Un fabuleux roman initiatique, dépaysant et militant, tout en métaphore, comme la cartographie insulaire d’une vie en exil et en liberté.
Un conte sur la condition et l’émancipation féminines, une écriture belle et fluide, toute en subtilité, le récit de la vie d’une femme inébranlable.
« S’en aller », une belle publication des éditions Inculte pour cette rentrée littéraire, est un roman-conte-océanique-multi-insulaire.
Dans ce roman, ce qui frappe, c’est la minutie du choix des mots utilisés, l’agencement des chapitres, des seuils franchis par Carmen, des ellipses : une histoire, une suite de moments-clés comme une suite de poèmes.
Un savant mélange de tous les savoirs, de tous les dire, pour aller loin, plus loin, car s’émanciper c’est parfois s’en aller. Pas forcément quitter, pas forcément partir, peut-être revenir, mais s’en aller, surtout pour savoir.
Une vie en seuils à franchir pour s’affranchir
On suit donc Carmen, d’îles en mers de vie à traverser, seuils et étapes à franchir pour mener sa vie comme elle le peut, veut, sans savoir où elle arrivera, et tant mieux.
Un roman, une vie, en quatre parties distinctes et complémentaires.
On s’attache, comme lecteur, à Carmen, puis à Carmen et Hélène, puis enfin à Carmen libérée.
Elle fait, au début du récit, le choix de s’exiler, pour s’émanciper de sa classe sociale, bourgeoise. Elle change de vie et se fait enrôler comme marin sur un bateau de pêche, déguisée en homme, pour échapper à la vie de femme mariée qui l’attend si elle reste sur son île. Un premier seuil à franchir pour s’affranchir, pas à pas.
Carmen désobéit, s’affranchit, en différentes étapes : d’abord en mer comme marin, puis à l’aventure de son corps sur l’île de Java, enfermée dans et pour ce corps pendant la Seconde Guerre mondiale, et enfin dans son corps libéré et libérateur, à la fin de sa vie.
Quatre étapes fondatrices, poétiques et littéraires
Chacune des quatre étapes s’ouvre sur une citation d’écrivaine : Jocelyne Curtil, Mireille Havet, Charlotte Delbo et Anise Koltz.
Quatre femmes qui savent faire dire aux mots qu’elles écrivent l’intense poésie de la vie, sans pour autant avoir été reconnues comme poétesses ou écrivaines classiques mais qu’importe : elles ouvrent des portes et des fenêtres pour voir et laisser entrer l’air dans les pensées et dans le récit de cette vie émancipatrice, sans verrou ni blocage.
Carmen, pour S’en aller, change de corps pour habiter réellement le sien. Elle devient homme pour fuir sa vie de femme. Elle réapprend à vivre, alors, parmi les hommes sur le départ, les marins : être brute, forte pour apprendre à prendre l’espace vital essentiel dont on a besoin.
« Contrefaire leur assurance effrontée. Occuper l’espace. Marcher droit. Cogner ce qui doit l’être. C’est-à-dire : ce qui commet l’erreur d’entraver sa route. Se souvenir, surtout, de ne pas s’excuser après. Ne pas oublier où elle évolue, ni qui elle est désormais. Lutter contre ses réflexes est un travail continu. Déconstruire le corset de manières cousu à même sa peau et se fabriquer, en mimant ceux qui l’entourent, une attitude autre, masculine, requiert une attention constante. »
S’en aller, Sophie d’Aubreby
Le corps, mené par l’esprit : le point de départ
« Ma chair, seule, est insatisfaite »
S’en aller, Sophie d’Aubreby
Se transformer en homme pour fuir sa vie de femme. Devoir réapprendre à vivre comme un homme, être brute, forte et prendre plus d’espace. Son corps est au milieu d’autres, celui d’hommes, et ce corps joue un rôle qui n’est pas tout à fait le sien. Elle apprend à être marin au masculin, mais être marine aussi, océane et libre de ses vagues, et apprendre lui apporte de l’air, de l’air dans la tête, le ventre et sur l’eau, elle s’approprie un premier territoire.
Elle rencontre une alliée, durant cette traversée. Elles partent à deux, dans une grande passion ; passion charnelle, spirituelle mais aussi pour l’ailleurs. Elles assouvissent ce fantasme, cette passion Java, sa danse, son art. le réel se confronte au fantasme, étape deux dans l’apprentissage de la vie réelle face au réel sans pour autant lui être docile.
Une nouvelle aventure encore et en corps émancipatrice, toujours, car le point d’arrivée doit être la libération de soi, sans quoi la traversée n’a pas le sens dont elle a besoin. L’émancipation est une boussole de corps et d’esprit.
Jusqu’à l’île de Java, dans un premier temps, puis vers la suite inattendue, le réel viendra les trouver, les retrouver, où qu’elles soient arrivées, la lutte et le besoin commun étant de fuir son île de départ.
Des insularités mises bout à bout au fil des ans, qui mènent en Insulinde, heureux hasard.
Rupture salvatrice et désobéissance au rôle imposé aux femmes
Une écriture somptueuse qui nous transporte comme une pirogue à travers les mers, les continents et les époques, un splendide roman construit en quatre parties, ou trois seuils pour mener à la dernière partie.
Un roman pour nous conter la lutte d’une femme pour la liberté d’être soi, une lutte de femme, entre autres, une lutte en exil choisi, en insulari-universalité, une lutte portée par une femme inébranlable, quoiqu’il lui en coûte.
« Après l’effondrement, les gens s’étaient mis à parler entre eux. Jamais en sa présence. Le contenu lui parvenait de loin en loin, par inadvertance et par bribes. Les dîners au cours desquels elle surprenait des regards prolongés, convaincus d’être discrets, se multipliaient. Ils lui brûlaient la peau. On la marquait au fer rouge du jugement. Elle rentrait le soir avec au ventre une solitude plus lourde que toutes celles d’avant. C’était ces dîners, ces égards, ces amorces de phrases qui contenaient en eux le germe de la fuite. S’extraire de la gangue où les ragots suintent et se racontent en s’accroupissant dans un coin s’était mué en nécessité. Accumuler les kilomètres, dérouler le sol et le dérouler encore. Jusqu’à quitter la terre.
Elle ne s’était pas posé la question de la vie des autres. S’enfuir avait été l’unique moteur, le seul projet »
S’en aller , Sophie d’Aubreby
L’insularité océanienne : le coeur du monde et de la vie de Carmen
Le roman, comme Carmen et Hélène, atterrit sur une île lointaine pour mieux revenir.
Sur l’ile de Java, le réel se confronte pour Carmen et Hélène au fantasme, et inversement, l’inattendu surprend mais émancipe plus justement. Entrer dans un univers mental si éloigné permet de mieux tâtonner.
Et le corps est justement la voie, la voix, de l’émancipation recherchée.
Plusieurs années manquaient à sa connaissance des corps. Du sien en particulier. L’unique corps féminin proche et disponible était mort avant que le sien grandisse et ne la rende curieuse. Sa mère était morte avant de devenir autre chose qu’une verticalité de chair rassurante.
S’en aller, Sophie d’Aubreby
Le corps est enfin au centre de leurs vies. Elles dansent. Danse javanaise, danse balinaise, entre danses traditionnelles, danses de cour et théâtres dansés : une école corporelle des bonnes manières exotiques et un moyen de socialisation du corps.
Ouvrir ce corps à l’ailleurs par la danse pour amener, lui et l’esprit associé, à la liberté, réelle, émanciper enfin le corps là où il le peut, pleinement. Entre des mains qui affinent et élaborent leurs mouvements, les hanches qui restent stables et essentielles, porteuses, et la tête, le cou, qui s’affirment en gracieux balancements.
Cette danse, par un accélération obstinée du rythme pour s’accorder à celui de la musique qui la porte, provoque depuis sa création une transe extatique chez les exécutants.
L’émancipation semble avoir besoin de cette transe pour s’exprimer chez Carmen Et Hélène. Et y accède, ainsi qu’à la réalité vraie et pure, épurée car éloignée.
Un tournant, un seuil incontournable et fondateur
Carmen passe un tournant essentiel et fondateur, le roman basculera ensuite. Son corps est « le consul de Java », corps insulaire en Asie du sud-Est, extrême insularité corporelle, géographique, historique, anthropologique.
Marguerite Duras est là aussi entre les lignes, et particulièrement dans cette partie du récit, des lignes dépaysées, mais aussi décalées, comme elle.
Cette découverte de Java, ce tournant, n’est pas non plus sans évoquer, en écho, en émerveillement exacerbé du corps face à une culture inconnue, lointaine et mythique, les instants de vie uniques en Insulinde des Carnets d’Asie de Gabrielle Wittkop, aux Editions verticales.
Cette Asie ne serait pas celle des touristes – le tourisme y a fait plus de mal en soixante ans que trois siècles de colonialisme. Elle n’allait pas non plus ressembler à celle d’une Mère-la-douleur.
Carnets d’Asie, Gabrielle Wittkop
Le cycle chronologique d’une vie féminine et émancipée
Les deux dernières étapes racontées dans ce roman seront la guerre (1943-1945) et la fin (1975).
Il s’agit aussi d’apprendre à accepter l’enfermement dans la réalité pour l’affronter réellement, pour armer la lucidité face au fantasme.
Le corps peut être libre grâce à l’esprit, même enfermé et isolé malgré lui, incarcérer n’est pas désincarner.
Vivre, c’est être, faire, faire son chemin, faire sa vie, faire dire, faire vivre, faire sentir, faire infiniment, ressentir et penser tous ces faire, quoiqu’on fasse et se laisse faire.
Franchir des seuils pour désobéir ?
Un seuil, temporellement, c’est un début, une entrée dans une période nouvelle. C’est aussi, pour une âme, une vie, une limite marquant un passage vers un autre état, une situation nouvelle.
La vieillesse, enfin, nous éclaire sur les seuils passés par Carmen, sur sa façon de vivre son âge, en corps, encore et toujours selon ses propres règles.
À la fin de cette vie, l’émancipation, la liberté, au passé, résonnent avec aujourd’hui, ce n’est toujours pas si simple. Rien n’est prédéfini, tout reste valide. Il s’agit d’une histoire pas si passée. Toutes les désobéissances ont permis à de grands virages d’être pris.
Carmen est réelle, pas intimidante mais impressionnante, car extraordinaire à sa façon : à la fois splendidement libre, humaine et accessible.
De mers en îles de continents en archipels, de son engagement dans la Résistance jusqu’à ses vieux jours de féministe visionnaire, les étapes de la vie de Carmen sont autant de seuils à passer, de frontières et d’océans à traverser sur le chemin de la liberté.
La rentrée littéraire est de surcroît le moment parfait pour découvrir l’humanité infinie de Carmen, ses petites révolutions pour devenir la femme qu’elle voulait et non celle qu’elle devait être, que la société autour d’elle voulait qu’elle soit.
S’en aller est un étonnant et vibrant premier roman à lire qui, de surcroît ouvre l’envie de suivre le chemin en mots de Sophie D’aubreby, romancière poétique et épique, penseuse, conteuse, jongleuse et danseuse avec les mots.
Tout en métaphore, sans morale exhaustive et moralisatrice, laissons-nous transporter à travers les époques et les océans, en vagues elliptiques.
Une lecture à compléter, si ce n’est déjà fait, bien sûr, avec l’intense et riche interview accordée par Sophie d’Aubreby à Cultures Sauvages :