire une idée.
« Partant du procès d’un paysan ayant torturé, violé et dépecé une joggeuse, ce roman noir retrace la généalogie de la violence au sein de la famille du coupable, héritier d’une ferme familiale dont l’acte barbare et inexplicable semble surgir de temps immémoriaux. »
« Je suis le dernier », d’Emmanuel Bourdieu, quatrième de couverture
La recette est complète et les ingrédients mesurés : il y a une enquête pleine d’ombres, des tentatives de résolution et de décryptage, de la violence, des déclarations, de la justice, de la criminologie, de la psychologie, du profil scientifique pour faire la part des choses à propos de la culpabilité, de la sociologie masquée, de l’analyse de la société à travers les cases dans lesquelles ont pourrait ranger l’éventuel coupable, et du mot juste oui. Pléthore.
Et on sent poindre la tension dès la première page, comme une plongée dans une tête démêleuse de cruauté, de barbarie et de mensonges.
Un face à face pointilleux, exaltant, brillant, aux phrases courtes qui percutent, puisque le vrai est l’objectif final.
La dramaturgie pointe également le bout de son talent, dans la mise en scène des entretiens et du drame meurtrier que ces pages vont éplucher.
Epluchage d’un dossier pour en démêler le mensonge : quel genre de polar va-t-on lire ?
Le malaise nous étreint, l’empathie est tellement bien amenée, et c’est ce qui donne envie d’avancer, de dévorer ces pages, comme une sorte de néo-néo polar, une pincée de Manchette, de Simenon, de Wittgenstein et de Bourdieu et Verdun nous emporte avec elle.
Nous ne sommes pas dans les bas-fonds d’une grande ville, mais nous entrons dans les tréfonds des âmes ancrées dans la terre.
Dans l’héritage d’une famille et l’analyse des racines du mal, des laissés pour compte, des marginalisés, aussi.
On pourrait se dire que tout est dit. Mais non. On ouvre, on sent qu’on est curieux et on pressent qu’on a raison !
Tout d’abord, bien sûr, le nom de l’auteur titille car il rappelle celui d’un célèbre sociologue dont on célèbre en ce moment le vingtième anniversaire de la mort. Qu’importe. Un auteur écrit, qui qu’il soit et quel que soit son nom.
QUI est l’auteur ?
Bien sûr, on connaît ce nom. Mais on a envie d’aller plus loin. Et si l’on tape le nom de l’auteur avec son prénom sur les Internets, on trouve de qui il s’agit : un cinéaste, grand prix de la Critique au Festival de Cannes en 2006 pour “Les amitiés maléfiques », scénariste pour Desplechin, dramaturge et philosophe. On sent qu’il a des choses à dire, nourri par une pensée profonde. Si on lit des interview, on trouve la trace d’influences philosophiques et notamment de Wittgenstein.
« Je suis issu de l’école wittgensteinienne, pour laquelle la métaphysique naît du décollement du langage usuel, par rapport aux usages ordinaires. Wittgenstein ne serait sans doute pas opposé à cette idée que nous nourrissons une pulsion métaphysique et une tendance irrésistible à écrire. »
Interview de l’auteur https://www.philomag.com/
Le « décollement du langage usuel » et l’envie d’écrire pour décrypter le réel, elle est profondément là, dans ce roman d’une petite centaine de pages, mais dense, intelligent, intéressant, interrogeant, prenant.
De quoi ça parle ?
Il y a donc un meurtre. Et un besoin de résolution. Charles Blancard, agriculteur, paysan, propriétaire de la ferme familiale, dernier de sa lignée, comme le dit le résumé, est accusé d’avoir tué, dépecé et éparpillé dans la montagne une joggeuse.
Intrigué en tant que lecteur, on se demande ce qui s’est passé, on visualise le dépeçage, car on sait que des sacs poubelles de trente litres ont été utilisés pour transporter et disperser le corps.
Le suivi du dossier, auprès des tribunaux, sera assuré par une experte psychiatre fragile, sortant de dépression, qui ne croit plus réellement à ce qu’elle fait, mais qui va s’acharner, pourtant, à trouver. Car elle est très compétente et cette histoire l’intrigue, c’est ainsi que l’intrigue s’emballe.
« Mais pourquoi ? Pourquoi à ce point ? Personnalité histrionique, pourtant, je connais ! Mais les songeries pathétiques du Bouffon Charles Blancard réveillent en moi le doute qui m’a rendue folle. »
« Je suis le dernier », d’Emmanuel Bourdieu,
Et le coupable a admis sa participation à cet acte violent, inhumain, condamnable. Mais il a enchaîné les versions, toutes nuancées ou différents, entre lesquelles il faut faire le tri. Alors l’enquêtrice va plonger dans les profondeurs du meurtre pour faire la part des choses. Il a donné six versions. A vérifier. Une septième saura-t-elle faire la part de vrai dans ses dires et sa mémoire ?
S’appeler Madeleine Verdun pour remonter le temps et patauger dans la boue d’un meurtre : un signe avant-coureur ?
Dans cette enquête, Madeleine, l’experte psychiatre, va déborder, d’imagination, aussi.
Et bien au-delà de ce que devrait être son travail. Elle va plonger, barbotter, vers des tréfonds dont elle est sûre de pouvoir tirer le vrai. Car elle se pense encore et malgré tout douée comme expert psychiatre pour démêler le vrai du faux, dans la tête des accusés.
Pour ce faire, elle plongera aussi dans la sienne. Le passé de l’accusé, sa famille, son passé à elle, les choses risquent de s’emmêler.
Madeleine s’y colle néanmoins, malgré la peur de l’effondrement, ce mensonge éhonté, barbare, grossier, manipulateur… Elle comprend très vite l’immensité de la tâche, et la menace qui pèse sur elle : une épreuve à surmonter.
« Au premier regard, il me déplaît. Plus que ça : il m’insupporte. Aversion immédiate, coup de foudre à l’envers, à supposer que ce genre de choses soit possible. »
Des entretiens s’enchaîneront, s’entremêleront, se poupée-gigogneront et devront donner un rapport final : pour déterminer devant la Cour si l’homme est atteint d’une maladie mentale ou de troubles de la personnalité, si, donc, il devra être interné, ou, s’il est sain d’esprit, mais complètement barbare, être emprisonné après jugement. Trois entretiens, trois fiascos.
Être experte en psychologie judiciaire, il faut croire en la Justice pour ne pas le laisser emporter par le doute et la folie…
“L’hermine et la toge, la grande tartuferie et tout le vide terrifiant qu’il y a derrière, l’envers misérablement humain de la Loi, les coulisses dérisoires de l’Audience, c’est d’avoir vu ça que je me suis effondrée.
Tous comédiens, oui, pitres, histrions, fourbes, tricheurs, à commencer par lui, bien sûr : l’accusé, le rôle titre, la tête d’affiche, principe même, premier ferment de toute cette pourriture, prêt à tous les travestissements et à tous les mensonges, clef de voûte fissurée, vice caché, porteur malsain ou fondement de l’édifice !”
« Je suis le dernier », d’Emmanuel Bourdieu,
Qui est fou ? Madeleine ou Blancard ? Quelles sont leurs vies, leurs secrets ? Qu’est-ce qui fait qu’un paysan devient meurtrier ? Qu’une psy n’aime plus ni son métier ni sa vie et n’est plus si sûre de sa propre santé mentale ?
Un roman court mais une claque, quand même, car ça claque, le réel.
Une écriture ciselée, un paysan obtus qui considère l’accusation de meurtre comme une pièce de théâtre, pour lui, un spectacle, le moyen d’être enfin regardé par quelqu’un, lui qui est si seul dans son monde, un tribunal qui ressemble lui aussi à un théâtre, la dramaturgie est une science partageuse, avec ses rôles et ses costumes.
Et le paysan est là à donner en pâture toute sa solitude dans le pré, car on n’y trouve pas que du bonheur, dans ce pré, contrairement à ce que prétendent certaines émissions populaires, qui gagnent des millions de spectateurs et une fortune en se jouant de ceux qui cherchent l’Amour…
Et on est touché, ému, intéressé, curieux, bouleversé, révolté par cette façon de nous montrer sans détour, avec justement une écriture juste, combien sont nombreuses les générations d’agriculteurs dont les secrets perdurent, de pères en fils, et de mères en filles et qui taisent la violence de leurs réels parce qu’ils bouleverseraient le monde entier s’ils étaient dits.
On veut tout savoir pour déceler la poussière du mensonge dans toutes les déclarations de cet homme, quitte à interpeler toute sa famille pour ça.
“ Permettez-moi de remarquer néanmoins que, dans votre tête, comme par hasard, il ne se passe que des choses qui arrangent vos affaires. Le meurtre, c’est pas vous, le transport, c’est pas vous, la découpe, c’est pas vous. Vraiment, c’est étonnant, comme tout tourne en votre faveur, non ?”
« Je suis le dernier », d’Emmanuel Bourdieu,
Interpellée par une phrase “je suis le dernier”, car ce n’est pas seulement le titre de ce roman, c’est le méandre fondamental : Madeleine va aller fouiller dans l’histoire familiale de Blancard.
Une plongée dans un cerveau ?
On plonge donc, dans ce roman, dans une enquête et pour ce faire dans le cerveau de Madeleine Verdun “misérablement humain”. Ses pensées s’ouvrent à nous : son énervement, son irritation, sa rage impuissante, ce vain comme un mur face à elle, et toute l’incompréhension, la colère et les hésitations de la praticienne. Elle attaque un Blancard et sa famille de plein fouet, entre colère, stupéfaction, doutes et hébétude.
Le ton est juste, chaque mot est pesé, à sa place, un minimalisme stylistique rend efficaces les pages et les phrases, on croit se perdre dans la mise en abîme perpétuelle des mensonges et des noeuds à démêler et on se retrouve, à la fin, éhahi et satisfait.
On a détaillé les noeuds du dire, sombré dans le délire et répondu à des questions premières : qu’est-ce que déclarer quelque chose à quelqu’un ? Qu’est-ce que mentir ? A qui doit on mentir pour se sentir exister, écouté, compris : à soi, ou à celui dont on souhaite qu’il entende ?
Dans ce roman, le schéma narratif empêche malgré tout l’égarement, la dispersion du lecteur. Et ça, c’est vraiment tout à l’honneur de l’auteur.
Les hypothèses sont listées, mesurées, de A à Z, mot par mot, chaque paragraphe est numéroté; « de l’hypothèse la plus pessimiste à la plus optimiste, quant à la nature humaine. Depuis celle qui rejette Blancard dans le meurtre et la barbarie jusqu’à celle qui explique et le sauve ».
Il y a du Hannah Arendt et du Simone Weil, dans ces lignes, du Nietzsche et du Cioran, Wittgenstein et Bourdieu (Pierre) se sourient.
« Je sais, ce n’est pas mon travail. Je suis experte psychiatrique, pas juge, ni procureur, ni même avocate. Les faits ne me concernent pas. Si je les examine ici, c’est pour moi ».
Un roman multigenre, littéraire, mis en scène, dramaturgé et fouilleur d’âmes humaines, finesse et dossier justement épluchés, en détails sordides et éclairé.
L’intrigue est fine, comme le roman, aborde la violence, mais aussi la généalogie de ladite violence au sein d’une famille rurale, « dont l’acte barbare semble surgir de temps immémoriaux. »
Et, en plus de l’intrigue et de l’experte en personnage principal qui explore les dires de l’accusé façon « Lie to me », on explore aussi la ruralité : l’héritage culturel et familial, la solitude de l’âme ou le déterminisme social de l’isolement, de la justice, de la psychiatrie, des limites du diagnostic de l’âme humaine.
“Je suis le dernier” est un premier roman, ironie du premier/dernier, sombre et lumineux à la fois, sobre et intense, on sort du cadre du genre pour y plonger avec talent et respect. La sociologie, la psychologie, la philosophie sont des personnages secondaire de ce roman, il faut avouer. Bref, c’est un très très bon roman.