Parfois, quand on aime lire et chroniquer ses lectures, on nous met dans les mains des livres étonnants et complexes à cerner.

La curiosité étant la principale qualité des lecteurs passionnés, ouvrir le livre est irrésistible, pour savoir, pour découvrir, pour aimer.

« Monstrueuse féérie », dès la quatrième page de couverture, s’annonce comme un roman qui étonne, et il étonne effectivement de toutes parts. Par son contenu, son histoire, son style, sa voix, et nos yeux s’écarquillent, et notre âme a envie de lire la suite.

Depuis toujours, j’ai du mal à établir des contacts avec les gens « normaux ». Quand je suis dans le trou noir, la tronche à l’envers, avec l’envie d’engueuler le vent et les oiseaux, je me dis parfois que ce sont des modèles en série, des ersatz, des brumes floues, sans consistance.
Alors que les bizarres, c’est plus noble. Eux, ce sont des modèles uniques qui sont nés sans mode d’emploi et en kit et qui ont dû se fabriquer seuls. Alors, bien sûr, ça donne des constructions très personnelles. Les idées ne sont pas au bon endroit, ou bien elles sont morcelées ou trop vastes, sans limites. Et parfois, il manque des pièces. C’est le problème des trucs en kit.
Je suis devenu psychologue et je travaille dans ce Centre. Souvent mon boulanger me demande si ce n’est pas trop dur de travailler avec « les fous ». Moi j’ai envie de lui répondre que ce qui est vraiment dur, c’est plutôt ce genre de dialogue, mais je me tais.
Et je ne peux pas répondre que parmi les Monuments, on peut parfois trouver des elfes.

Synopsis / Quatrième page de couverture

Une « Monstrueuse féérie » qui ne fait pas l’épaisseur des romans qu’on a l’habitude de lire

Il fait à peine 100 pages… Ce n’est pas un roman court, ni une nouvelle. C’est une … première partie ?

Pas de début ni de fin, un monologue entre passé et présent, entre rêve et réalité, entre folie et lucidité. On entre dans la tête de quelqu’un. C’est souvent ce qui se passe quand on ouvre un livre.

Au fil des pages, ce qui pourrait apparaitre comme de l’anormalité, pour ne pas dire folie, ou psychose, prend des atours de plus en plus normaux, le lecteur peut abandonner ce qu’il sait de la vie pour entrer dans une réalité ouverte, poétique, illimitée, diversifiée.

Ouvrons cet oxymore étonnant, et vibrons en le lisant

Le jour et la nuit semblent se confondre, la bienveillance devient une manipulation cachée, et ce qui pourrait ressembler à de la torture psychologique passe pour un acte d’amour.

La couverture est elle aussi oxymorique. Comme le titre. Car la féérie, on la cherche, bien sûr. On voudrait, quand on lit un titre pareil, qu’il nous offre un peu de magie dans un monde de plus en plus binaire, jugeant, séparatiste et brutal.

Regardez ces êtres difformes ! On a envie de les montrer du doigt, dans honneur, le doigt, car il montre ce que les normaux ne veulent pas voir : des êtres  disgracieux, sans genre et sans beauté, sans âge aussi, enfants ou adultes, qu’importe, ils débordent et nous gênent !  Ils rampent, ils tanguent, ils semblent effrayés et rejetés sur les bords, en marge, dans la corbeille, car la normalité est une institution.

Et ici, ladite institution est emplie d’éducateurs terrifiants, ubuesques, quand ils ne sont pas transparents et décharnés, et tout cela s’agite dans un pot commun, entre la caricature et la bande dessinée.

Comme une invitation à feuilleter avec curiosité, à se jeter, sans réfléchir, entre ces quelques pages

Êtes-vous prêt à suivre cette parade de monstres, ce carnaval des âmes à animosités virulentes, à entrer dans ce monde où la grâce translucide côtoie le fétide, des elfes et des démons entremêlés, pour le meilleur ou le pire qu’importe, mais dans la réalité ?

Dès la première page, on entre dans une déambulation heurtée, intense, parfois violente mais toujours liseuse d’âmes au cœur de la psy(-chiatrie, -chanalyse, -chothérapie, -chologie, qu’importe, l’âme est au centre de ce répit quel que soit le suffixe dont on l’afflige) d’une âme tombée hors de ce monde et qui sait pourtant le regarder et nous le décrire de l’intérieur.

Une lecture qui percute, dans tous les sens. Et l’âme du lecteur flotte, vogue, vaque, entre folie et lucidité, avec poésie et humour, ce dont a toujours été dénué le mot « normal » qui n’a aucune liberté si ce n’est respecter « la norme » qui nous est imposée.

Etre est être. Car vivre l’est aussi. Laurent Pépin, en nous contant son monde, celui qu’il côtoie, guide, soigne, analyse, nous relate en empathie les moments de sa vie personnelle.

D’une voix et d’une plume atypique, singulière, qui étonne, bouscule, fait comprendre et nuancer le regard, tant par sa forme que par son fond. 

La littérature est étonnamment partout dans ce livre, elle aussi.

Je voudrais pas crever / Avant d’avoir connu / Les chiens noirs du Mexique / Qui dorment sans rêver / Les singes à cul nu / Dévoreurs de tropiques / Les araignées d’argent / Au nid truffé de bulles / Je voudrais pas crever

« Je voudrais pas crever », de Boris Vian / « Monstrueuse féérie », de Laurent Pépin

Rêve, illusion, hallucination, témoignage, réalité ou fiction ?

 « Monstrueuse féérie » peut être lu comme un oxymore toutes berzingues, divulguant justement les ambiguïtés dont la réalité est remplie. Car, sans oxymore, pas de vérité !

Les « méthodes » psychiatriques, l’intérieur même de l’institution, étant normalisantes, tirent à la fois vers le haut et vers le bas les âmes qui en sont tributaires, par choix, par obligation, par violence, subie ou choisie, par hasard, aussi. La norme ne connaît pas le hasard.

La réalité, l’univers sensible de ceux que l’on nomme encore « les fous », non plus. Appelons-les « les monuments » », pour plus de liberté d’être au milieu d’eux sans les juger. 

Au cœur de cette nouvelle, ce texte, ce roman, ce récit, ce long poème en prose et ancré dans la réalité, se soulèvent différents sujets, comme des vagues, et on navigue en lecture en surface et au fond de la vie affective d’un homme qui se révèle au cours des pages, tout comme il révèle les âmes qui s’offrent à lui, professionnellement.

Une vie retracée

On entre dans la vie de l’auteur, on découvre un enfant implanté dans une famille dysfonctionnelle, une mère qui aime la grossesse mais pas les enfants qui en découlent, la suite l’ennuie, et un père qui est absent, qui n’est intéressé que par son métier, violent, aussi, ce que certains pensent, par ailleurs, être un père « normal ».

Adulte, il va côtoyer des confrères et consœurs de travail (normaux) et des malades mentaux (anormaux, « monuments»). Tout au long de son récit, on gravite autour de cet environnement, on oscille entre questions et affirmations, doutes et certitudes, soumission, abnégation, envahissement épanouissement libre, documentation et reconstruction.

Son récit retrace sa vie, qui se bat et se débat contre un esprit involontairement tordu par l’enfance, et une éducation tordue elle aussi.

Tout être humain n’est-il pas le tordu du voisin ?

Une lecture qui est intéressante et qui semble confinée aux frontières, aux abysses et au gouffre de l’esprit humain. On reste au bord, on vibre, on est déstabilisés, et même si on croyait à l’éventuelle stabilité, on se sent entrainés par l’intense sensibilité ajustée de l’auteur.

L’ajusté n’est justement pas le « juste normal » mais le vrai, sans limite, le dérangeant mais admirable, fascinant et effrayant ; le bouleversant et rassurant à la fois ; l’ici et l’ailleurs, la distance et l’osmose.

Le savoir et les tourments s’équilibrent et s’entremêlent, par et grâce aux mots… La sérénité s’allie aux excès incessants savamment écrits et décrits.

Mon activité inutile creusait comme une rigole de pas perdus derrière moi.

« Monstrueuse féérie », de Laurent Pépin

Qui n’a jamais ressenti cette absurdité quasi Sisyphienne au sein d’un quotidien agité, répétitif et tortueux, torturé et torturant, dans lequel tout nous échappe, nous fuit, que ce soit le sens, la normalité ou l’amour ?

Le « monument » est assailli, attaqué par des « « monstres » : les souvenirs d’enfance, les siens, ceux du narrateurs, les nôtres, ce qu’on ne peut contourner, qu’il faut écarter ou affronter, sans cesse.

Lire pour se sentir… quoi et comment ?

Les lecteurs de ce roman qui, avant de l’ouvrir, se sentaient bizarres, étranges, incompris, asociaux, névrosés, comme le personnage principal, le narrateur, le conteur, l’auteur, verront, au fil des pages, que la cruauté bien affinée et ajustée peut se montre rassurante, apaisante et fait se sentir moins seul en refermant un tel livre.

TRANSMUTATION de l’effroi en beauté sauvage, inattendue, inconnue et inexplorée, et justement. S’attendre à, c’est prévoir, prévoir, c’est normaliser, normaliser, est briser l’infini boucle à boucler.

Conclusion, spoiler alert : Laurent Pépin est psychologue clinicien de profession, il sait donc de quoi et de qui il parle. Et lire ce livre en est encore plus ravissant.

Pour aller plus loin…

…et, pour donner envie de la suite, voire une autre chronique, voici une autre couverture d’un autre roman à lire du même auteur !

Q

« Angélus des ogres’ fait suite à ‘Monstrueuse féerie’ et sera suivi de ‘Clapotille’, mais les trois ouvrages peuvent se lire indépendamment.« 

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