Ce qui reste d’abord, c’est les quelques minutes qui suivent la fin du film. La sidération propre à tout spectateur. Réussir à faire quelque pas et sortir. Retourner au dehors pour reprendre une existence avec soi et les autres. On ne sait pas encore tout à fait ce qu’on a vu.

Cela pourrait donc commencer comme un livre de Perec avec des « Je me souviens ».

Je me souviens du noir et blanc liquide et cristallin de La maman et la putain. Je me se souviens du titre La Maman et la Putain dont je n’osais, adolescent, vraiment prononcer la fin par crainte de choquer mes petits frères. Je me souviens de la première fois où je l’ai vu, à Berlin. Je me souviens du mot limonade prononcé par Jean-Pierre Léaud. Je me souviens de la chanson de Diabologum, qui reprenait un dialogue de Françoise Lebrun dans le film.

Parmi tous les cinéastes de La Nouvelle Vague, ce fut le moins connu. Son cinéma semble le plus cru, le plus direct avec le réel. Dans ses films, et surtout dans La Maman et la Putain, il arrache des blocs bruts de réel, comme s’il était revenu au cinéma des frères Lumières. Présenté au festival de Cannes en 1973, le film a reçu le prix de la mise en scène, malgré un fort scandale et une vive opposition de la présidente du jury de l’époque, Ingrid Bergman.

C’est bien un film sur le temps, autant par la manière dont le film travaille sur la durée ( trois heures quarante ), sur les origines mêmes du cinéma que sur le temps qui passe. Il n’est pas étonnant de voir Alexandre, le personnage joué par Jean-Pierre Léaud, lire Marcel Proust.

C’est un film qui oscille en permanence entre archaïsme et préciosité, goût populaire ( chansons écoutées sur un vinyle) et goût élitiste ( discussion autour de Sartre et Genet et lecture proustienne). Toute la force de La Maman et la Putain vient du fait qu’il semble échapper à toute lecture. En sortant d’un tel film, on n’est jamais vraiment en mesure de savoir ce qu’on a vu, ce qu’on a vraiment vu. On est d’une certaine manière ravi .

Ce ravissement renvoie à l’intransigeance de ce cinéaste qui a l’ambition de faire une œuvre, comme le rappelait le comédien Michael Lonsdale, lequel avait joué dans Une sale histoire de Jean Eustache :

« C’est ça que j’aimais avec Eustache. C’était vraiment quelqu’un qui faisait du cinéma comme un romancier écrirait. C’était une œuvre qu’il faisait. Ce n’était pas faire du cinéma pour faire du cinéma. Quand on parle de Jean, on a envie de rêver de lui, on a moins envie d’en parler ».

Rappelons tout de même le sujet du film, un sujet brûlant : Alexandre, joué par Jean-Pierre Léaud, est un jeune dandy oisif qui vit chez Marie, jouée par Bernadette Lafont. Il regrette Gilberte ( référence proustienne), jouée par Isabelle Weingarten, qui va en épouser un autre. Il rencontre un jour Veronika, jouée par Françoise Lebrun. Cette dernière va vivre de manière ardente et libre avec Alexandre et Marie ce qu’on peut appeler « un ménage à trois ». Rappelons que Jean Eustache vécut une grande histoire d’amour avec Françoise Lebrun et qu’ils se séparèrent juste avant le tournage. Alexandre fonctionne donc comme un double de Jean Eustache et lui permettant d’interroger les limites de tout désir amoureux : peut-on aimer deux personnes à la fois? où se situe la morale amoureuse? désir et morale sont-ils antinomiques?

On est frappé par la beauté et la pureté des dialogues, écrits par Jean Eustache. A mi-chemin entre un verbe de glace emprunt au XVIIè siècle et une langue de lave retorse infusée par Proust et Bataille, les mots de Jean Eustache nous emportent dans les labyrinthes suffocants du désir sentimental et sexuel. Ses films, et tout particulièrement celui-ci, sont fortement autobiographiques. Chez Eustache, la vie nourrit le cinéma. Les personnages divaguent entre deux lieux : le café et la chambre. Ils divaguent dans une France d’après 68, qui doit faire face aux différentes impasses amoureuses. Le titre auréole le film d’une aura mythique, puisqu’il lui confère cette dualité et cette opposition scandaleuse. Un des titres qui n’a pas été retenu fut « Du pain et des rolls ».

Ce choix du noir et blanc permet à Eustache de retrouver toute la beauté fantomatique des films du cinéma muet. Voir avant d’entendre. Entendre pour mieux approcher la beauté d’un visage ou d’un mot. Peu de films ont autant saisi d’aussi près, de manière aussi charnelle et aussi directe, la parole en train de se dire. En train de naitre. Une parole qui brûle les mains et les cœurs. Et la rétine du spectateur.

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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