Il faut un grand effort pour retrouver ce qui est le plus immédiat et le plus naturel, car les conditions ordinaires dans lesquelles nous sommes amenés à agir et à penser sont pétries de clichés, de représentations et d’illusions.
Igor Krtolica
L’art est affaire de territoire. Une façon de proposer un nouvel espace de parole, d’expression et de rapport aux autres. Un livre, un film ou une chanson construisent un lieu de rencontre où les liens vont pouvoir se faire, permettant aussi de créer de nouvelles lignes de fuite. Dans Connexion, Kae Tempest construit un territoire où la réflexion se lie avec le personnel et où le manifeste se mêle au poétique : autant de lieux possibles où iel creuse une voie du rythme pour donner à entendre sa voix singulière. C’est d’ailleurs en août 2020 qu’elle annonce sa décision de changer de nom, voulant changer son pronom en pronoms multiples non binaires.
La voix de l’écriture ou une poétique du rythme
Auteur.e de poésies, d’un roman et de pièces de théâtre, iel a aussi composé deux albums qu’iel a joué sur scène. Iel raconte d’ailleurs ses nombreuses tournées dans ce texte. Kae Tempest connecte ainsi les mots avec leurs musiques. Iel a fait de ses chansons des œuvres littéraires, et de ses textes poétiques et romanesques des œuvres musicales. Dans ce livre, la connexion opère avant tout par ce lien entre le son et le sens. Iel sait allier puissance poétique et politique avec force littéraire et dramaturgique. Connexion n’oublie pas de traduire pleinement le rythme musical de la phrase.
Il est d’ailleurs construit à la manière d’un concert :
C’est un essai qui est avant tout l’œuvre d’un.e auteur.e qui vous parle directement, au sens où comme le disait Henri Meschonic, « la littérature est la réalisation maximale de l’oralité ». Ce dernier opère d’ailleurs une magnifique connexion avec Kae Tempest lorsque Meschonic remet au centre cette oralité propre à tout texte littéraire qui cherche à s’adresser à tout le monde:
L’oralité est le rapport nécessaire, dans un discours, du primat rythmique et prosodique de son mode de signifier à ce que dit ce discours. L’oralité est collectivité et historicité. Avec ou sans l’épreuve du gueuloir à la Flaubert. L’oralité apparaît le mieux dans ces textes portés d’abord par une tradition orale, avant d’être écrits : la Bible en hébreu, ou Homère, les textes africains, toute littérature « populaire ».
Henri Meschonic, Pour une poétique du rythme
Connexion réalise cette poétique avec notamment cette rythmique ternaire qui vient marquer la fin des paragraphes :
Kae Tempest ne se contente jamais d’ énoncer seulement un propos. Iel l’énonce et l’oralise comme œuvre poétique. Car tout texte est appelé à être proféré, dit, prononcé à haute voix, s’inscrivant dans les lectures faites, avec par exemple cette profération des Nouveaux Anciens :
A la fin du chapitre intitulé « Balances », iel exprime avec force et justesse l’importance de dire de la poésie à haute voix car pour l’artiste « réciter des poèmes remet tout le monde au même niveau » :
Cette voix est autant physique que spirituelle, autant un chemin qu’une traversée vers soi-même et les autres. Kae Tempest fait donc l’expérience, en tant que d’auteur.e de chansons, de la perte de voix pour mieux replacer cette dernière dans une quête initiatique. Passer par la voix, c’est montrer que nous sommes des êtres de l’oralité :
Les voix des autres ou une poétique de la littérature
La lecture est une conversation. Des fous se lancent dans des dialogues imaginaires dont ils entendent l’écho quelque part dans leur tête; les lecteurs se lancent dans un dialogue similaire, provoqué par les mots sur une page. Si, le plus souvent, la réaction du lecteur n’est pas consignée, il arrive aussi qu’un lecteur éprouve le besoin de prendre un crayon et de répondre dans les marges d’un texte. Ce commentaire, cette glose, cette ombre qui accompagne parfois nos livres préférés transpose le texte en un autre temps et une autre expérience.
Alberto Manguel, Journal d’un lecteur
Ce que fait aussi magnifiquement Kae Tempest dans Connexion, c’est nous rappeler à quel point la lecture, la littérature, la musique, et de manière plus général l’art sont une conversation ininterrompue.
Kae Tempest établit dans cet essai de nombreuses connexions avec les auteurs présents et passés, à commencer par William Blake dont les vers extraits de Mariage du ciel et de l’enfer ouvrent les sept chapitres de l’essai.
Dès lors qu’iel évoque un auteur.e, iel le fait sien, à l’instar de cette connexion avec James Joyce ou James Baldwin :
Iel montre avec une grande justesse à quel point une chanson, un film ou un livre s’apparentent à une rencontre. Une rencontre qui remet en question notre rapport aux autres et à soi, à l’instar du Livre Rouge de Carl Jung. Ce livre va creuser en iel de nouveaux territoires intérieurs et apporter une nouvelle dimension à son être :
Le réflexion de Kae Tempest se rapproche de l’acte de coudre : iel s’empare d’auteurs et de leurs propos comme autant de tissus à coudre ensemble. L’auteur.e brode en s’appuyant sur des figures artistiques pour mieux en découdre avec les représentations stéréotypées qu’on peut en avoir. Kae Tempest tisse des histoires et des pensées pour relier une œuvre avec son public et pour rappeler que toute œuvre d’art naît d’un labeur :
La voie de la création ou une éthique du lien
Rédigé lors du premier confinement, ce texte place au centre la création ainsi que le rôle et la place joués par ceux et celles qui participent pleinement à cet acte de création : le public. Kae Tempest rappelle ainsi cette connexion essentielle établie entre une œuvre et son public :
Kae Tempest montre avec force l’importance que constitue l’échec dans toute tentative de représenter le réel par les mots et la musique.
Dans essai Trois minutes de philosophie pour redevenir humain, Fabrice Midal avait montré à quel point l’idée d’échec était souvent mal comprise, s’appuyant sur les propos de Samuel Beckett : « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux ». Ces phrases de l’auteur d’En attendant Godot nous reconnectent à notre humanité:
Elle retourne complètement la croyance qu’échouer signifie être en faute. Elle nous apprend une toute autre attitude. Mais pour ce faire, il importe de nous libérer de l’idée communément admise de la sagesse, comprise comme détachement et calme. Et si au fond, c’était cette idée de la sagesse qui nous égarait ? Et si au lieu d’être parfait, nous apprenions juste à être vraiment humain ?
Fabrice Midal
Kae Tempest s’inscrit donc dans cette idée que tout échec est une victoire sur notre humanité :
Connexion est autant un essai poétique et politique sur la puissance de l’art qui nous relie les uns aux autres qu’un manifeste autobiographique en faveur du rôle primordial joué par l’empathie. Créer, c’est la façon que nous avons de comprendre l’autre dans toute sa fragilité. Lire un livre, voir un film, écouter un album de musique ou assister à un concert, c’est autant de façon de s’attacher à notre humaine condition. Pour retrouver ce lien perdu qu’il ne nous reste plus qu’ à retrouver.