Un grand livre contient beaucoup d’autres livres. Notre part de nuit de Mariana Enriquez est traversé par de nombreuses bibliothèques et se fait l’héritier de nombreuses forêts et maisons littéraires. Le plaisir du lecteur provient de cette richesse et de cette multiplicité référentielle présente dans tout roman, à l’instar des propos de Yannick Haenel :

Il y a toujours d’autres livres dans un livre. J’aime l’idée que dans un livre, il y ait un autre livre secret, impossible à écrire (…) J’avais envie d’écrire un livre sur cette folie référentielle. Tirer des fils

Yannick Haennel

Le roman de Mariana Enriquez convoque ainsi de nombreux romans, notamment tout le continent littéraire sud-américain avec Borges, José Lezama Lima, Juan Rulfo mais aussi Roberto Bolaño et Rodrigo Fresán, dont il sera question dans les prochains articles. On pense aussi à toute une littérature gothique et horrifique anglo-saxonne, allant des sœurs Brontë à Stephen King.

Mais Notre part de nuit renvoie aussi à tout un univers musical, et notamment à celui du rock des années 60 et 70 avec la quatrième partie intitulée Cercles de craie. Cette partie se passe en grande partie à Londres entre 1960 et 1976. On découvre la jeunesse des parents de Gaspar. On rencontre par exemple un très jeune David Bowie, dont il sera aussi question dans un prochain article. Les personnages écoutent le Velvet, Bob Dylan ou les Byrds :

Les goûts musicaux reflètent d’ailleurs l’état d’esprit des personnages, d’où l’album Beggars Banquet des Rolling Stones :

Il n’est pas anodin que cet album soit évoqué dans le roman puisque de nombreux titres sont emprunts de violence, d’obscurité et de meurtre comme Gimme Shelter, Let it bleed ou encore Midnight Rambler, lequel se termine sur ces paroles :

As-tu entendu parlé du promeneur de minuit ?
Il quittera ses empreintes de pas et descendras ton hall
Et as-tu entendus parler du promeneur de minuit ?
Et m’as-tu vu faire mon appel de minuit ?

Et si tu attrapes le promeneur de minuit
Je volerais ta maîtresse sous ton nez
Je le ferais facilement avec ta froide colère
Je collerais mon couteau sous ta gorge, bébé
Et ça blesse !

Midnight Rambler, The Rolling Stones

Ainsi les personnages dans Cercles de craie côtoient tout le Swinging London, dont Jimi Hendrix :

Il suffit souvent d’une phrase, au détour d’un paragraphe, pour éclairer de manière différente un roman, laquelle va réfléchir une nouvelle réalité :

Ces jumeaux Genesis et Crimson éclairent ainsi différemment de leurs présences la portée du roman, tant par la figure du double que par la référence musicale. Ces jumeaux ne portent-ils pas en eux la folie, la noirceur et toute la part nocturne tapies en chacun des personnages? Ils viennent des années 60 et 70, deux décennies qui sont elles-mêmes jumelles, puisqu’elles portent en elles l’innocence et la culpabilité, la pureté et la noirceur, la naïveté et le désordre. Ces jumeaux nous appellent à tendre l’oreille aux chansons de ces deux groupes de musique, Genesis et King Crimson, pour y voir tout un jeu de correspondances et d’échos.

Genesis et King Crimson sont deux groupes de rock progressif qui ont tous les deux sortis des albums durant les années durant lesquelles se déroulent la partie Cercles de craie, entre 1960 et 1976. On s’intéressera plus particulièrement à deux de leurs albums, ceux sortis en 1969 et ceux sortis en 1974. Chacun de ces albums contient une chanson qui répond de manière étonnante au roman de Mariana Enriquez et à ses personnages.

Commençons donc par l’année 1969 et penchons-nous d’abord sur l’album de King Crimson, In the court of the Crimson King, et plus particulièrement sur le titre inaugural de cet album, 21st Century Schizoid Man. Tant par la référence aux chirurgiens que par celle du poète et des enfants qui saignent, cette chanson constitue un magnifique écho au roman de Mariana Enriquez :

Cat’s foot iron claw
Patte de chat griffe de fer
Neuro-surgeons scream for more
Les neuro chirurgiens crient pour en avoir plus
At Paranoia’s poison door
A la porte empoisonnée de la paranoïa
Twenty first century schizoid man
L’homme schizophréne du 21 ème siécle

Blood rack barbed wire
Le fil barbelé de la torture est ensanglanté
Politicians’ funeral pyre
Le bûcher funéraire des politiciens
Innocents raped with napalm fire
Les innnocents sont violés avec le feu du napalm
Twenty first century schizoid man
L’homme schizophréne du 21 ème siécle

Death seed blind man’s greed
La graine de la mort, l’avidité de l’homme aveugle
Poets’ starving children bleed
Le poete se meurt, les enfants saignent
Nothing he’s got a really needs
Rien de ce qu’il a est un besoin nécessaire
Twenty first century schizoid man
L’homme schizophréne du 21 ème siécle

Avec ses nombreux personnages torturés et sombres, à l’image du père de Gaspar, Juan, cette chanson se fait l’écho de cette folie qui traverse tout le roman et que traduit la chanson de King Crimson.

La pochette de l’album de King Crimson ne pourrait-elle d’ailleurs pas illustrer la démence qui habite le personnage de Juan, le père de Gaspar :

Restons encore en 1969 avec l’autre jumeau, celui qui porte le nom de Genesis, en référence à ce groupe de rock progressif dont le premier album sorti en 1969 intitulé From Genesis to Revelation comporte le titre Fireside Song. On retrouve dans ce titre la figure du père ainsi que celle des ombres et de la nature, trois thèmes présents dans le roman de Mariana Enriquez :

Once upon a time there was confusion

Il était une fois la confusion

Disappointment, fear and disillusion

Déception, peur et désillusion

Now there’s hope reborn with every morning

Maintenant il y a l’espoir qui renaît avec chaque matin

See the future clearly at its dawning

Voir clairement l’avenir à l’aube de ses

Forever drifting slowly towards a hazy emptiness

Dérivant pour toujours lentement vers un vide brumeux

Whilst water slips into the sea

Tandis que l’eau glisse dans la mer

The father’s sad to see it’s free

Les pères triste de le voir libre

As shadows creep towards their master night

Alors que les ombres se dirigent vers leur nuit de maître

It came to pass that trees defied the wind who shook their leaves

Il arriva que les arbres défièrent le vent qui secoua leurs feuilles

And as the peace descended all around

Et tandis que la paix descendait tout autour

It came to pass that nature’s creatures came to face the world

Il est arrivé que des créatures naturelles soient venues faire face au monde

« As shadows creep towards their master night » ( « Alors que les ombres se dirigent vers leur nuit de maître ») fonctionne comme un titre, évoquant bien tout l’univers du roman de Mariana Enriquez.

Et la pochette toute noire de Genesis fait penser à la page des titres du roman :

Le rock progressif par la longueur de ses morceaux joue sur notre rapport au temps, à la manière de la construction des différentes parties de Notre part de nuit, puisque l’autrice se joue admirablement du temps et de ses béances.

Avançons désormais de quelques années pour arriver en 1974, date de la parution de deux grands albums de King Crimson et Genesis. Nous nous attarderons à nouveau sur deux titres, en commençant par le morceau One more red nightmare des King Crimson sorti sur l’album Red :

Pan American nightmare
Cauchemar Panaméricain
Ten thousand feet fun-fair
Fête foraine à dix mille pieds
Convinced that I don’t care
Certain de ne pas m’en faire
It’s safe as houses I swear
C’est comme dans une maison, c’est évident
I was just sitting musing
J’étais là assis à méditer
The virtues of cruising
Les vertus de la croisière
When altitude dropping
Lorsque qu’une baisse d’altitude
My ears started popping
Déboucha d’un coup mes oreilles
One more red nightmare
Encore un cauchemar rouge

On retrouve ici de manière étonnante la présence du cauchemar et surtout de la maison, figure structurant tout le roman de Mariana Enriquez. Le morceau lui-même, par l’emploi de riffs abrasifs, de gongs et de cymbales détonants et de solos jazzys délirants et oniriques, semble constituer la bande originale d’un personnage comme Gaspar. Un morceau particulièrement mental qui explore la partie sombre et éclatée de nos psychés. Ainsi nombreux sont les personnages de Notre part de nuit qui traversent ce cauchemar panaméricain à travers la dictature présente en Argentine et qui fonde l’arrière-plan historique du roman.

Le titre In the cage, que l’on retrouve dans l’album de Genesis, The Lamb lies down on Broadway paru en 1974, se fait aussi l’écho d’épisodes particulièrement sombres de Notre part de nuit, avec cette image de la cage, symbole de sadisme, d’enfermement et de punition:

I got sunshine in my stomach
J’ai du soleil dans l’estomac
Like I just rocked my baby to sleep.
Comme si je venais de bercer mon bébé jusqu’à ce qu’il s’endorme
I got sunshine in my stomach
J’ai du soleil dans l’estomac
But I can’t keep me from creeping sleep,
Mais je ne peux pas m’empêcher de sombrer dans le sommeil
Sleep, deep in the deep.
Dans le sommeil, profondément, dans les profondeurs.

Rockface moves to press my skin
Le visage de la roche se presse contre ma peau
White liquids turn sour within
Un liquide blanc s’écoule d’entre les deux et devient aigre (1)
Turn fast – turn sour
S’écoule rapidement – devient aigre
Turn sweat – turn sour.
Ma sueur coule – devient aigre
Must tell myself that I’m not here.
Il faut que je me persuade que je ne suis pas là
I’m drowning in a liquid fear.
Je me noie dans une peur liquide
Bottled in a strong compression,
Embouteillée à haute pression
My distortion shows obsession
Ma distorsion dévoile une obsession
In the cave.
Dans la grotte.
Get me out of this cave !
Sortez moi de cette grotte !

If I keep self-control,
Si je garde mon sang-froid
I’ll be safe in my soul.
Je resterai sain d’esprit
And the childhood belief
Et les croyances de mon enfance
Brings a moment’s relief,
M’apaisent pour un moment
But my cynic soon returns
Mais mon cynisme reprend le dessus
And the lifeboat burns.
Et le bateau de ma vie brûle
My spirit just never learns.
Mon esprit ne retient jamais la leçon.

Stalactites, stalagmites
Des Stalactites, des stalagmites
Shut me in, lock me tight.
M’enferment, m’emprisonnent
Lips are dry, throat is dry.
Mes lèvres sont sèches, ma gorge est sèche
Feel like burning, stomach churning,
Je ressens une brûlure, mon estomac est noué
I’m dressed up in white costume
Je suis vêtu d’un costume blanc
Padding out left-over room.
Je sors de la pièce d’en haut à gauche,
Body stretching, feel the wretching
Mon corps s’étend, je ressens la torsion
In the cage
Dans la cage
Get me out of the cage !
Sortez moi de cette cage !

In the glare of a light,
Dans le halo de lumière
I see a strange kind of sight ;
J’ai une sorte d’étrange vision
Of cages joined to form a star
De cages jointes pour former une étoile
Each person can’t go very far ;
Chaque personne ne peut pas aller bien loin
All tied to their things
Elles sont toutes liées à leurs machins
They are netted by their strings,
Elles sont retenues par leurs ficelles
Free to flutter in memories of their wasted wings.
Qui ne les laissent libres que de flotter dans les souvenirs de leurs ailes gaspillées

Ce titre de Genesis traduit bien toute la souffrance physique et mentale, souffrances présentes dans le roman de Mariana Enriquez. De nombreux personnages tentent de briser la cage dans laquelle les adultes tentent de les enfermer, autant au sens propre qu’au sens figuré.

Ces jumeaux nommés Genesis et Crimson et que l’on rencontre au détour d’une phrase nous ont permis d’explorer de nouvelles facette de ce livre hors-norme qui ne demande qu’à muter et à entrer en correspondance avec d’autres œuvres musicales.

Terminons en musique avec le groupe Arcade Fire dont le titre My body is a cage extrait de l’album Neon Bible pourrait constituer une bande originale contemporaine de Notre part de nuit :

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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