Lire, c’est faire l’expérience de la maison. Car si l’on en croit Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie?, « l’art commence non pas avec la chair, mais avec la maison ; ce pourquoi l’architecture est le premier des arts ». Le lecteur serait donc amené à visiter non pas des livres mais des maisons construites par architectes-romanciers qui l’inviteraient dans leurs demeures.

Dans une interview donnée à France Culture, l’autrice de Lady Hunt Hélène Frappat, influencée d’ailleurs par le roman horrifique ( Stephen King) et le roman gothique ( les sœurs Brontë), rappelait à quel point lecture et habitation se rejoignaient :

La littérature, c’est la maison que vous vous choisissez. Quand vous vivez dans la maison que peut-être vous n’auriez pas choisi d’habiter, c’est le lieu que vous pouvez choisir. On sait dès la première d’un phrase d’un livre si on vous pouvoir s’y installer ou pas. Quand on sait qu’on vous pouvoir y vivre, vivre cette vie parallèle, cette vie télépathique comme dirait Stephen King, qui consiste à être en télépathie avec l’auteur, cette vie de substitution, cette double vie.

Hélène Frappat

Il n’est pas donc pas étonnant que la figure de la maison se retrouve dans Notre part de nuit.

Lorsque Pablo, l’ami de Gaspar, s’aventure dans la maison de ce dernier, le spectre des sœurs Brontë et de Stephen King planent :

Notre part de nuit emprunte au roman gothique sa force spectrale et la figure de la maison : celle qui nous emprisonne et celle qui nous libère.

Dans des romans comme Jane Eyre de Charlotte Brontë, la maison représente le lieu dans lequel on séquestre les femmes pour qu’elles se taisent et qu’elles ne puissent pas parler. Les hommes cherchent donc à brimer le désir féminin et tentent de les garder captives :

Voyez cet œil ; voyez le sentiment de détermination, d’insoumission, de liberté qui y brille, me défiant avec plus que du courage, avec une jubilation austère. Quoi que je fasse de sa cage, je ne peux l’atteindre, cette magnifique créature farouche ! Si je brise, si j’éventre la frêle prison, mon crime ne fera que libérer la captive. Conquérir la maison, je le pourrais, mais son habitante fuirait dans les Cieux avant que j’aie pu me dire maître de sa demeure d’argile…

Charlotte Brontë, Jane Eyre

Hélène Frappat, l’autrice notamment de Lady Hunt, roman construit autour du topos de la maison gothique, indiquait dans une interview à quel point la maison renvoie à la figure de la femme cachée, en référence au personnage de Bertha Rochester, enfermée dans le grenier :

C’est l’autre femme, c’est la femme cachée, celle qui est derrière toute femme, tout amour. Cette espèce de figure archaïque, primitive du secret, du fantôme, du spectre qui revient, qui peu à peu grignote le présent.

Hélène Frappat

Et les liens secrets entre les livres se dessinent, dès lors qu’on lit dans Lady Hunt ces quelques lignes qui pourraient renvoyer à la figure de Gaspar dans Notre part de nuit :

Au fond de l’appartement, derrière une enfilade de portes fermées, un petit garçon lutte contre un pouvoir immense. Comme la pierre noire paraît dérisoire. Pauvre petite pierre noire, pauvre petit garçon. Quel don empêchera la force de nous incendier, de nous engloutir ?

Hélène Frappat, Lady Hunt

Notre part de nuit s’emploie ainsi à jouer sur les codes architecturaux et métaphoriques de la maison, renvoyant à nos territoires secrets et à nos maisons perdues, celles qui couvent désirs et secrets. Elles sont la projection de nos terreurs enfantines et de nos fantasmes de mort. Elles métaphorisent nos désirs d’histoires, des histoires peuplées par la mort et l’effroi, à l’image d’Adela qui est persuadée de l’existence ancienne d’une maison et convaincue par son histoire de pendu :

La maison est ce lieu connecté à l’enfance, celle où s’organise la dramaturgie de nos récits originels. Les maisons habitées par les différents personnages d’adolescents dans Notre part de nuit, tel que Gapsar, peut faire penser à une autre maison. Une maison habitée par des adolescents bien étranges, ceux de La maison dans laquelle de Mariam Petrosyan :

La Maison se dresse aux confins de la ville, en bordure d’un quartier appelé les « Peignes » où d’interminables immeubles sont alignés en rangs crénelés, telles des dents plus ou moins régulières. Séparées à la base par des cours de béton servant d’aires de jeux, les tours sont percées d’innombrables yeux. Là où elles n’ont pas encore poussé, s’étendent des ruines masquées par des palissades. Les enfants, d’ailleurs, s’intéressent bien plus aux décombres qui s’y cachent, refuge des rats et des chiens errants, qu’aux espaces aménagés pour eux.

C’est sur ce territoire neutre, à la frontière entre deux mondes, les immeubles et les terrains vagues, que fut bâtie la Maison. On l’appelle aussi « la grise ». Son ancienneté la rapproche des ruines, derniers vestiges des édifices de son temps. Elle est isolée – les tours gardent leurs distances – et, plus large que haute, elle ne ressemble pas du tout à une dent. Ses trois étages donnent sur une autoroute. Son toit est hérissé d’antennes et de fils, sa chaux s’effrite, ses lézardes pleurent. Elles est aussi dotée d’une cour, un long rectangle cerné de grillage. Autrefois, sa peinture était blanche. Désormais c’est le gris qui domine, sauf pour le mur à l’arrière, qui a jauni. Côté cour, s’entassent garages, appentis, bacs à ordures et niches à chiens. La façade, quant à elle, est triste et nue. Comme on pourrait s’y attendre.

Personne ne l’admettra, mais les habitants des tours ne voient pas la Maison grise d’un bon œil. Ils préféreraient ne pas l’avoir dans leur voisinage. Ils préféreraient en vérité qu’elle n’existe pas du tout.

Mariam Petrosyan, La maison dans laquelle

On retrouve d’ailleurs la figure du pendu dans le roman-labyrinthe de Maryam Petroysan :

Dans la maison des pendus, on ne parle pas de corde.

Cette maison, pareille à toutes les maisons des adolescents de Notre part de nuit, renvoie aussi à notre désir de fiction, basé sur le trouble et l’ambiguïté, tel que le rappelait Tristan Garcia dans sa Préface au roman de Mariam Petrosyan:

Bloqués dans la Maison, volontairement parce qu’ils ne veulent pas grandir, ou involontairement parce qu’ils ne le peuvent pas, les gosses ont rafistolé leur propre mythe des Limbes. Ils espèrent squatter le plus longtemps possible dans l’éternité de l’instant adolescent. Ils ont abstrait toute la tristesse de leur environnement sordide, la grisaille et la misère. Ils les ont remplacées non par les couleurs vives de contes rassurants, mais par des mythes d’un noir profond, qui laisserait miroiter un autre côté du monde. Certains, en l’explorant, sont tombés à tout jamais. Est-ce réel ou métaphorique ? Ont-ils sombré dans un lieu inconnu, dans une sorte d’inconscience, de mauvais trip, voire de coma ? Sont-ils partis d’ici ? On ne le saura jamais, mais on le devine. La Maison est une machine à confondre le sens littéral et le sens imagé, à remplacer tout ce qu’on sait par ce qu’on imagine.

Préface de Tristan Garcia à La maison dans laquelle de Mariam Petrosyan

Il souligne, à l’instar d’Hélène Frappat, à quel point ce type de livres, dans lequel on peut ranger Notre part de nuit, est un livre-maison dans lequel on se perd et qu’on ne veut plus quitter :

Il y a des livres-maisons. On ne les lit qu’à la condition de les habiter. (…) Vous qui entrez ici, n’abandonnez pas tout espoir, mais laissez la réalité à la porte.

Préface de Tristan Garcia à La maison dans laquelle de Mariam Petrosyan

Restons donc encore quelques instants avec Victoria, Gaspar, Pablo et Adela pour demeurer face à ces maisons dans lesquelles on souhaite se perdre. Prenons donc un peu de hauteur, car dans le roman de Mariana Enriquez tout est question de relief et de perspective :

Le lecteur n’arrive donc plus à s’éloigner de cette maison. Notre part de nuit est un livre-maison au sens où il nous immerge dans un espace littéraire qui ne cesse de nous accompagner. Demeurons dans Notre part de nuit pour devenir télépathe, à la manière d’un roman de Stephen King ou pour changer notre rapport au livre.

Ne pas simplement lire ce roman mais y rentrer comme on rentre dans une maison, à l’instar de La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski :

Cela s’applique non seulement à la maison mais au film lui-même. Dès le début du Navidson Record, nous sommes entraînés dans un labyrinthe, et errons d’une cellule en celluloïde à l’autre, nous efforçant d’apercevoir le plan suivant dans l’espoir de trouver une solution, un centre, un sens global, pour ne découvrir qu’une autre séquence, menant dans une direction complètement différente, un discours qui ne cesse de se déboîter et de nous faire miroiter l’éventualité d’une découverte tout en se dissolvant en chemin dans des ambiguïtés chaotiques trop brouillés pour qu’on puisse jamais les embrasser complètement.

La maison des feuilles, Mark Z. Danielewski

Il était d’ailleurs intéressant de se rendre compte à quel point la maison génère de la fiction :

En tout cas, beaucoup de choses qui m’étaient restées obscures jusque-là s’étaient éclaircies. Par exemple, j’avais compris que le goût des habitants de la Maison pour les histoires à dormir debout n’était pas né comme ça, qu’ils avaient transformé leurs douleurs en superstitions, et que ces superstitions s’étaient à leur tour muées, petit à petit, en traditions.

La maison des feuilles, Mark Z. Danielewski

Mark Z. Danielewski affirmait dans un entretien le lien essentiel entre auteur et lecteur :

Il faut rentrer dans le livre… et rentrer dans la maison… la maison est un grand écran noir où on peut voir ses propres peurs. Les lecteurs deviennent, en fait, des co-écrivains.

Mark Z. Danielewski

Notre part de nuit est ce roman-demeure qui confère aux mots une forte puissance spatiale. C’est finalement la langue elle-même qui devient maison, demeure, à l’instar du magnifique texte de Jacques Derrida sur la langue, Le monolinguisme de l’autre :

Je suis monolingue. Mon monolinguisme demeure, et je l’appelle ma demeure, et je le ressens comme tel, j’y reste et je l’habite. Il m’habite.

Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre

Terminons en musique avec deux morceaux :

Pour la référence à Emily Brontë :

Pour la référence à Mark Z. Danielewski :

Pour rester dans l’analogie littéraire, on remerciera Lopatin d’offrir un stupéfiant équivalent musical aux labyrinthes d’un Mark Z. Danielewski. Comme l’auteur de La Maison des feuilles, Oneohtrix est un artiste contemporain d’une folle ambition formelle, doublé d’un essentiel inventeur pop.

Rémi Boiteux, Les Inrocks

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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