Il a neigé,  hier, ou dans le passé.

Il va peut-être neiger, encore, demain, ou un jour prochain.

Et, parfois, quand on aime la neige, on la saisit. Comme on saisit aussi, au tire-fesse, le manche du téléski.

Je pense à mon père, qui chantait quand j’étais enfant « c’était un homme qui s’appelait Davy, il était né dans le téléski ».

Comme une piste dauphinoise, quelle qu’en soit la couleur, ai-je été biaisée par la neige ?

Et sans endoctriner (pardon pour le mauvais jeu de mots à la Figaro d’actualité, le gorafi malheureusement n’aurait pas mieux trouvé), ce livre nous offre un Edelweiss, tant qu’il y en a encore, cueillons-les, à lire. Lire pour savoir.

« C’est juste dommache que l’école a brûlé, vraiment dommache, dit Paul, c’était un de ces réservoirs à histoires. »

« La dernière neige », Arno Camenisch

Un texte grandiose et beau à pleurer ou beau à neiger ?

Une station de ski miniature dans les alpes des Grisons suisses.

Paul et Georg attendent les skieurs en ce début de saison poussive et tuent le temps en jouant aux cartes, pelletant le peu de neige fraîchement tombée. Cette neige qui pourrait être la dernière, car demain est incertain. Les journées s’égrènent, monotones, rythmées par le ronronnement du téléski tandis que sourd, dans les récits et discours de ces «Vladimir et Estragon en bonnet de laine», une inquiétude métaphysique face à un monde qui n’est plus le leur.

« La dernière neige », quatrième page de couverture

Un auteur étonnant, musical, cantonal, incontournable et déjà éminemment traduit !

« L’auteur, Arno Camenisch est né en 1978 à Tavanasa dans le canton des Grisons. Il écrit en allemand et en romanche (Sursilvan). Il a étudié à l’Institut littéraire suisse à Bienne, ville où il vit. Son premier roman «Sez Ner»paraît en 2009 aux éditions Urs Engeler ; il sera suivi de «Hinter dem Bahnhof» [Derrière la gare, éd. d’en bas] en 2010 et d’«Ustrinkata» en 2012. Arno Camenisch a déjà obtenu plusieurs distinctions, entre autres le Prix Schiller de la Banque cantonale zurichoise et le Prix de littérature de Berne (en 2010 et 2011). Il est traduit en 18 langues. »

https://www.babelio.com/auteur/Arno-Camenisch/206703

La neige tombera-t-elle encore à point nommé ?

La poudreuse sonne-t-elle le glas des cimes à dévaler ? Ce monde enneigé, ces pistes, tout cela appartient-il à un monde qui n’existe plus ? Comment résister à la neige qui fond dans ce livre et entre nos mains ?

Et, comme flânant sans raquettes et dans la poudreuse, on mesure chaque pas et on tremble, saisis par la beauté, fragile mais intense à la fois. Et par la discussion qui s’installe, en patois, entre Vladimir et Estragon, entre Paul et Georg, les jeux de mots sont partout, le sourire aussi, et ça les occupe, eux, tout comme nous. On les rejoint peu à peu.  

« Ils sont debout à côté du téléski, les mains dans les poches de leurs pantalons, et regardent les arbalètes un choli machin faut dire, dit Paul en regardant Georg de 1971, elle date, la construction. »

« La dernière neige », Arno Camenisch

Suivons donc le bavardage épicé et étincelant de Vladimir et Estragon

Ces deux gars s’occupent du téléski, tire-fesse sans télétravail, ils attendent en discutant l’éventuel skieur dont les fesses auront à être tirées vers le haut de la cime.

Tout est calme, pur, au ralenti, blanc mais noir… On lit, ravis, et on attend la chute. De neige, aussi.

Il a peu neigé, les vacanciers sont rares. Alors le passé occupe la vacance laissée par l’absence de ski, au pied du téléski.

Ils parlent des temps passés, du temps qui continue à passer, il échangent, vident des bouteilles, se livrent. Le monde est un lot duquel tirer une carte. Quelle qu’elle soit. La lucidité est aussi un pot commun.


« Et ça là derrière, c’est la deuxième montagne, la plus haute, dit Georg, exact, on en, a tout juste mille dans le canton, mille sommets, ça fait un sacré lot. »

« La dernière neige », Arno Camenisch

« Pourquoi qu’il s’en va, tu l’as renvoyé ou quoi ? Paul regarde le skieur redescendre le chemin vers le village, les skis sur l’épaule. Il se tourne vers Georg. Il voulait pas payer, dit Georg en levant les mains, j’allais quand même pas le laisser monter gratos ou bien, je suis pas mère Teresa.

Comment ça, pas payer ? dit Paul en regardant le skieur s’éloigner, tu veux pas me dire qu’il a grimpé sans pécune jusque chez nous ou bien, ça se sait dans le monde que ça coûte un petit quèqu’chose de faire du ski, pis ça fait plaisir aussi, on est pas les impôts quand même.» 

« La dernière neige », Arno Camenisch

« Blanche comme la neige » ? Et quelle est la couleur de l’absence de neige à venir ?

Les Alpes des Grisons suisses sont malgré tout encore un peu blanches, pas encore grises ni noires. Comme l’instant présent que ce livre nous livre, fusionnel et irréversible.

La course à l’abîme n’est pas ce qu’on cherche à trouver.  Et la chaleur pourrait bien se trouver dans les Alpes à nouveau enneigées.  Prendre le temps d’être là, totalement présent à ce qui se déroule sous nos yeux est plein de sens.

Ce livre et ce qu’il nous conte, avec le ton, l’accent, le patois et le sourire, est une lecture quasi méditative d’un monde en pente, voire en déclin. Et ces deux philosophes des Alpes, à côté des alpages, porte depuis leur perchoir un regard panoramique, renversant et ajusté sur les vallées de la réalité.

Et l’auteur, Arno Camenisch parvient à insuffler dans un minuscule lopin de terre enneigé et alpin de l’universel, un humanisme philosophique, idéal, musical et visionnaire. Après les vagabonds célestes, voici venir les vagabonds flocons, poudreux et poudrants !

« C’est juste dommache que l’école a brûlé, vraiment dommache, dit Paul, c’était un de ces réservoirs à histoires. »

Une finitude drôle, apeurée et rassurante à la fois.

Un  auteur suisse allemand traduit, au demeurant, avec brio !

Une écriture simple mais pas simpliste, chaque mot se demande s’il a du sens, quel sens, descente ou montée, remontée, mécanique ou littéraire…

Une écriture réelle, qui donne la parole à ces deux veilleurs, Georg et Paul, « Vladimir et estragon en bonnet de laine » au pied d’une montagne, au cœur d’une neige dont on pourrait peut-être prochainement devoir sonner le glas, vu que nous ne sommes pas « tombés de la dernière pluie », ou de « La dernière neige ».

Des hauteurs encore légèrement et finement enneigées, une épiphanie livresque nous délivre, mais donne le signe éventuel d’un dernier jour qui sonne comme une oraison pure, sans critique kantienne. Beckett ne nous semble pas loin.

 La dernière neige, d’Arno Camenisch, traduit de l’allemand (suisse) par Camille Luscher, Quidam Editeur.

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